Utilisation de l'expression « Propriété intellectuelle » - Richard Stallman - Albert Jacquard

Richard Stallman - Albert Jacquard

Titre : Utilisation de l'expression « Propriété intellectuelle »
Intervenants : Richard Stallman - Albert Jacquard
Lieu : Conférence « Garantir les libertés publiques pour préserver les biens communs »
Date : Décembre 2010
Durée : 07 min 35
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Transcription

Richard Stallman : Il y a beaucoup d'expressions de propagande qui sont des mauvais noms. Et quand il y a un mauvais nom, c'est facile à corriger, on choisit un autre nom. Donc si eux disent « pirate » ou « piraterie », moi je dis « partage ». C'est facile. J'ai remplacé un nom par un autre nom. Mais le problème, avec ce faux concept de, entre guillemets, « propriété intellectuelle » est beaucoup plus profond. On ne peut pas dire la chose que les autres appellent « la propriété intellectuelle », parce qu'il n'y a pas de telle chose. Cette chose n’existe pas. Voici l’erreur, voici la confusion. Donc remplacer le nom ne suffit pas, et dire la chose que les autres appellent « propriété intellectuelle » ne suffit pas, parce que l'erreur est dans supposer qu'il y ait une telle chose.

Réaction d'Albert Jacquard : C'est un mot que je trouve extrêmement dangereux. En écoutant Stallman, je vois une image qui s'imposerait à moi, c'est celle de l’arc-en-ciel. Quand on parle de l’arc-en-ciel de quoi parle-t-on ? Et on peut se disputer pour savoir où commence cet arc-en-ciel, où il va, etc. Toutes questions qui sont absurdes, puisqu'on parle d'un arc-en-ciel comme s'il existait, or, on sait maintenant, bien sûr, qu'il n’existe pas. Mais le simple fait de parler d'un arc-en-ciel est en train de nous propulser dans une direction qui va nous faire dire des sottises, et on posera la question : « Mais où commence-t-il ? Où s’arrête-t-il ? Quel est le nombre des couleurs, etc ? ». Et on dira n'importe quoi. Autrement dit, chaque fois que je parle d'arc-en-ciel, je parle d'un objet dont je peux dire que je l'ai perçu, mais dont je sais pertinemment qu'il n'existe pas. Par conséquent, je ne vais pas élaborer toute une législation à propos des arcs-en-ciel. À qui appartient-il cet arc-en-ciel que vous, vous voyez, que moi je vois ? Je l'ai vu avant vous ; vous l'avez vu après moi ; c'est moi qui suis le premier. C'est de l'absurdité. Et c'est cette image-là qui s'imposait à mon esprit lorsque j'ai écouté le discours qu'on vient d'entendre, et qui est magnifiquement clair.

Autrement dit, derrière le mot « propriété intellectuelle », se camoufle, au fond, un désir de tromper. Parler de « propriété intellectuelle », c'est parler un, de propriété, deux, d'idées, d'intelligence, et à chaque fois on ne sait plus de quoi on parle.

Mais on peut imaginer que c'est la propriété, c'est le droit de possession qui va être exclusif sur un certain nombre de raisonnements. C'est ça que j’appellerais la « propriété intellectuelle », c'est le fait que, pour utiliser les résultats de telle ou telle activité, telle intelligence, je dois payer ou ne pas payer. Au fond, propriété signifie mise à l'intérieur du système économique. Autrement dit, donner du sens à la valeur d'une idée, ce qui est une idée assez pittoresque, complètement absurde. Quelle est la valeur de la poussée d’Archimède ? C'est une idée extraordinaire qu'a eue Archimède, de remplacer un objet par la quantité d'eau que l'on peut mettre à sa place. C'est très astucieux. J'imagine Archimède s'apercevant de ce qu'il a découvert et ayant suivi==Réaction d'Albert Jacquard== des cours d'économie disant « mon idée, voilà ce qu'elle vaut ». Évidemment c'est absurde.

Eh bien, pour moi, « propriété intellectuelle », c'est complètement à côté de toute réalité. D'autre part, l’activité intellectuelle, comment est-ce qu'elle se déroule ? Comment est-ce qu'elle peut déboucher sur le monde de l'appropriation ? Ça me semble invraisemblable, étant donné que, quand l'un d'entre nous a une idée, elle lui vient à l'esprit, comment peut-il dire que c'est lui qu'il l'a trouvée ou un autre ? Tous ceux qui écoutent leur propre activité intellectuelle, se rendent compte que ce qu'il y a de plus riche dedans c'est ce qui vient de l'extérieur. Chaque fois que j'ai une idée, cette idée elle s'est forgée en moi, bien sûr, mais cette idée elle a été provoquée, très certainement, par le contact avec un autre, qui disait peut-être le contraire, qui disait la même chose, mais, en tout cas, ce qui me rend intelligent, c'est ma capacité à rencontrer l'autre et non pas ma capacité à imaginer tout seul comme un grand, des idées nouvelles.

Une idée ne peut pas appartenir à quelqu'un, sinon, on débouche sur l'impossibilité, par exemple, d’être poète. Lorsque Rimbaud dit « je est un autre », c'est une idée astucieuse, mais est-ce que c'est une idée de Rimbaud tout seul ? Ou est-ce que c'est un jeu qu'il a créé dans ses discussions avec d'autres ? Personne ne le sait, lui-même ne le sait pas. Par conséquent, ça ne peut pas être approprié. Finalement, il ne reste rien du mot « propriété intellectuelle ».

Il y a des appropriations monstrueuses, comme l'appropriation de la possibilité de guérir quelqu'un avec un nouveau médicament. L'idée que ça soit soumis à un droit d'entrée, alors c'est ça l'objectif de la « propriété intellectuelle », cette idée-là me semble au minimum barbare, et au pire monstrueuse.