Causerie sur l'économie et le Logiciel Libre le 27 août 2010

Compte-rendu de la causerie sur l'économie et le Logiciel Libre le 27 août 2010

Présentation

Les « Causeries April » sont des interviews ou des discussions d'une durée d'une ou deux heures, sur un sujet donné.

La causerie du vendredi 27 août 2010 à partir de 21 h avait pour thème « L'économie et le Logiciel Libre » avec Tangui Morlier, consultant indépendant, spécialiste des questions économiques du logiciel libre, et actuel président de l'April.

Comment ça se passe en direct ?

Techniquement ça se passe sur le canal IRC #aprilchat sur le réseau GeekNode (port 6667 par défaut) et via Jabber XMPP sur le salon causerie@chat.jabberfr.org. Seul le modérateur et l'interviewé peuvent écrire sur le canal. Les questions doivent donc être posées au modérateur, qui les envoient sur le canal où l'interviewé y répond. Le modérateur est précisé à chaque causerie.

Le modérateur est là pour choisir la trentaine de questions susceptibles d'être traitées en une ou deux heures, de poser les plus demandées et de veiller à avoir des questions de tout niveau (du néophyte à l'expert).

Le compte-rendu de la causerie est publié après relecture par la suite. Vous trouverez le compte-rendu ci-dessous.

Compte-rendu

Modérateur : Bonsoir à toutes et à tous, nous avons le plaisir d'accueillir ce soir pour notre dix-septième causerie April Tangui Morlier, consultant indépendant, spécialiste des questions économiques du logiciel libre, et actuel président de l'April, afin de répondre à toutes vos questions sur le thème « L'économie et le logiciel libre ». Pour mémoire, les questions sont à envoyer en message privé aux modérateurs Yoann Nabat et Benoît Sibaud.

Modérateur : La causerie se fait simultanément via Jabber/XMPP et IRC, via le bot hellgate.

Tangui : Bonsoir à tous !

Modérateur : En introduction, quels sont de façon globale les différents modèles économiques du logiciel libre ?

Tangui : De manière très globale, les modèles économiques du Logiciel Libre sont ceux que devraient avoir l'informatique en général : l'informatique rend des services à ces utilisateurs. Il est donc normal que les entreprises prestataires se fasse payer via des prestations de service. C'est en tout cas le choix fait par les entreprises du libre : notre étude intitulée indicateurs économique du libre montre que 98% des membres de l'April ont un modèle économique basé sur le service.

Pour rentrer un peu plus dans les détails, le libre utilise des modèles économiques basés sur la vente de services variés, la vente de prestation de développement, l'intégration (mise en communication de logiciels libres) ou gestion de projet ou conseil sur les choix architecturaux à faire, mais également la fourniture d'un service hébergé appelé Software as Service (ou autre cloud computing). On s'aperçoit que ces modèles économiques deviennent majoritaires dans l'économie de l'informatique. Pour connaître plus en détail ces différents choix, sachez que l'April a également produit un livre blanc sur les modèles économiques en 2007.

Modérateur : Est-ce uniquement des bénévoles, comme on le croit souvent, qui développent et animent les logiciels libres ? Y a-t-il des employés rémunérés ?

Tangui : La majorité des développeurs de logiciel libre sont rémunérés tout comme les animateurs. En fait les bénévoles du Libre sont essentiellement les utilisateurs. Maintenant cela ne veut pas dire que les développeurs des projets libres peuvent consacrer tout leur temps professionnel sur leur projet libre mais c'est sans conteste grâce à ces projets qu'ils gagnent bien leur vie. Concernant l'idée reçue du bénévolat, avoir des salariés dans des projets libres est un vrai avantage pour une entreprise. Des grands groupes comme Thalès ou Google l'ont bien compris mais on voit également des SSII classiques qui commencent à monter des équipes dédiées à la contribution dans des projets libres. C'est le cas notamment d'Atos Origin. Embaucher des acteurs clés de la communauté du libre leur permet de participer à la gouvernance des projets, de connaître leurs évolutions en amont, s'assurer d'une expertise dans le projet ou espérer faire avancer le projet dans un sens qui leur convienne.

Modérateur : Mais dans ce cas là, avec quel argent les salariés sont-ils rétribués ?

