Réponse de l'April à la consultation IPRED

L'April a répondu à la consultation de la Commission européenne, suite à la publication de son rapport concernant l'application de la directive 2004/48/CE « relative au respect des droits de propriété intellectuelle », dite IPRED. Ci-après la réponse de l'April.

La consultation de la Commission européenne suite à la publication de son rapport concernant l'application de la directive 2004/48/CE « relative au respect des droits de propriété intellectuelle »1, dite IPRED, est l'occasion pour l'April d'appeler une fois de plus la Commission à revoir sa position sur les questions de droit d'auteur, de brevets, etc.

La logique ultra répressive, et la vision réductrice d'Internet proposée par la Commission dans le cadre de cette révision du droit ne peut créer de cercle vertueux et ira à l'encontre des objectifs affichés. La criminalisation des consommateurs, la responsabilité accrue des intermédiaires techniques, des créateurs de logiciels et l'extension des pouvoirs des titulaires de droits, ne sont pas des facteurs de développement d'une économie de la culture à l'ère du numérique.

Les pratiques et les usages de chacun sur le réseau ont montré que cette stratégie, qui sert les puissants au détriment du grand public et des auteurs, n'est pas pertinente.

Plutôt que de proposer de nouvelles mesures répressives, la Commission devrait étudier sereinement les alternatives qui se dessinent dans de nombreux domaines pour organiser différemment la gestion de la connaissance et de la culture.

Le logiciel libre, vecteur d'innovation et de créativité

Un logiciel libre est un logiciel qui peut être utilisé, modifié, copié et redistribué librement, le (ou les) auteur(s) du logiciel ayant décidé de donner ces droits à tous les utilisateurs. Des millions d'usagers (particuliers, ONG, entreprises, administrations, etc.) utilisent des logiciels comme ceux du projet GNU, le noyau Linux, le navigateur Firefox, le lecteur multimédia VLC ou la suite bureautique OpenOffice.org. On trouve du logiciel libre dans des équipements réseau, des guichets automatiques, des téléphones mobiles, des tablettes tactiles, etc. Selon une étude menée en France en 2010, 90% des entreprises innovantes citent au moins une technologie libre ayant joué un rôle important dans leur innovation. Par ailleurs, 63% des entreprises innovantes déclarent utiliser majoritairement des solutions libres. 

Le logiciel libre, un bien commun à protéger

 

Le développement du logiciel libre nécessite cependant un contexte politique et juridique favorable. Certaines politiques européennes peuvent ainsi être source d'insécurité juridique pour les auteurs, éditeurs et utilisateurs de logiciel libre, et notamment dans les textes portant sur le droit d'auteur et le droit des brevets.

Concernant le droit d'auteur, la directive 29/2001/CE, dite directive EUCD, a mis en place l'interdiction de contournement des mesures techniques2 (DRM). Il s'agit là d'une protection juridique de la protection technique, qui a de nombreuses conséquences néfastes pour le logiciel libre. D'ailleurs, les effets de l'application de cette directive n'ont jamais été étudiés, alors qu'une étude d'impact avait été annoncée3.

Le contexte général est aussi porteur d'insécurité juridique par l'absence d'action politique sur le droit des brevets. En effet, l'Office européen des brevets (OEB) tente depuis de nombreuses années de breveter les programmes d’ordinateur, malgré l'interdiction présente dans la Convention sur le brevet européen (CBE) qu'elle est chargée de faire respecter4. De tels comportements ont été dénoncés par la Grande chambre de recours de l’OEB elle-même : « Lorsque l’élaboration juridique conduite par la jurisprudence atteint ses limites, il est temps pour le législateur de reprendre la main. »5

Réviser la directive IPRED dans le but de promouvoir l'innovation et la créativité nécessiterait de prendre en compte ces différents éléments, par une évaluation rigoureuse de la situation. Cependant, le rapport de la Commission ne semble pas prendre tous ces éléments en considération pour aborder ce sujet.

