Révision de l'interdiction de contournement des DRM aux États-Unis : une avancée, vraiment ?
Le 27 juillet 2010, la Bibliothèque du Congrès des États-Unis1 a publié la liste des contournements de DRM qui ne seront pas susceptibles de poursuite pour les trois prochaines années. Cette décision est l'occasion de faire un état des lieux des DRM, de leurs protections juridiques et de leurs conséquences néfastes pour un nombre important d'utilisateurs, au premier rang desquels les utilisateurs de logiciels libres.
La décision de la Bibliothèque du Congrès a été saluée par les commentateurs2 car elle introduit quelques évolutions. Cependant, si elles prouvent ainsi que la législation peut évoluer, ces corrections restent très limitées, à la fois dans leur étendue et dans les domaines visés : ce ne sont que quelques domaines, parmi les plus médiatiques, qui sont visés. À l'inverse, les utilisateurs de logiciels libres sont toujours ignorés par le législateur américain.
Introduction
La législation sur les DRM et sur leur éventuel contournement est régie aux États-Unis par le DMCA (Digital Millenium Copyright Act). Celui-ci interdit à quiconque de contourner les mesures techniques de contrôle d'accès à une œuvre soumise au droit du copyright, y compris à des fins d'interopérabilité. Cette loi prévoit également que l'interdiction puisse ne pas s'appliquer lorsque les utilisateurs sont particulièrement affectés par de telles interdictions ou que celles-ci causeraient des dommages excessifs.
Ces exemptions sont accordées au compte-goutte. Tous les trois ans, la Bibliothèque du Congrès étudie toutes les demandes d'exemptions. Toute organisation ou toute personne peut proposer une catégorie. Mais ces dernières doivent remplir de nombreuses conditions3 : les dommages causés par la présence des DRM doivent être significatifs (et non une simple gêne) et probables, il doit y avoir un lien de causalité et les catégories doivent être étudiées de nouveau à chaque décision. Une fois le processus de sélection réalisé, une nouvelle liste d'exemption est publiée4.
Cette année, six catégories ont obtenu une exception :
- les films sur DVD verrouillés par CSS, lorsque le contournement est réalisé pour introduire de courts extraits de film à des fins de critique ou de commentaires, lorsque le contournement est nécessaire pour des usages éducatifs par des professeurs d'enseignement supérieur et par les étudiants en cinéma/média, les documentaires, et les vidéos non commerciales ;
- les programmes permettant à un téléphone sans fil5 d'exécuter des logiciels lorsque le contournement est réalisé dans le seul objectif de permettre l'interopérabilité de ces applications avec les programmes présents sur le téléphone ;
- les programmes qui permettent aux téléphones sans fil de se connecter à un réseau sans fil, uniquement pour se connecter à un réseau sans fil et que l'accès au réseau est autorisé par l'opérateur du réseau ;
- les jeux vidéos accessibles sur des ordinateurs personnels et verrouillés par des DRM qui contrôlent l'accès à des œuvres, lorsque le contournement est accompli uniquement pour tester, étudier ou corriger des défauts de sécurité, à condition que l'information soit d'abord utilisée pour promouvoir la sécurité et que l'information soit utilisée ou maintenue d'une manière qui ne facilite pas les violations de copyright ou de la loi ;
- les programmes verrouillés par des dongles obsolètes et qui empêchent l'accès suite à des dysfonctionnements et des dommages ;
- les œuvres littéraires distribuées sous forme électronique quand toutes les éditions existantes sont verrouillées par des contrôles d'accès qui empêchent les fonctions de lecture à haute voix et les lecteurs d'écran qui transcrivent le texte dans un format adapté.
Ces exceptions recouvrent des champs bien précis : il ne s'agit pas de réduire la portée de la loi, mais seulement d'atténuer ses effets les plus négatifs. Si ces exceptions sont positives, la situation reste pour autant toujours aussi inacceptable. Surtout, les mécanismes de prise de décision de la Bibliothèque du Congrès donnent l'impression que les exceptions sont accordées de façon arbitraire, car les demandes d'exception devant être portées individuellement à travers des procédures longues6, tous les domaines ne sont pas représentés, ce qui entraine une rupture d'égalité. La question de l'iPhone a ainsi été posée en partie suite au nombre de propriétaires de l'appareil et la publicité de l'enjeu dans les médias, ce qui a permis d'obtenir les moyens pour demander une exemption et de la défendre efficacement ; ce n'est pas le cas pour toutes les machines.
