Arrêt du Conseil d'État sur le «décret DADVSI» - analyse de l'April

Contexte

Le 21 février 2007 l'April avait déposé au Conseil d'État une requête en annulation contre le décret du 23 décembre 2006 «relatif à la répression pénale de certaines atteintes portées au droit d'auteur et aux droits voisins» (NOR: MCCA0600979D). Lire le communiqué de presse annonçant le recours.

Le Conseil d'État a rendu le 16 juillet 2008 sa décision sur la requête en annulation. La décision est publiée sur le site Juriscom.

L'April en fait l'analyse ci-dessous.

Analyse de l'April

Le décret n° 2006-1763 du 23 décembre 2006 prévoit des sanctions pour le contournement des mesures techniques de protection, protégées selon les termes de la loi n° 2006-961 du 1er août 2006, relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (dite DADVSI). L'April a déposé le 21 février 2007 une requête en annulation contre ce décret, qui selon elle rend passible d'une contravention de 4ème classe le fait de lire avec des logiciels libres des contenus protégés par DRM.

L'April soutient dans son recours que ce décret contredit le droit communautaire, méconnaît la loi DADVSI, contrevient à plusieurs principes généraux du droit, et menace la sécurité juridique du Logiciel Libre, déjà mise à mal par les dispositions légales complexes et parfois contradictoires relatives à l'interopérabilité. Elle pose la question de la proportionnalité de la sanction, estimant que le décret contredit l'exception de décompilation prévue par la loi. Elle s'intéresse également à la discrimination envers les auteurs et utilisateurs de logiciels libres, à la fois au travers de l'accès à la commande publique, mais aussi de la légalité des délits et des peines (un acte de lecture serait légal s'il est accompli avec un logiciel propriétaire, illégal avec un logiciel libre).

Lors de l'audience du 26 mai 2008, la commissaire du gouvernement a elle-même relevé que le décret attaqué ne rappelait pas l'exception de décompilation, ce qui pouvait effectivement le rendre contradictoire avec la loi, et par là même fonder les moyens de l'April en faveur de l'annulation de ce décret.

Le Conseil d'État a examiné les différents moyens exposés par l'April dans cette requête. Ces moyens sont basés sur l'absence de rappel à l'exception de décompilation dans le décret, d'où il découlerait, dans les faits, une différence de traitement par la loi et le réglement entre les logiciels libres et les logiciels propriétaires de lecture de contenus protégés par MTP.

Or, au regard du Conseil d'État, le décret attaqué ne contredit pas l'exception de décompilation. Et un logiciel libre permettant de lire un contenu protégé par MTP, que l'interopérabilité soit obtenue grâce aux informations fournies par l'éditeur de la MTP ou bien par décompilation (dans le cadre de l'article L.122-6-1 du code de la propriété intellectuelle [1]), ne saurait être considéré comme un moyen 'spécialement conçu ou adapté' pour contourner une mesure technique.

Face à ce décret incomplet, qui omet un rappel pourtant essentiel à la loi, l'annulation eût été une décision logique. Toutefois, en faisant cette interprétation de la loi et du réglement, le Conseil d'État fait naturellement tomber l'ensemble des moyens exposés par l'April. Le rejet de la requête en annulation est donc parfaitement cohérent.

Avec cette décision, le Conseil d'État affirme d'autorité que l'utilisation d'un logiciel libre, interopérant avec une mesure technique à l'aide d'informations obtenues par décompilation des éléments logiciels de cette dernière, n'a rien d'illicite au regard de la loi DADVSI et de ce décret. Cette interprétation par le Conseil d'État permet également de sécuriser l'activité des auteurs, éditeurs et distributeurs de logiciels libres de lecture de contenus protégés par MTP. En effet, le Conseil d'État estime qu'un tel logiciel n'est pas un dispositif 'spécialement conçu ou adapté' pour contourner des MTP, si l'interopérabilité est obtenue dans les conditions de l'exception de décompilation (art. L. 122-6-1 du CPI). D'où il découle que l'auteur, l'éditeur ou le distributeur d'un tel logiciel ne peut se voir poursuivre pour fourniture d'un moyen de contournement de MTP.

Concrètement, cela signifie que DeCSS peut être distribué en France avec le lecteur multimedia libre VLC ; que l'éditeur Mandriva peut de nouveau, en toute sécurité juridique, inclure un lecteur multimedia libre dans sa distribution ; et que les députés et leurs assistants pourront enfin lire des DVD du commerce grâce à VLC.

Toutefois, si l'insécurité juridique des auteurs, éditeurs, distributeurs et utilisateurs de logiciels libres est levée, la loi DADVSI n'en reste pas moins mauvaise. Elle permet toujours de poser une protection par le secret sur des dispositifs logiciels, et autorise l'Autorité de Régulation des Mesures Techniques (ARMT) à interdire la publication du code source d'un logiciel ; ces principes, en soi, sont inacceptables. De plus, la protection juridique des MTP est un moyen supplémentaire aux mains des grands éditeurs de logiciels et de contenus pour maîtriser la chaîne de distribution et la concurrence qui pourrait s'y exercer. Enfin, rappelons que cette loi est à l'origine d'une première mondiale, jamais osée ailleurs qu'en France et jamais imitée depuis : la pénalisation des outils de peer-to-peer au travers des amendements dits Vivendi Universal [2].

Pour toutes ces raisons, l'April maintient fermement son opposition à la loi DADVSI, qu'elle considère comme gravement nuisible au marché du logiciel en général, et au Logiciel Libre en particulier, sans rien apporter de positif aux artistes. Elle demande toujours la réalisation du rapport d'application de la loi, qui aurait dû être publié en février 2008, et enjoint le gouvernement à la réviser, plutôt que d'insister dans une voie répressive sans issue.

Références

  1. L'« exception de décompilation » prévue à l'article L. 122-6-1 du code de la propriété intellectuelle prévoit qu'on est autorisé à procéder à des travaux de décompilation et d'ingénierie inverse, sous réserve que soient réunies les conditions suivantes :
    #
    
    1° Ces actes sont accomplis par la personne ayant le droit d'utiliser un
    exemplaire du logiciel ou pour son compte par une personne habilitée à
    cette fin ;
    2° Les informations nécessaires à l'interopérabilité n'ont pas déjà été
    rendues facilement et rapidement accessibles aux personnes mentionnées
    au 1° ci-dessus ;
    3° Et ces actes sont limités aux parties du logiciel d'origine
    nécessaires à cette interopérabilité.
    
    Les informations ainsi obtenues ne peuvent être :
    1° Ni utilisées à des fins autres que la réalisation de
    l'interopérabilité du logiciel créé de façon indépendante ;
    2° Ni communiquées à des tiers sauf si cela est nécessaire à
    l'interopérabilité du logiciel créé de façon indépendante ;
    3° Ni utilisées pour la mise au point, la production ou la
    commercialisation d'un logiciel dont l'expression est substantiellement
    similaire ou pour tout autre acte portant atteinte au droit d'auteur. »
    
  2. Voir à ce sujet :

Revue de presse