Tangui : Les projets auxquels participent ces salariés intéressent directement leurs employeurs. Payer une ou plusieurs personnes dédiés au projet leur permet de gagner indirectement de l'argent. Non seulement ils peuvent se faire valoir d'une expertise particulière dans la technologie en question, mais ils répondent plus rapidement aux besoins pointus de leurs clients ayant internalisé les experts. D'un point de vue commercial comme du point de vue de la satisfaction finale du client, nombreuses sont les entreprises qui s'y retrouvent. Aujourd'hui la valeur d'une entreprise en informatique réside dans la qualité de son équipe technique. Le Libre est une très bonne manière de repérer la qualité technique des futurs employés et pour les faire rester dans les équipes leur donner du temps pour contribuer est un moyen utilisé par certaines entreprises. Le Libre donc participe également à faire apparaître une nouvelle méthode managériale.

Modérateur : En passant, peut-on avoir quelques chiffres : nombre de projets, de développeurs, de forges, de cibles (matériels : PDA, équipements embarqués, etc. ; utilisateurs : élèves, professeurs, familles, professionnels...)

Tangui : Pour ce qui est des chiffres relatifs à l'économie, en France le marché du logiciel libre est estimé entre 1,5 et 2 milliards d'euros pour 2010, de revenu direct. La croissance dans ce marché est évaluée à 30% pour 2010. Pour suivre ces évolution économiques, nous maintenons une page dédiée sur notre site intitulée chiffres clés sur le logiciel libre.

Pour ce qui est des développeurs, le Maastricht Economic Research Institute on Innovation and Technology (MERIT) publie régulièrement des études sur le sujet, notamment sur leurs origines. Une présentation est disponible sur flossproject.org. Ils ont notamment démontré que l'Europe était le continent qui hébergeait le plus de développeurs de la communauté. Pour les éléments plus techniques, les principales forges proposent ces types de statistiques que cela soit sur gna.org ou sourceforge.net en passant par freshmeat.net.

Modérateur : Est-ce que le rachat des gros acteurs du logiciel libre par des entreprises propriétaires est inquiétant ? Est-ce une fatalité ?

Tangui : Ces rachats peuvent inquiéter car ils centralisent les projets. La gouvernance au lieu d'être partagée par un maximum d'acteurs peut être ponctuellement impactée, mais la qualité d'un projet libre est que les développeurs ont une voix prépondérante. Si les gros acteurs ne respectent pas ces règles, ils prennent le risque de voir les développeurs principaux quitter l'entreprise, voire créer un projet concurrent. Par contre, par leurs licences, les logiciels libres assurent une pérennité des logiciels. Contrairement à des logiciels propriétaires où lors d'un rachat, le logiciel peut totalement disparaître, dans le libre, le logiciel peut être repris par d'autres acteurs. C'est donc pour le client beaucoup plus rassurant.

À propos de ces rachats, je ne pense pas qu'il y ait de fatalité. Il se trouve juste que le libre étant de plus en plus utilisé et devenant indispensable dans beaucoup de domaines de l'informatique. De plus en plus d'acteurs s'y intéressent. Comme ils ne connaissent pas forcément les modes de gouvernance basés sur la méritocratie, ils peuvent commettre quelques impairs. Je pense que le libre porte dans ses gènes la pluralité et la décentralisation. Je ne vois donc pas de fatalité dans ces rachats mais plutôt un effet de mode.

Modérateur : D'accord. Les licences multiples (Creative Commons, GNU, ...) et la non-clarté du terme « Logiciel libre » (free = libre = gratuit ?) pour le grand public sont-elles un frein au développement ?

Tangui : A priori la multiplicité des licences peut paraître troublante pour quelqu'un qui ne connaît pas le libre. Mais il faut savoir que le libre a fait un vrai effort de mutualisation en proposant ces licences. Dans le logiciel propriétaire, un logiciel = une licence. Une entreprise qui veut réduire les risques juridiques doit donc étudier chacune de ces licences. Dans le libre, si on connaît 7 licences, on a accès à 90% des logiciels libres. Et il faut savoir que ces 7 licences sont toutes relativement proches : soit elles sont issues des licences BSD (où le devoir contributif est faible), soit des GPL (où lorsqu'il y a diffusion des modifications, la publication de ces modifications est demandée). Il se trouve que ces connaissances sur les licences se diffusent de plus en plus. Le frein au développement est plutôt la confusion entre libre et gratuit.

Le libre se développe car il permet aux entreprises d'innover et de proposer des services qui correspondent mieux aux attentes des utilisateurs. Nous l'avons démontré en début d'année grâce à notre étude sur l'innovation. 90% des entreprises françaises qui disent innover en informatique utilisent au moins une brique libre. Ce n'est pas pour la gratuité qu'elles font ce choix mais parce que le logiciel libre leur offre les quatre libertés. Faire comprendre les enjeux liés aux licences libres est donc à mon avis un bon moyen de participer au développement du libre.