Le jailbreak de l'iPhone ou la réaffirmation de la possession de son propre matériel
La deuxième catégorie d'exemption a fait parler d'elle en autorisant le contournement pour « les programmes d'ordinateur qui permettent à des terminaux de téléphonie sans fil d'exécuter des applications logicielles, lorsque le contournement est réalisé dans le seul but de permettre l'interopérabilité de telles applications, quand elles ont été obtenues légalement, avec des programmes d'ordinateurs sur le terminal téléphonique »7.
La Bibliothèque du Congrès précise que cette catégorie concerne plus précisément l'iPhone d'Apple et l'utilisation de moyens de contournement appelés « jailbreak »8. Apple interdit en effet aux propriétaires de l'iPhone d'utiliser des programmes non autorisés par lui et non distribués par sa plateforme l'AppStore. La Bibliothèque du Congrès a donc affirmé que les utilisateurs qui contournaient les mesures mises en place par Apple à des fins d'interopérabilité avec d'autres logiciels conçus pour l'iPhone entraient dans le cadre d'une exemption au DMCA et ne pouvaient donc pas faire l'objet de poursuites.
Il ne faut pas confondre cette décision avec une affirmation d'un droit à l'interopérabilité. En effet, cette décision n'implique aucune obligation pour Apple, qui peut continuer à bloquer les failles utilisées par le jailbreak. Simplement, la Bibliothèque du Congrès affirme qu'un utilisateur ne peut être poursuivi pour avoir lui-même jailbreaké son appareil.
La Bibliothèque se contente donc de réaffirmer le droit de propriété de l'acheteur sur son matériel, qui peut donc le modifier comme il le souhaite. Contrairement à l'argumentation développée par Apple, l'achat d'un iPhone n'est pas celui d'une simple licence d'utilisation, mais bel et bien un droit de propriété, qui inclut la liberté d'usage et de transformation.
Cette décision réaffirme ainsi la liberté fondamentale des utilisateurs de choisir leurs logiciels. Pour les utilisateurs de Logiciel Libre, cela permet donc d'installer et d'utiliser leurs propres programmes. Cela n'était auparavant par possible car les conditions de licence d'Apple n'étaient pas compatibles avec le logiciel libre, et Apple interdit d'installer des programmes qui ne sont pas préalablement soumis à son approbation et à ses conditions de vente : chaque programme ainsi autorisé est distribué selon les conditions de licence d'Apple.
Pour les utilisateurs de Logiciel Libre, cette décision permet donc de retrouver des libertés minimales. Cependant, son impact est limité, car la Bibliothèque du Congrès n'a pas jugé bon de revenir sur la possibilité de certains éditeurs de contenus d'exiger l'utilisation de plateformes propriétaires par leurs clients.
Une décision de portée limitée : les droits des utilisateurs de systèmes libres toujours bafoués
Les droits des utilisateurs de logiciels libres n'ont pas pour autant été reconnus. Au contraire, la décision réaffirme l'absence d'obligation pour les éditeurs de contenus en ligne de proposer des contenus interopérables. En effet, la première clause « étudiée mais non recommandée » concerne : « Les souscriptions d'abonnements à des offres de vidéos en streaming verrouillées par DRM, pour lesquelles le fournisseur a rendu disponibles des lecteurs uniquement pour un nombre limité de plateformes, créant ainsi un contrôle d'accès qui exige une version spécifique d'un système d'exploitation et/ou d'un ensemble matériel pour visionner le contenu acheté ; ainsi que les vidéos verrouillées par des mesures de blocage d'accès, de telle sorte que l'accès au contenu exige d'utiliser une plateforme donnée. »9
Un contexte nocif pour le Libre
Le fait de ne pas pouvoir lire une vidéo ou de ne pas pouvoir utiliser certains services auxquels on est abonné n'est pas, selon la Bibliothèque du Congrès, une raison légitime pour contourner les DRM. Selon elle, les fournisseurs de contenus peuvent tout à fait exiger des utilisateurs d'acheter certains logiciels, voire de changer de système d'exploitation.
