Réponse de l'April à la consultation sur l'enseignement de spécialité « Informatique et sciences du numérique »

L'April a répondu à la consultation du ministère de l'Éducation nationale concernant les projets de programme « Informatique et sciences du numérique » pour les Terminales série S. Ci-après la réponse de l'April.

1  Introduction

C’est avec le plus grand intérêt que l’April a pris connaissance du projet de programme « Informatique et sciences du numérique » à destination des Terminales S. L’April se félicite de l’introduction d’un tel enseignement dans le second degré1 mais considère indispensable que celui-ci ne demeure ni facultatif ni limité à une unique filière. Comme indiqué dans le passé2, l’April souhaite « que cette avancée [soit] la première manifestation d’un mouvement de fond conduisant à l’introduction d’un véritable enseignement de l’informatique pour toutes les filières du lycée mais aussi dès le collège ». Rappelons que, dans plusieurs pays, l’informatique en tant que discipline a été intégrée dans l’enseignement général, parfois en matière obligatoire3. Le Brevet informatique et internet (B2i), dont l’échec est avéré4, ne saurait être en l’état un quelconque palliatif à cette lacune dans l’offre de formation de notre pays.

Toutefois, l’April regrette que des notions importantes telles que les logiciels et ressources libres, ainsi que l’interopérabilité, soient occultées. L’April regrette également l’introduction de considérations liées aux récentes lois et aux débats en cours au sujet de l’Internet susceptibles de rompre avec la neutralité pédagogique. Ainsi, le programme semble recopier sans esprit critique des enjeux hautement discutables, parfois même de faux enjeux, dans la lignée d’une volonté politique envisageant systématiquement l’impact du numérique comme un danger à contrôler, une « problématique ».

2  Préserver la neutralité scolaire au niveau des enjeux sociétaux

Il est en effet surprenant de voir ce projet de programme décliner la notion de « non-rivalité d’un bien numérique » en se référant à la « propriété des œuvres numériques ». Il est confus, voire contradictoire, de mêler propriété et non-rivalité. Ceci fait ainsi appel à l’expression « propriété intellectuelle », utilisée ailleurs dans le document avec un sens très vague. Or, en pratique, cette expression recouvre de nombreuses notions juridiques comme le droit d’auteur, le droit des marques, des modèles, des brevets, etc. qui ne sont pas définies dans les mêmes contextes. En mélangeant ces différentes notions, on tend à faire croire qu’il s’agit de droits similaires alors qu’il n’en est rien. Par exemple, si les logiciels libres se basent sur le droit d’auteur, cela n’empêche pas les brevets logiciels de leur être nuisibles. Aussi, l’usage de ce terme enseigne aux élèves à raisonner sur ces questions de droit d’auteur, brevets... en procédant par analogie avec les droits de propriété des objets physiques. Mais ceci est une erreur de méthode : on ne peut pas appliquer les mêmes schémas de pensée à des biens physiques et à des ressources immatérielles.

Recommandation : remplacer dans l’ensemble du programme les expressions « propriété » et « propriété intellectuelle » par la notion de « droit d’auteur » afin de clarifier et préciser le concept enseigné.

De la même façon, le programme propose d’enseigner la revendication d’un « droit à l’oubli », sans le définir. Or, il s’agit d’une notion à géométrie variable, problématique au regard de la neutralité pédagogique. Pourtant, une législation concernant la protection des données personnelles est déjà définie, pour laquelle la CNIL est chargée de veiller à son application. Il conviendrait donc de faire reposer le programme sur ces éléments factuels et clairement définis plutôt que sur le terme indéfini de « droit à l’oubli ». Il convient également d’éduquer les élèves quant à la façon dont ils diffusent leurs données personnelles dans la sphère publique.

Recommandation : dans les savoirs relatifs à la représentation de l’information, remplacer « revendication du “droit à l’oubli” » par « sensibilisation à la question des données personnelles ». Introduire en observation de mentionner le rôle de la CNIL.

Ensuite, la proposition de « comprendre les conséquences du téléchargement légal et illégal de créations intellectuelles et artistiques » nous inquiète.