Modérateur : Le logiciel libre devrait-il se « vendre » comme les logiciels propriétaires, à travers des campagnes de publicité ?

Tangui : Une des forces du Logiciel Libre est sa capacité à mutualiser : mutualiser les développements, la connaissance mais également l'effort de diffusion et l'effort « marketing ». Un projet qui a une communauté importante dispose souvent inconsciemment d'une équipe de « marketing » importante. C'est la force des distributions comme Ubuntu : sans avoir à dépenser beaucoup d'argent dans des campagnes publicitaires, ils arrivent à faire connaître avec des moyens humains leur projet. Mais faire des campagnes publicitaires au sens classique a déjà été réalisé. Je pense notamment à la page de publicité pour Firefox qu'a pu se payer la fondation Mozilla grâce à la participation financière de membres de sa communauté. Maintenant, une campagne publicitaire est non seulement coûteuse mais les effets ne sont pas toujours aux rendez-vous. Les projets libres ont donc peut-être d'autres priorités financières que de prendre le risque de dépenser de l'argent dans de telles campagnes.

Modérateur : Le logiciel propriétaire génère des revenus conséquents en jouant sur une raréfaction artificielle et un revenu à forte marge par copie. Le logiciel ne peut-il vraiment rivaliser en matière de marges ? Comment intéresser des investisseurs, trop souvent uniquement intéressés par l'argent ?

Tangui : Le logiciel propriétaire a besoin d'investisseurs pour financer les importants développements de ses logiciels mais surtout pour financer l'effort marketing et commercial colossal. Ces efforts représentent un risque économique important. Ils attendent donc un retour sur investissement à la hauteur de ce risque. La seule manière pour que ce système fonctionne est donc d'avoir des revenus à forte marge pour pouvoir les rémunérer. C'est in fine le client final qui paye se risque. C'est le modèle de la cathédrale.

Eric Raymond a baptisé le modèle du libre comme un modèle bazar. Un projet libre n'a pas besoin d'investisseur pour débuter mais juste de la volonté de développeurs ou d'utilisateurs. Par contre, les investisseurs peuvent aider les entreprises du libre dans une phase de passage à l'échelle. Leur modèle étant basé sur le service, il n'est pas très compliqué économiquement d'avoir une petite activité. Par contre si l'entrepreneur veut faire grossir son entreprise, il pourra avoir besoin de l'argent des investisseurs pour augmenter ses efforts commerciaux, de communication ou marketing, et toucher ainsi plus de clients.

L'activité étant déjà lancée et le modèle économique déjà viable, le risque pris par ces investisseurs est moins important. Les marges nécessaires pour rémunérer leur apport sont donc plus faibles. Contrairement aux entreprises du logiciel propriétaire, les entreprises du libre sont rentables dès les premières années de leur activité. C'est ce que nous constatons parmi nos membres entreprises. Investir dans une entreprise à l'activité économique saine intéresse donc ces investisseurs. C'est ce que nous avions constaté lors de notre participation au club innov-it en janvier 2009 qui avait permis à des entrepreneurs du libre de rencontrer des investisseurs.

Modérateur : Le logiciel libre a-t-il ou doit-il avoir une place dans le monde économique ?

Tangui : Le libre a une place. Je le disais tout à l'heure, il représente près de 2 milliards d'euros de chiffre d'affaire par an en France. Nos membres entreprises démontrent tous les jours que le libre à une place de plus en plus importante dans le monde économique. Pour vous en convaincre je peux vous renvoyer à notre étude sur les indicateurs économiques. Mais le libre fait évoluer la manière de créer de la valeur économique, c'est sans doute pour cela qu'on lui attribue une place particulière.

Les entreprises ne sont plus simplement des compétitrices mais doivent également coopérer dans les projets auxquels elles participent. Ce phénomène a été appelé la coopétition. Pour l'illustrer, l'entreprise française Sensio est un bon exemple. Elle est la principale éditrice du framework PHP symfony. Elle développe avec ce framework des sites pour ses clients. Il se trouve que ses compétiteurs, utilisent souvent symfony et certains d'entre eux contribuent au projet. Ils se parlent donc quotidiennement pour développer le projet libre et en même temps démarchent les mêmes clients, répondent aux mêmes appels d'offre et les compétiteurs participent à la valorisation du projet symfony en le proposant à leurs clients. D'une petite agence web parisienne, Sensio adresse maintenant des clients internationaux par exemple aux États-Unis ou au Japon. C'est notamment possible grâce à la diffusion de son expertise réalisée par ses propres compétiteurs.

