Retranscription de la conférence de Pierre-Paul Lemyre aux rencontres mondiales du logiciel libre

Bonjour,

Contrairement à ceux qui effectueront des présentations après moi, je ne parlerai pas de logiciels libres à proprement dis. J'ai l'intention de m'écarter un peu du sujet pour vous parler d'un projet qui constitue une mise en application de la philosophie des logiciels libres au domaine juridique. D'ailleurs, son nom en dit long : open law. Il s'agit d'un mécanisme qui risque d'intéresser particulièrement les praticiens du droit mais aussi tout les juristes qui s'intéressent aux impacts des nouvelles technologies sur le droit. On en a un peu entendu parler il y a quelques temps, particulièrement à cause de quelques brèves de Declan McCullagh dans Wired News.

Pour vous présenter le sujet j'ai divisé mon exposé en 3 parties. Premièrement je vais vous mettre dans le contexte de l'Open Law en vous expliquant assez rapidement comment le tout fonctionne. Comme vous allez le voir, ce n'est rien de très difficile à comprendre. Deuxièmement, je vous ferai part de mon analyse des avantages et inconvénients de l'Open Law. Et troisièmement, je vais vous présenter les résultats de l'expérience jusqu'à aujourd'hui. Normalement, ma présentation devrait être relativement courte mais je vous invite à m'interrompre pour me faire part de vos interrogations, particulièrement au niveau de l'évaluation de l'Open Law.

Présentation

Je pense que tout le monde ici va être d'accord là-dessus, la méthode utilisée par les juristes pour développer leurs argumentations n'a pas vraiment changée au fil des années. En fait le juriste travaille presque toujours seul. Parfois, il y a bien une petite équipe qui est formée lorsque le problème soumis représente une trop grande charge de travail, mais, dans les 2 cas, l'élaboration de l'argumentation juridique est un processus fermé.

Jusqu'à récemment, il s'agissait probablement la seule méthode envisageable. Mais avec l'explosion de l'utilisation du réseau Internet et l'amélioration des moyens de communication, il y a une nouvelle voie qui s'ouvre maintenant aux juristes. Cette nouvelle façon de faire consiste à emprunter ce qui fait la force des modèles du logiciel libre et de l' open source : l'utilisation de la communauté.

Cette idée a pris le nom d'open law. C'est le professeur Lawrence Lessig qui est l'instigateur du mouvement qui a vu le jour au printemps 1999. Pour lui, 'Openlaw is an experiment in crafting legal argument in an open forum'. Son hypothèse est que, dans certains cas, il est possible d'utiliser la technique du développement des logiciels libres pour développer une argumentation légale. Concrètement, cela signifie que le juriste expose son problème au public par le biais d'Internet. Ensuite, toute personne intéressée peut donner son opinion sur la question, apporter des arguments nouveaux ou réagir par rapport aux arguments d'un autre participant. L'objectif est qu'à la toute fin, lors du développement de son argumentation, le juriste va disposer de plus d'arguments et de meilleurs arguments que si il avait travaillé seul sur la question. Le raisonnement est donc libre, puisque toute personne peut le modifier en y ajoutant sa contribution.

Selon Lawrence Lessig, l'open law permet au juriste d'utiliser au maximum les ressources d'Internet. De ce point de vue, la principale ressource du réseau est constituée par ses millions d'utilisateurs. C'est ces utilisateurs qui représentent une source d'information inépuisable dont le juriste, au même titre que le programmeur, doit savoir tirer profit.

Évolution de l'Open law

Même si à première vue le modèle open law semble offrir une alternative prometteuse aux juristes, il est évident qu'il possède aussi un certains nombre de faiblesses. C'est pour cette raison qu'il est essentiel de confronter ses avantages et ses inconvénients. De plus, il est important de bien définir les limites de l'open law, parce qu'il est évident que plusieurs problématiques juridiques ne pourront jamais bénéficier du travail communautaire.

D'ailleurs, Lawrence Lessig reconnaît lui même l'une des faiblesses de son modèle: le juriste, en rendant public le processus de son raisonnement juridique, perd tout effet de surprise devant le tribunal. Cela est normal n'importe quelle personne branchée à Internet peut avoir accès à ce raisonnement, il est inévitable que la partie adverse en prendra connaissance pour ensuite adapter son propre raisonnement en fonction de celui-ci. Dans ces circonstances, le modèle open law ne devrait pas être utilisé lorsque la surprise peut constituer un atout pour le juriste. Personnellement, je ne pense pas que cette limite devrait constituer un obstacle majeur à l'utilisation du mécanisme de l'open law . Dans la majorité des cas, au moment du procès, les parties sont généralement au courant de la stratégie de l'adversaire.