En effet, lors des débats sur la loi Hadopi l’article L312-9 du code de l’Éducation a été modifié pour que, dans le cadre du B2i, les collégiens reçoivent une information notamment sur « les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne, sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin pour la création artistique ». Le rapporteur du projet de loi et la ministre de la Culture avaient alors donné un avis défavorable à un amendement de pur bon sens qui souhaitait équilibrer l’article en présentant également la diffusion légale des contenus et œuvres sous licences ouvertes ou libres. L’April est intervenu plusieurs fois dans le passé pour défendre la neutralité scolaire. Dire le droit et informer les jeunes générations des sanctions pénales encourues par le téléchargement illicite, ne doit pas se transformer en propagande sous l’égide du ministère de l’Éducation nationale.

Ce même article L321-9 se termine par « Cette information porte également sur l’existence d’une offre légale d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin sur les services de communication au public en ligne. » Toute information de cette nature se doit d’être neutre et pluraliste. Elle ne doit pas présenter exclusivement les plates-formes estampillées Hadopi mais doit également présenter la diffusion légale des contenus et œuvres sous licences libres.

Recommandation : dans les savoirs relatifs à la représentation de l’information, remplacer « comprendre les conséquences du téléchargement légal et illégal de créations intellectuelles et artistiques » par « comprendre les règles, enjeux et opportunités liés au développement des réseaux et de la dématérialisation des ressources et des activités ».

3  Enseigner la communication et son support technologique

Le programme devrait aborder la notion de neutralité technologique. En effet, il arrive fréquemment que des technologies, des logiciels, ou des modes de communications — par exemple le téléchargement ou les protocoles de pairs à pairs — soient diabolisés en tant que tels, ce qui est sans fondement. En effet, la technologie est et doit rester juridiquement neutre, seuls certains usages qui en sont faits peuvent être illicites. Par ailleurs, de nombreux adolescents pratiquent ces technologies tous les jours sans en comprendre les principes sous-jacents. Pourtant, la notion d’échange d’informations via un protocole de communication sur un canal de transmission constitue une notion informatique de base. En l’état, la notion de trame est abordée en tant qu’observation dans le savoir « adressage sur un réseau » relatif à l’architecture des systèmes et la notion de protocole introduite au niveau de la « transmission série », mais ceci semble insuffisant à l’égard de l’importance des technologies de communication dans nos sociétés modernes. Ainsi, dans la section « réseaux » de la partie « architectures matérielles », les notions de communication, d’échange d’information et de protocole devraient être plus clairement mises en perspectives, au même titre que le modèle client/serveur sur lequel s’appuie l’architecture du réseau Internet.

Recommandation : dans la partie « architectures matérielles », introduire la notion de protocole d’échange d’information en tant que savoir ; introduire la notion d’architecture client/serveur en tant que savoir. Faire observer que les informations échangées sont dissociables de leur support technologique, et que si certains usages peuvent être illicites, la technologie est juridiquement neutre.

4  Le logiciel libre, un bien commun à protéger et à développer

Le logiciel libre est un mouvement fondé sur le partage des connaissances. Des millions d’usagers (particuliers, ONG, entreprises, administrations, etc.) utilisent des logiciels libres. On trouve du logiciel libre dans des équipements réseau, des guichets automatiques, des téléphones mobiles, des tablettes tactiles, etc. Selon une étude menée en France en 2010, 90% des entreprises innovantes citent au moins une technologie libre ayant joué un rôle important dans leur développement. Par ailleurs, 63% des entreprises innovantes déclarent utiliser majoritairement des solutions libres. Le logiciel libre représente donc un enjeu majeur pour le secteur informatique, en particulier pour la France5.

Pourtant, la question du logiciel libre est actuellement occultée au sein de cet enseignement de spécialité. Si l’objet de cet enseignement est de former les citoyens et acteurs de la vie économique de demain, il est important qu’il enseigne des usages qui n’entravent pas mais qui favorisent le développement du logiciel libre. Ce développement reposant sur la compréhension de notions fondamentales, celles-ci ne doivent pas être oubliées dans un tel enseignement de spécialité. Il s’agit notamment de la question des licences des logiciels, de la question de l’interopérabilité des systèmes et de la question du génie logiciel6.