Voilà comment une entreprises dynamise le marché et profite de ce dynamisme pour pouvoir gagner des contrats plus importants. C'est ainsi que sont générés les 2 milliards d'euros par an en France. Si vous aimez les chiffres, je vous conseille encore une fois notre liste de chiffres clés sur le logiciel libre. Vous êtes également les bienvenus pour nous aider à maintenir cette page à jour ;).

Modérateur : Quelle est l'influence du marché économique du logiciel libre sur la société en général ?

Tangui : Je viens d'y répondre partiellement à travers l'exemple de la coopétition. Une autre influence est l'importance de l'humain dans l'économie du libre. La valeur des entreprises du libre est essentiellement liée à l'équipe qu'elle accueille. Basées sur le service, plus l'expertise de leur équipe est importante, plus leurs prestations seront appréciées par les clients. Enfin un autre impact important est la place du client. En lui proposant des services basés sur des logiciels libres, ce dernier est plus à même de changer de prestataire. Un moyen pour ces clients de faire jouer le marché et de s'assurer une indépendance de ses prestataires.

Modérateur : D'ailleurs, le logiciel libre, ou plus largement la culture libre et ses pratiques ne sont-ils pas l'occasion de faire une critique radicale de l'économie ? Et de réinventer des modèles plus ambitieux ?

Tangui : De la même manière que le libre à travers ses licences s'inscrit dans le droit d'auteur en application pour montrer que des modèles de protection des auteurs (que sont les développeurs) flexibles sont possibles, voire démontrer que ceux qui sont majoritaires sont dépassés, l'économie du libre montre qu'au sein du système économique actuel il est possible d'inventer de nouvelles relations économiques. Ce qui est intéressant avec le libre, c'est qu'il peut se développer dans des structures économiques variées, grandes entreprises, PME ou coopératives avec des investisseurs ou sans, ... voire de le projeter dans des modèles qui ne sont pas implantés dans notre société.

Modérateur : De façon plus générale, être éditeur uniquement de logiciel libre est-il viable à long terme ? Ne vaut-il pas mieux privilégier le service autour du Libre (assistance, clés USB, déploiement dans les entreprises, ...) ou une approche mixte ?

Tangui : Ce que nous a appris notre étude des « indicateurs économiques du libre » c'est que les choix de revenus des entreprises du libre sont variés. Être éditeur de logiciel libre, c'est proposer des prestations de service autour d'une solution dont est le leader (dont l'entreprise a été à l'origine en général), ce n'est le cas que d'une partie des entreprises spécialisées dans le Logiciel Libre.

J'ai l'impression que votre question prend plus en compte des modèles économiques basés sur une clientèle grand public. Il faut savoir que la majorité des revenus générés grâce au libre proviennent de clients entreprise. Ces entreprises sont tout à fait prêtes à payer l'éditeur d'une solution libre pour déployer sa solution chez lui et surtout adapter le logiciel à ses besoins. Les besoins des entreprises sont tous assez spécifiques. Il est donc normal qu'elles cherchent à adapter leurs logiciels à leur fonctionnement et à leurs besoins. Et comme ceux-ci évoluent d'année en année, le marché ne me semble pas si fini. La popularité des solutions libres de logiciels métiers tels que les ERP et la vitalité économique des entreprises qui proposent du service basé sur ces solutions illustrent bien ce phénomène.

Modérateur : A-t-on idée du pourcentage d'entreprises généralistes qui utilisent et investissent dans du logiciel libre ? A-t-on idée du pourcentage d'entreprises de l'informatique qui utilisent et investissent dans du logiciel libre ?

Tangui : Il existe un certain nombre d'études qui quantifient de manière assez fine le marché du Logiciel Libre et cartographient ses utilisateurs. Je pense par exemple à l'étude Forrester Consulting de 2008 qui propose une cartographie des utilisations/déploiements envisagés. Pour des données plus générales, l'INSEE a publié une statistique sur l'utilisation de systèmes d'exploitation libres en France : 14% des entreprises d'au moins 10 salariés en utilisent et 50% des entreprises de plus de 2000 salariés. Comme l'informatique a un toujours un coût, notamment en entreprise, en choisissant le libre, toutes ces entreprises utilisatrices investissent dans le logiciel libre.