Nécessité d'une étude d'impact avant toute révision de la directive

Le rapport sur l'application de la directive IPRED se focalise en définitive sur la mise en place d'une politique répressive sous couvert de défense de « propriété intellectuelle ». Si les objectifs de la directive sont, comme affichés, de  promouvoir l'innovation et la créativité, cela implique de dépasser l'aspect répressif en visant une politique plus ambitieuse pour créer un contexte favorable à ces objectifs. 

Le rapport de la Commission ressasse qu' « il est fondamental, pour promouvoir l'innovation et la créativité, de se doter de moyens efficaces pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle », sans pour autant préciser le lien entre « protection des droits de propriété intellectuelle » et innovation ou créativité.  En effet, les études d'impact promises sur les différents textes (notamment les directives EUCD et IPRED) n'ont pas été réalisées, alors même que de nombreuses critiques mettent en doute l'efficacité de telles mesures6

Les études d'impact sur les directives EUCD et IPRED pourraient reprendre les éléments suivants :

  • l'impact de la protection juridique des DRM sur l'innovation, la créativité culturelle et sur les autres acteurs de la société de l'information et de l'Internet : sur les acteurs innovants du monde logiciel ; sur le renforcement des monopoles existants dans l'industrie du logiciel.
  • l'impact des mesures d'injonction introduites par IPRED sur la sécurité juridique des acteurs de la société de l'information.

Ces études d'impact sont d'autant plus essentielles que le rapport de la Commission semble entretenir la confusion entre les actes de contrefaçon de biens physiques et le partage sur Internet, en utilisant des sources traitant du premier sujet pour proposer des réponses sur le second. Ainsi, le fait que la Commission se préoccupe des dangers que représente la contrefaçon de médicaments7 n'explique pas le lien qui est fait dans le même paragraphe avec la nécessité de mener des actions en matière de « piratage ». Ces enjeux (santé publique d'un côté, droit d'auteur de l'autre) sont pour le moins distincts, et la Commission ne justifie pas dans son texte la nécessité d'agir sur ce deuxième aspect.

De même, dans son document d'analyse, la Commission affirme que « Contrefaçon et piratage seraient de plus en plus liés aux réseaux de crime organisé »8, en se référerant à une étude de l'European Organised Crime Threat Assessment (OCTA). Or, le mot piratage (« piracy ») n'y apparaît pas, car le document traite des liens entre crime organisé et contrefaçon des biens matériels. Ces problématiques sont pourtant très différentes, comme l'a rappelé le Parlement européen dans sa résolution sur l'Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA)9.

L'action de la Commission, avant toute proposition de réforme, devrait donc se concentrer sur une analyse sereine de la situation ainsi que sur une étude d'impact sérieuse des effets des précédentes mesures, afin d'évaluer les orientations qui seraient les plus bénéfiques à l'innovation et à la créativité.

La question de la qualité de l'évaluation est également importante concernant les responsabilités attribuées aux intermédiaires et à l'ensemble des acteurs du numériques, afin de s'assurer que les politiques mises en place ne placent pas de nouveaux freins à l'innovation et à la créativité, agissant alors contre les objectifs annoncés. 

Les dangers liés à la responsabilisation des intermédiaires techniques sur Internet

Le rapport de la commission indique que « les instruments législatifs et non législatifs actuellement disponibles ne sont pas suffisamment forts pour permettre de lutter de manière efficace contre les atteintes en ligne aux droits », et s'invite donc à « examiner comment impliquer plus étroitement les intermédiaires, compte tenu de leur position favorable pour contribuer à prévenir les infractions en ligne et à y mettre fin. » Pourtant, un excès d'obligations imposées aux intermédiaires techniques d'Internet nuit au développement de services innovants, dont le logiciel libre. Par exemple, l'hébergeur SourceForge a été mis en cause pour avoir hébergé des logiciels accusés de favoriser des infractions aux droit d'auteur, sans que ces dernières soient constituées. De tels comportements incitent les hébergeurs à filtrer ou à surbloquer certains services innovants10 au détriment des droits des consommateurs et de la libre concurrence.