Ces discriminations ne sont donc pas nouvelles : toutes les demandes d'exemptions faites par les utilisateurs de logiciels libres ont été rejetées10 sous prétexte que l'utilisateur a la possibilité d'avoir le même usage de l'œuvre en « utilisant un appareil différent ». L'argumentation de la Bibliothèque du Congrès est la suivante, il y a « beaucoup d'alternatives à un prix raisonnable qui peuvent combler les demandes et besoins des consommateurs, incluant l'achat d'un lecteur DVD ». Et lorsqu'elle ajoute que le fait de ne pas pouvoir lire ses DVD sur son propre ordinateur est une « simple gêne » pour le consommateur (« mere consumer inconvenience ») qui ne peut donc pas faire l'objet d'une exception au DMCA, tout est dit...
Les utilisateurs de systèmes libres n'ont donc toujours pas la possibilité de regarder les œuvres qu'ils ont pourtant achetées (que ce soit en DVD ou directement en ligne), et la Bibliothèque du Congrès semble trouver naturel que la loi interdise d'utiliser autre chose que les logiciels propriétaires imposés par les fournisseurs de contenus pour restreindre l'exercice de leur liberté.
Dans cette perspective, l'absence d'interopérabilité est toujours aussi flagrante, voire grotesque, et la portée de la décision de la Bibliothèque semble soudainement beaucoup plus limitée.
Pourquoi parler de tout cela en Europe ?
L'absence d'amélioration réelle quant au DMCA réactive l'inquiétude de l'April : les négociations internationales sur le traité ACTA tentent en effet aujourd'hui de faire reconnaitre au niveau mondial les règles appliquées aux États-Unis.
Alors que les États-Unis tentent de composer avec les absurdités qui découlent de la protection juridique des DRM, on peut une fois de plus se questionner sur la pertinence d'imposer ces règles à l'échelle internationale. Un tel traité graverait en effet dans le marbre des règles que l'on sait nocives pour les consommateurs et pour l'innovation, alors qu'elles ont été rejetées au niveau européen.
Ces inquiétudes sont d'autant plus fondées que l'Ombudsman (médiateur des droits) européen a reconnu dans une récente communication que l'ACTA11 pourrait avoir des conséquences législatives importantes en Europe. S'il n'a pas rendu le texte en cours de discussion public, les travaux qui ont fuité dans la presse (voir par exemple ici et là) mettent en évidence les dangers pour nos libertés.
Quand bien même la Commission affirme que le traité respectera l'acquis communautaire, il n'y a aucune garantie aujourd'hui sur le fait que les règles en vigueur en Europe (et notamment le droit à l'interopérabilité) seront respectées. Au contraire, l'absence de transparence sur le sujet fait craindre le pire : même le Parlement européen, pourtant co-législateur, n'a pas accès au texte en cours de négociation, et ce en violation du droit européen.
- 1. La Bibliothèque du Congrès inclut le Bureau du Copyright américain et tient les registres du copyright aux États-Unis.
- 2. Voir par exemple l'analyse de l'Eletronic Frontier Fondation (en anglais) ou encore celle du site Korben.info.
- 3. La description complète de la procédure est disponible sur le site du Bureau des Copyrights.
- 4. Les listes d'exceptions antérieures sont disponibles sur le site du Bureau du Copyrights.
- 5. L'expression « téléphones sans fil » désigne dans ce cadre les téléphones mobiles. Il s'agit de la traduction littérale du terme juridique américain wireless telephone handset.
- 6. La description de la procédure pour la liste de 2010 fait ainsi plus de 7 pages.
- 7. Traduction par nos soins. Le texte original : "Computers programs that enable wireless telephone handsets to execute software applications, where circumvention is accomplished for the sole purpose of enabling interoperability of such applications, when they have been lawfully obtained, with computer programs on the telephone handset."
- 8. En français, jailbreak signifie évasion.
- 9. En anglais : "Suscription based services that offer DRM-protected streaming video where the provider has only made available players for a limited number of platforms, effectively creating an access control that requires a specific operating system version and/or hardware to view purchased materiel; and Motion pictures protected by anti-access measures, such that acess to the motion picture content requires use of a certain platform." Traduction par nos soins.
- 10. La liste des exemptions accordées et de celles qui ont été rejetées est disponible sur le site de la Bibliothèque du Congrès.
- 11. Pour plus d'information sur l'ACTA, voir les dossiers de l'April et de la Quadrature du Net.