Modérateur : Est-il plus intéressant pour les entreprises de logiciel libre de miser sur le grand public comme Mandriva (clé USB, assistance, ...) ou sur les entreprises comme Red Hat ou Novell le font ?

Tangui : Je pense que le marché le plus important est celui des entreprises. Mais il me semble que c'est vrai pour l'informatique en général. Par contre dans le libre, avoir une communauté est un argument commercial qui peut être important. Conserver un lien avec des utilisateurs qui ne soient pas des clients peut donc être intéressant. Avoir des relais grand public peut donc être bien. Typiquement le marché OpenOffice.org grand public est tellement faible qu'on pourrait le qualifier d'inexistant. Par contre, le fait que le projet OpenOffice.org soit utilisé par beaucoup d'utilisateurs grand public permet aux entreprises spécialisées dans la vente de service autour d'Open Office de convaincre directement ou indirectement de nouveaux clients.

Modérateur : Quelle influence possède l'éthique du logiciel libre sur les manières d'entreprendre dans ce secteur ?

Tangui : La naissance d'une activité professionnelle autour du libre est en générale assez douce. Comme nous l'abordions tout à l'heure, le libre permet d'avoir une croissance assez raisonnée pour une entreprise. Quelques exceptions comme l'apparition de projets tels que Magento peuvent peut être me contredire (le projet a été publié quasiment abouti). Il est assez rare que les entrepreneurs dans ce secteur crée leur activité pour devenir milliardaire du jour au lendemain. Dans la direction d'une entreprise, quelle que soit la forme sociale choisie, le libre peut avoir un impact non négligeable dans la communication interne de l'entreprise et la place notamment des « techniciens » (développeurs, administrateurs, ...). Ceci est dû à l'impact des modes de gouvernance du libre qui sont assez méritocratiques. Mais il ne faut pas être angéliste non plus, et on trouve des entreprises vendant des services autour du logiciel libre qui adoptent des méthodes managériales très classiques.

Modérateur : On a parfois l'impression qu'il est plus facile pour des entreprises que pour des utilisateurs/citoyens/associations de financer le développement des logiciels libres ; avez vous des exemples d'initiatives où des projets de logiciel libre ont été développés par des SSLL, grâce à des initiatives venant d'utilisateurs/citoyens/associations ?

Tangui : Les projets libres les plus populaires ont été initiés par des individus. Je pense à GNOME ou KDE mais également au projet Apache ou aux différents projets BSD. L'intérêt du secteur public pour le logiciel libre, notamment en France, a fait naître de jolis projets. Je pense par exemple à GLPI ou des projets comme opencimetiere. En outre, la majorité des logiciels diffusés par vos distributions GNU/Linux et autres systèmes libres ont été initiés par des individus.

Enfin, il existe plusieurs initiatives de mutualisation venant de collectivités territoriales ou d'associations pour financer la création de projets libres. OpenMairie en est un exemple.

Modérateur : Une question plus générale : Peut-on dire que le logiciel libre entre en concurrence avec les logiciels propriétaires ?

Tangui : Il me semble que oui. En tout cas, c'est comme ça que le vit l'industrie du logiciel propriétaire. En donnant plus de liberté aux utilisateurs et en mutualisant les développements, le logiciel libre assainit le marché de l'informatique. Ses qualités ne sont évidemment pas du goût des acteurs qui ont basé leur modèle économique sur des rentes. Mais les utilisateurs sont de plus en plus demandeurs des libertés apportées par les logiciels libres. Le libre devient donc un argument commercial.

En temps de crise, c'est sans doute encore plus notable. Alors que le logiciel libre ne semble pas trop en subir le conséquence (toutes les études tablent sur une croissance supérieure à 20%), l'industrie du logiciel propriétaire a plus de mal et est obligée de se recentrer sur de la vente de service.

Modérateur : Le libre est-il plutôt communiste ou plutôt libéral (économiquement parlant) ? Peut-on dire que le libre c'est l'ultra-libéralisme sans le capitalisme ? Le Libre est-il une concurrence pure et parfaite, mais sans la propriété privée, qui a permis l'industrialisation et le développement de l'économie actuelle (enclosure, capitalisation, industrialisation, ...) ?