5  Les logiciels libres s’appuient sur des licences libres

Concernant les licences de logiciel, le programme propose de « distinguer différentes licences logicielles » sans toutefois préciser la distinction réalisée ni dans quel but. Celui-ci devrait clairement aborder la question des licences des logiciels libres et propriétaires, et expliquer leurs différences. Le programme pourrait également aborder la notion de licence copyleft. Le principe du copyleft est de donner à tous la possibilité d’utiliser une œuvre libre tout en garantissant que les libertés offertes par sa licence seront préservées. L’objectif des licences copyleft est d’enrichir un pot commun d’œuvres disponibles pour tous, auquel chacun peut ajouter sans jamais pouvoir soustraire. Le travail peut ainsi bénéficier des contributions de chacun, l’inscrivant dans un cycle d’améliorations successives.

La question des licences libres et du copyleft possède par ailleurs un intérêt croissant sur Internet, ce dans des domaines qui dépasse le seul logiciel : culture, ressources éducatives, données publiques, encyclopédies, cartographie, etc. Les licences libres offrent ainsi un cadre social et juridique légal aux pratiques culturelles actuelles des internautes (diffusion, partage), dont l’enseignement revêt un intérêt sociétal avéré. Il est donc important de sensibiliser les élèves à l’existence et aux conditions d’usage des licences libres.

Recommandation : dans les savoirs relatifs à la représentation de l’information, remplacer « distinguer différentes licences logicielles » par « distinguer les licences de logiciels libres de celles de logiciels propriétaires ». Ajouter également l’observation « on pointera l’existence de licences libres de type copyleft ».

6  L’interopérabilité : clé de voute des infrastructures informatiques de demain

Un autre enjeu fondamental en matière d’informatique est la question de l’interopérabilité des logiciels et systèmes. Un logiciel est dit interopérable lorsqu'il a la capacité de fonctionner avec n'importe quel logiciel existant ou futur. Pour cela, ses interfaces doivent être intégralement connues, de la même manière que pour parler une langue il en faut connaître le vocabulaire et la grammaire. Il convient de distinguer interopérabilité et compatibilité. Pour être simple, on peut dire qu'il y a compatibilité quand deux produits ou systèmes peuvent fonctionner ensemble et interopérabilité quand on sait pourquoi et comment ils peuvent fonctionner ensemble. Autrement dit, on ne peut parler d'interopérabilité d'un produit ou d'un système que si on en connaît intégralement toutes les interfaces. Cette interopérabilité repose pour grande part sur les formats ouverts, qui sont d’ailleurs définis dans l’article 4 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN), c’est-à-dire : « tout protocole de communication, d’interconnexion ou d’échange et tout format de données interopérable et dont les spécifications techniques sont publiques et sans restriction d’accès ni de mise en œuvre ». Ceux-ci offrent également un gage de pérennité, contrairement au format fermé qui reste le secret d’un éditeur particulier. La problématique de la représentation des données devrait donc être abordée en tenant compte de la notion de format de fichier et en insistant sur la notion de format ouvert et d’interopérabilité.

Recommandation : le savoir « format de fichier » devrait être enseigné dans la partie relative à la représentation de l’information, en se déclinant en les capacités « comprendre les différences entre un format ouvert et un format fermé » et « prendre conscience de la nécessité de l’intéropérabilité ».

7  Pour le respect de l’informatique en tant qu’objet technologique

Alors que le programme parle d’algorithmes « exprimés dans un langage de programmation et exécutés sur une machine », il ne parle pas de l’environnement dans lequel le programme est exécuté. Or, les enjeux de l’informatique moderne ne sont pas uniquement ceux de l’algorithmique, comme pourrait le laisser penser une vision de l’informatique sous le seul point de vue mathématique. Par exemple, l’exécution directe d’un code sur une machine est aujourd’hui peu répandue en pratique, différentes interfaces ou couches logicielles étant présentes entre le matériel sur lequel s’exécute une application et l’application en question.