Par ailleurs, l'expérience du Digital Millennium Copyright Act (DMCA) aux États-Unis montre que lorsque les injonctions de retrait de contenu sont réalisées par les seuls ayants droits sans contrôle judiciaire, elles sont souvent détournées de leur fonction première11 au profit de manœuvres d'intimidation. La mise en cause des intermédiaires techniques doit donc rester sous le contrôle du juge judiciaire et exiger un niveau de preuve suffisant pour limiter le risque juridique subi par les intermédiaires techniques.

Conclusion

Si de nombreux aspects de la directive peuvent être discutés, l'April regrette que le rapport proposé à la consultation ne s'appuie pas sur des évaluations des directives antérieures. Seules des études d'impact complètes permettraient, en effet, une discussion sereine sur les orientations à donner à la politique sur le droit d'auteur et sur le numérique. Dans ces conditions, le rapport se base sur des hypothèses non étayées et ne rend donc pas possible une réelle amélioration de la politique européenne en termes de droit d'auteur, d'innovation et de création.

L'April plaide donc pour une réorientation de l'action de la Commission, principalement guidée jusqu'à présent par la volonté de maintenir d'anciens modèles économiques basés sur le contrôle des ressources numériques et des usages privés.

Décider de la mise en place d'une directive supplémentaire sous les mêmes auspices représenterait une fuite en avant, dangereuse pour les usages créatifs de l'internet, l'innovation, le développement de nouveaux modèles économiques respectueux des consommateurs, ainsi que pour les libertés publiques.

  • 1. Notons que l'expression « propriété intellectuelle » est très vague et n'a pas de sens précis, recouvrant de nombreuses notions juridiques comme le droit d'auteur, le droit des marques, des modèles, des brevets, etc. qui ne sont pas définies dans les mêmes contextes. En mélangeant toutes ces notions, on tend a faire croire qu'il s'agit de droits identiques alors qu'il n'en est rien. Si logiciels libres sont basés sur le droit d'auteur, cela n'empêche pas les brevets logiciels de leur être nuisibles, par exemple. De plus, l'usage de ce terme pousse le public à penser à ces questions de droit d'auteur, brevets... par analogie avec les droits de propriété pour les objets physiques. Mais, on ne peut pas appliquer les mêmes schémas de pensée à des biens physiques et à des ressources immatérielles.
  • 2. Ces mesures dites de « protection », connues sous le nom de DRM, sont en réalité des dispositifs de contrôle d'usage. Voir à ce sujet la synthèse publiée par l'April.
  • 3. Article 12 de l'EUCD.
  • 4. L'article 52 de la CBE affirme en effet que « ne sont pas considérées comme des inventions brevetables [...] les programmes d’ordinateur en tant que tels. » L'OEB prétend qu'il existerait des logiciels qui seraient techniques et d'autres non. Les premiers ne seraient pas des logiciels en tant que tels et seraient donc parfaitement brevetables. Voir à ce sujet la synthèse publiée par l'April.
  • 5. Source : avis de la Grande Chambre de recours de l’OEB.
  • 6. Voir par exemple les recherches réalisées par le Social Science Research Council sur le sujet.
  • 7. Le rapport indique ainsi qu'« un certain nombre des produits [contrefaits] concernés présente un danger pour la santé et la sécurité des consommateurs ».
  • 8. "Counterfeiting and piracy appears to be increasingly linked to organised crime".
  • 9. Voir la résolution du 18 Décembre 2008.
  • 10. Un logiciel libre tel que The Onion Router (TOR), reconnu comme un vecteur de liberté d'expression et lauréat du prix 2010 de la Free Software Foundation en tant que projet d'intérêt social, est banni chez de nombreux hébergeurs dans les conditions d'utilisation. Les protocoles de communication de pair à pair sont même parfois bloqués arbitrairement.
  • 11. Selon une étude de Google, plus d'un tiers sont infondées et plus de la moitié cherchent à intimider des concurrents économiques.