Tangui : Ce qui est magique avec le logiciel libre, c'est qu'il crée des ponts entre les idéologies communistes et libérales. Pour être très schématique, il est communiste par la création du bien commun et la mutualisation des efforts et est libéral au sens puriste du terme, garantissant une concurrence et permettant au plus grand nombre d'y baser ses revenus.

Par contre, une entreprise en informatique ce n'est pas que de l'informatique. Le logiciel libre offre une meilleure concurrence dans son domaine mais si le marché est verrouillé pour des raisons extérieures à l'aspect logiciel, il n'apportera rien en matière de concurrence. La vente liée est un exemple particulièrement criant : alors qu'il existe des solutions logicielles qui permettent d'assainir le marché, la concurrence notamment en matière de système d'exploitation émerge difficilement pour des raisons commerciales et de non respect du droit de la consommation.

Enfin, il est à mon avis inexact de dire que le logiciel libre est sans propriété. La propriété n'est pas synonyme de jouissance exclusive. Les auteurs de logiciels libres sont propriétaires (au sens du littéraire et artistique) de leur œuvre mais choisissent de la partager.

Modérateur : Comment lutter ou faire avec l'effet « passager clandestin » ? Et sans l'intervention des collectivités ? On peut aussi se demander si, dans le cadre d'une entreprise, l'utilisation des communautés volontaires n'est pas une façon d'externaliser à bon compte le travail de développement pour se concentrer sur le service.

Tangui : Une entreprise qui veut être légitime auprès de ses clients sur un produit libre doit investir notablement dans ce projet notamment sur la partie développement. Si elle ne le fait pas, elle met en danger son activité : elle n'aura plus de visibilité sur l'évolution, ne pourra plus avoir de voix lorsque se choisira l'orientation future du projet qui pourra prendre une direction opposée aux choix internes qu'elle aura fait. Elle risque donc d'entrer dans ce qui a été baptisé « l'enfer du test de non-régression » : passer plus de temps à redévelopper des fonctionnalités qui lui sont nécessaires et s'assurer qu'elles fonctionnent à chaque nouvelle version, plutôt que de passer du temps auprès de ses clients.

Les projets trouvent individuellement des solutions pour lutter contre l'effet « passager clandestin ». Certains s'en accommodent pariant sur un retour à la raison de ces utilisateurs. D'autres font des choix techniques ouvertement en opposition des intérêts de ces utilisateurs passifs. Enfin d'autres choisissent des licences à fort devoir contributif (GPLv3, AGPL, ...) pour dissuader de telles utilisations : si ces devoirs ne sont pas respectés, les font valoir devant les tribunaux.

Modérateur : Il semble que certaines entreprises prétendent maintenant faire du libre ou « opensource » sans vraiment le faire, juste pour le marketing. Est-ce un signe que le libre se démocratise ? Comment lutter contre cette façon de dénaturer le mouvement ?

Tangui : C'est un signe que le libre se démocratise. Par contre ce n'est pas forcément un bon signe car ça peut s'apparenter à de la publicité mensongère. C'est pour cela qu'il faut faire en sorte que les licences libres et ce qu'est le logiciel libre soit connu du plus grand nombre : une des tâches que l'April réalise quotidiennement. Cela démontre aussi que le logiciel propriétaire après avoir tenter de marginaliser le mouvement du libre essaye d'en copier les recettes. Mais grâce au travail effectué par la communauté, je suis sûr que ce phénomène ponctuel restera marginal.

Modérateur : Dernière question, plus personnelle : Comment est ce qu'on fait pour être président de l'April, chargé des dossiers Entreprise/Économie au sein de la même association, co-fondateur de nosdeputes.fr et du collectif « Regards citoyens », en plus d'être consultant indépendant ?

Tangui : Lorsque j'ai choisi de me mettre à mon compte, ce n'était pas pour devenir un entrepreneur prospère mais pour pouvoir organiser mon temps de manière plus flexible et pouvoir en consacrer à mes activités bénévoles. Mener ses trois activités n'est pas toujours simple mais elles sont toutes les trois complémentaires et super enrichissantes.

Modérateur : Le mot de la fin ? Quelque chose à ajouter ?

Tangui : J'ai l'impression qu'on a abordé pas mal de thèmes. Merci à tous pour vos questions et votre attention. Et merci à Yoann et Benoît pour l'organisation de cette causerie !

Modérateur : Merci encore. Merci à LinuxFr.org pour la collecte d'une partie des questions. Merci à tous pour les questions. Et bonne nuit à tous. La prochaine causerie aura lieu bientôt, sur un sujet à déterminer :).