Il semble important, pour comprendre la réalité de la construction d’un logiciel, que les élèves aient conscience des enjeux du génie logiciel, et en particulier de l’intérêt qu’il y a à favoriser l’interopérabilité et à mutualiser l’effort de conception par l’utilisation d’interfaces. Différents exemples peuvent être mis à profit pour illustrer ce point. Par exemple, il peut s’agir d’enseigner le rôle d’un système d’exploitation comme système de gestion des ressources matérielles et comme interface de compatibilité avec le matériel. Différents systèmes d’exploitation existent, sont utilisés tous les jours par le public, et il semble important que les élèves connaissent leur rôle. Un autre exemple serait d’enseigner l’intérêt d’employer des bibliothèques logicielles, prises comme un « composant sur étagère » réutilisable afin de constituer différentes applications. De telles bibliothèques seront de facto utilisées au cours de cet enseignement, et il donc semble important de ne pas masquer leur importance.

Recommandation : sensibiliser les élèves aux aspects du génie logiciel, notamment la mutualisation du code logiciel et l’intérêt de cette pratique pour améliorer l’interopérabilité des systèmes. La notion de système d’exploitation devrait être enseignée dans les savoirs relatifs à l’architecture des ordinateurs. La notion de bibliothèque devrait être enseignée dans les savoirs relatifs aux langages et à la programmation.

8  Conclusion

L’April se réjouit d’enfin constater un enseignement de spécialité informatique dans un cursus général, mais celui-ci ne peut être qu’un premier pas vers un enseignement généralisé de l’informatique, pour toutes les filières et présent dès le collège. Le peu de place fait dans la proposition concernant certains enjeux majeurs de l’informatique de demain (licences libres, interopérabilité, génie logiciel) est toutefois regrettable. L’April recommande donc qu’il soit fait explicitement mention de ces différents éléments. Enfin, l’April s’inquiète que le programme puisse être instrumentalisé en matière d’enjeux sociétaux, et appelle une nouvelle fois à veiller à la défense de la neutralité scolaire concernant les évolutions législatives récentes en matière de droit d’auteur et de liberté d’expression sur Internet.

À propos de l’April

Pionnière du logiciel libre en France, l’April est depuis 1996 un acteur majeur de la démocratisation et de la diffusion du Logiciel Libre et des standards ouverts auprès du grand public, des professionnels et des institutions dans l’espace francophone. Elle veille aussi, dans l’ère numérique, à sensibiliser l’opinion sur les dangers d’une appropriation exclusive de l’information et du savoir par des intérêts privés.

L’association est constituée de plus de 5 500 membres utilisateurs et producteurs de logiciels libres.

Pour plus d’informations, vous pouvez vous rendre sur le site Web à l’adresse suivante : http://www.april.org, nous contacter par téléphone au +33 1 78 76 92 80 ou par notre formulaire de contact.

  • 1. L’April est, en matière éducative, attachée à la formation d’utilisateurs autonomes, éclairés et responsables et milite depuis longtemps pour que l’informatique soit une composante à part entière de la culture générale scolaire de tous les élèves, sous la forme notamment d’un enseignement d’une discipline scientifique et technique au plus tard dès le collège.
  • 2. http://www.april.org/node/13282
  • 3. Citons par exemple le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Corée, le länder de Bavière, la Hongrie, la Bulgarie, etc. Voir aussi http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0912b.htm.
  • 4. C’est ce que montre notamment le travail de l’association Enseignement public & informatique (EPI) : les usages reposant sur des savoir-faire limités, tels que les items validés par le B2i, ne ne sont pas suffisants pour permettre la conceptualisation des mécanismes sous-jacents de l’informatique. Voir notamment « Le mythe de l’inutilité d’une discipline informatique dans l’enseignement général », par Jean-Pierre Archambault, http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1103d.htm.
  • 5. Le logiciel libre est notamment présenté comme un atout pour la France dans le rapport « Technologies clés 2015 ; 85 technologies clés dans sept secteurs économiques », http://www.industrie.gouv.fr/tc2015/.
  • 6. Entendu comme les bonnes pratiques à mettre en œuvre pour développer des logiciels.