Un autre obstacle majeur à l'utilisation de l'open law pourrait être la division étatique des juridictions. Parce que si une problématique est spécifique à une juridiction, il y a seulement les internautes de cette juridiction qui seront intéressés à participer, ou qui auront les compétences nécessaires pour le faire. Dans ces circonstances, la communauté des internautes se retrouve donc divisée, contrairement à ce qui se passe dans le milieu du développement de logiciels. Par contre, cela ne devrait pas être un problème pour les juridictions où l'utilisation d'Internet est répandue au sein du milieu juridique. De plus, il faut tenir compte du fait que certaines questions touchent toutes les juridictions par leur universalité. C'est le cas des libertés fondamentales par exemple. Finalement, il y a certaines questions concernant Internet qui sont de nature à intéresser tout ceux qui y participent, peu importe leur juridiction.

Certaines personnes prétendent aussi que le modèle open law ne peut fonctionner parce qu'il n'existe aucune récompense qui pousserait les juristes à participer. À ce niveau, il faut se rappeler que beaucoup de programmeurs participent au développement de logiciels libres dans le seul but d'obtenir un certain degré de prestige à l'intérieur de leur communauté. Le même raisonnement peut être appliqué au mouvement open law. Par exemple, il y aura toujours des étudiants en droit désireux de s'impliquer dans un domaine du droit en particulier. En plus, dans certaines circonstances, il y a même des tiers qui pourraient être intéressés à la problématique soumise et qui pourrait avoir un intérêt à faire valoir leur point de vue dans le processus argumentatif.

Une autre argument possible à l'encontre du modèle open law est, qu'en droit, il existe une trop grande diversité d'opinions par rapport à ce que l'on retrouve dans le milieu du développement de logiciels. Concrètement, cela signifie qu'il serait impossible d'utiliser les méthodes du logiciel libre et de l'open source en droit parce qu'il n'y a pas de réponse techniquement correcte. Cet argument ne me semble pas bien fondé puisque l'instigateur du projet open law pourra toujours choisir la meilleure solution parmi celles qui lui sont proposées. Dans ce cas là, même s'il n'existe pas de « bonne » solution, le juriste aura eu l'avantage de choisir parmi un plus grand nombre de possibilités que s'il avait raisonné tout seul.

Mais malgré tout, il me semble que le modèle open law ne pourra pas être utilisé quand le litige concerne des problèmes courants où les questions juridiques sont limitées. Dans cette situation, la problématique risque de ne pas intéresser la communauté des internaute qui restera muette. En plus, il est parfois impossible pour un juriste d'exposer publiquement les faits d'un litige. Dans ce cas, l' open law n'est d'aucune utilité.

Par contre, l'élaboration d'un raisonnement juridique par le biais de l'open law me semble convenir à plusieurs autres situations. Entre autres, il y a le cas des questions constitutionnelles et des autres problèmes d'importance nationale. Dans ces circonstances, il est fort probable que la communauté juridique participe activement dans le processus puisque cela implique des questions qui touchent chacun de ses membres. De la même façon, les cas qui posent des problèmes de droit complexes mobiliseraient probablement les juristes possédant une expertise sur la question.

Il faut aussi retenir que la méthode mise de l'avant par Lawrence Lessig permet d'améliorer de beaucoup les capacités de recherche juridique du juriste. L'open law permet, entre autres, de distribuer les tâches de recherche sur un plus grand nombre d'individus. La répartition se fait automatiquement parce que pour appuyer leurs arguments, les participants devront fournir la source de leur information. Dans le même ordre d'idées, la recherche de faits particuliers peut être facilitée grâce à l'utilisation de l' open law.

Finalement, la crainte des éventuels problèmes déontologiques pourrait bien être l'obstacle principal à l'essor du mouvement open law. La crainte se manifeste sous deux angles différents. Premièrement, il est évident que les juristes n'accepteront pas de participer au développement d'arguments légaux sur Internet jusqu'à ce que ça soit clair qu'ils n'engagent pas leur responsabilité professionnelle en le faisant. Il serait donc important de préciser que seul l'instigateur du projet open law engage sa responsabilité vis-à-vis de son client. Cette solution ne devrait pas trop poser de problème d'application vu que l'instigateur du projet c'est celui qui prend toutes les décisions définitives. Il n'y a rien qui l'empêche d'ignorer complètement les arguments qui proviennent du processus open law s'il le juge nécessaire. Et deuxièmement, les juristes ne commenceront pas d'expérience open law si l'on considère que le fait d'agir ainsi constitue une faute professionnelle. On peut se demander si le fait de divulguer de l'information stratégique concernant un dossier constitue une faute professionnelle. Il serait donc important de clarifier le cadre juridique du modèle open law.

Mais en somme, l'open law m'apparaît une expérience prometteuse. Dans plusieurs circonstances, l'open law permettrait au juriste d'obtenir de l'aide précieuse de la part de la communauté. Malgré tout, l'open law possède ses limites et il y a un certain nombre de litiges qui devront toujours être pris en charge de la manière traditionnelle. En plus, pour que l'utilisation du modèle open law se répande, il va être nécessaire de clarifier son cadre juridique.

Les résultats

Comme l'idée de Lawrence Lessig a été lancée seulement au printemps 1999, elle n'a pas encore été l'objet d'applications pratiques de la part de la communauté juridique. Par contre, le modèle open law est actuellement à l'essai au Berkman Center for Internet and Society. Jusqu'à maintenant Open Law a été mis en application dans 2 affaires différentes et il y en a une 3e en préparation.

La première de ces affaires a pris le nom d' Eldred v. Reno. Le litige concernait la constitutionnalité du Sonny Bono Copyright Term Extension Act face à la constitution américaine. Cette nouvelle loi prolonge de vingt ans le délais de protection des droits d'auteur, autant pour les auteurs individuels que corporatifs.

Pour ce qui est du choix de l'affaire, d'après moi il s'agit d'un litige convenant parfaitement au modèle open law. Premièrement, puisqu'il s'agissait d'une question d'importance nationale (c'était une question de constitutionnalité) le problème risque d'intéresser beaucoup de juristes. Deuxièmement, puisque c'était un problème qui concernait de très près les internautes, il y avait a prime abord des bonnes chances pour que les internautes participent activement dans le processus.

Malheureusement les avocats du Berkman Center ont perdus en première instance. Mais je en pense pas que l'on puisse parler d'échec de l'Open law pour autant. Pour une première tentative, Eldred v. Reno aura permis à plusieurs dizaines de juristes de travailler ensemble sur l'affaire. Le forum de discussion a quelques centaines d'entrées et ce n'est pas encore terminé. En ce moment ils préparent leur mémoire d'appel et il y a déjà une 50 d'entrées seulement sur ce thème.

Mais ce qui a fait connaître l'open law dernièrement, ce sont les affaires du code source des DVD ou le DeCSS. Les gens du Berkman Center ont décidés d'aider ceux qui sont poursuivis pour avoir diffusés un programme qui décode le mécanisme d'encryptage des DVD. Leur point de vue est qu'en digitalisant un contenu, on ne le retire pas du domaine public pour autant. Les usagés devraient donc normalement avoir le droit de décoder le contenu pour pouvoir bénéficier des autres utilisations qui leur sont permises. DeCSS est probablement le test majeur pour l'open law puisque c'est un problème qui a fait parler de lui sur toute la planète.

Cette affaire n'a pas été un franc succès dès le départ pour le Berkman Center. Par exemple, à un certain moment, une des avocates a posé 15 questions spécifiques auxquelles les participants devraient répondre. Elle a posé ses questions en écrivant : « je vous laisse le soin de vous organiser vous même avec la répartition des tâches ». Personne n'a pris l'organisation en charge. A cause de cela certains en ont conclu que l'Open law n'a aucun avenir. Moi je crois plutôt que ça nous apprend beaucoup de choses sur la façon de gérer un projet Open Law. Plutôt que de laisser l'organisation entre les mains des participants, c'est l'instigateur du projet qui devrait se charger de coordonner les efforts. Il y a beaucoup de gens prêt à discuter, à apporter de idées, mais il n'y a pas nécessairement beaucoup de personnes prêtes à prendre l'organisation sur leurs épaules. D'ailleurs la preuve que l'Open Law peut fonctionner c'est qu'une F.A.Q. très complète sur le DeCSS a été montée en quelques jours par les participants du forum. Pour l'instant l'affaire en est au stade des injonctions préliminaires, donc on pourra constater les résultats dans quelques mois.

Prochainement, Open Law servira aussi a défendre l'accès général des fournisseurs Internet par câble au réseau d'AT&T. Il y a donc plusieurs groupes qui sont intéressés par le genre de représentation que l'Open Law peut leur offrir. On saura dans quelques années si ils avaient raison de faire confiance aux internautes, mais d'après moi l'Open Law devrait avoir un bel avenir. Ce n'est pas un mécanisme qui va modifier la façon de travailler de la majorité des avocats, mais il a des bonnes chances pour que cela trouve application pratique dans certaines circonstances.