Peut-on lutter contre l'obsolescence programmée - RTS
Titre : Peut-on lutter contre l'obsolescence programmée ?
Intervenants : François Marthaler - Dragan Ivanovic - Sophie Michaud Gigon - Jérôme Grandgirard - Christophe Dunand - Nicolas Nova - Zoé Decker - Joëlle Cachin
Lieu : RTS - Quinze minutes
Date : janvier 2018
Durée : 15 min
Écouter l'émission : ici ou ici
Licence de la transcription : Verbatim
NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.
Description
Peut-on lutter contre l'obsolescence programmée ? Faut-il mettre en place des lois plus incitatives en Suisse, à l'image de la France ? En attendant, que faire de nos appareils jugés obsolètes ? Quinze minutes s'intéresse au trajet de nos smartphones usagés, et aux moyens de les revaloriser.
Transcription
RTS info – Quinze minutes – Zoé Decker
Zoé Decker : Trois Suisses sur quatre possèdent un smartphone. En moyenne l’appareil est utilisé pendant 18 mois. Chaque année, dans notre pays, c’est environ huit millions de téléphones portables en état de fonctionner qui finissent alors au fond des tiroirs. Mais à qui la faute ? Eh bien pour certains, Joëlle Cachin, les responsables ce sont les fabricants.
Joëlle Cachin : On les accuse de limiter volontairement la durée de vie de leurs appareils ; c’est ce qu’on appelle l’obsolescence programmée. Ces derniers mois, les actions se multiplient contre les géants de la technologie. Récemment plusieurs plaintes ont été déposées contre Apple, l’entreprise américaine ayant admis qu’elle bridait certains de ses anciens modèles d’iPhones.
Zoé Decker : Pour d’autres, en revanche, les consommateurs sont aussi responsables, trop perméables aux effets de mode et aux offres promotionnelles alléchantes.
Joëlle Cachin : Alors la Suisse a-t-elle suffisamment d’outils juridiques, politiques pour lutter ? Et comment rallonger l’espérance de vie de nos smartphones ?
Zoé Decker : Première piste, les ateliers de réparation ; direction La Bonne Combine1, à Lausanne.
Joëlle Cachin : Récupérer, rafistoler et remettre sur le marché, La Bonne Combine en a fait son créneau depuis près de 40 ans.
Zoé Decker : Des étagères à perte de vue où trônent des tourne-disques, des fers à repasser ou des machines à café qui attendent de retrouver une deuxième vie.
Dragan Ivanovic : On peut dire qu’on est vraiment dans la caverne d’Alibaba.
Zoé Decker : Dragan Ivanovic est l’un des responsables.
Dialogue en off : «
Salut. Comment vas-tu ?
— Très bien.
— Pour Elna, c’est quel cordon que tu veux ?
— C’était le cordon électrique.
— Tu le connais ? Si tu as une photo ou quelque chose ?
— OK ! Merci. »
Zoé Decker : Son métier, il le connaît bien, cela fait plus de 20 ans qu’il est réparateur ici.
Joëlle Cachin : Pour lui, il n’y a aucun doute l’objectif des fabricants a changé avec le temps.
Dragan Ivanovic : Ça devient de pire en pire. Disons que les appareils, une vingtaine d’années en arrière, qui sont fabriqués, ou trentaine, les marques faisaient fabriquer quelque chose de solide, costaud et qui dure, c’était leur slogan. Eh bien maintenant, les marques ce qu’elles font c’est que ce soit joli, qu’il y ait beaucoup d’options, et que ça dure moins de trois ans, si c’est possible !
Zoé Decker : Un état d’esprit que Dragan a aussi vu se développer avec l’avènement des smartphones.
Dragan Ivanovic : Voilà. On va au troisième, c’est la partie électronique. Notre collègue n’a pas ouvert encore.
Joëlle Cachin : Pour nous montrer, il nous propose d’ouvrir un iPhone 6 de chez Apple et un Fairphone 22, ce smartphone modulaire et équitable.
Dragan Ivanovic : On va commencer par le Fairphone. Alors vous prenez dans le coin. Hop ! Et puis voilà. Là vous avez l’écran, la batterie et puis la coque. Voilà ! C’est clic, clic, clic et puis c’est fini.
iPhone 6, pour dégager l’écran, il faut enlever un, deux, trois, quatre, cinq vis. On va les dévisser l’une après l’autre. OK. Et encore la dernière. Regardez bien, chaque vis est différente par la taille, la longueur et la profondeur. Alors si quelqu’un l’a démonté et n’a pas fait attention où est cette vis, comment est cette vis, il ne remontera jamais.
Fairphone, pour enlever le bâti on fait juste un clic et c’est fini.
Par contre, iPhone 6, il y a des plaques qui sont collées ici, qui tiennent. Il faut les chauffer et après il y a une manière pour sortir, il faut tirer en latéral, etc. Si quelqu’un n’arrive pas à faire comme il faut, si tout d’un coup il plie, ça brûle instantanément.
Chez Fairphone, vous pouvez dévisser si vous voulez enlever la partie caméra ou bien la partie micro, c'est bien fiché vous voyez, il est bien noté ce que c’est. Vous pouvez mettre une caméra qui est plus performante, vous n’êtes pas obligé de changer le reste. Chaque pièce est livrable et vous pouvez faire vous-même.
Le problème principal du iPhone, ce sont les pièces détachées : ils ne les fournissent pas, ça c’est sûr. On peut les obtenir, mais c’est dans le marché gris.
Zoé Decker : En résumé, d’un côté le Fairphone simple comme un Lego, démontable, modulable, transformable par monsieur et madame Tout-le-monde.
Joëlle Cachin : De l’autre une montre suisse, le iPhone 6, complexe, difficile à démonter, à remontrer, des vis de tailles différentes, sans raison apparente, et des pièces détachées non fournies.
Zoé Decker : Alors est-ce que les fabricants cherchent volontairement à compliquer la tâche des réparateurs ?
Joëlle Cachin : Et Est-ce qu’on peut parler d’obsolescence programmée ?
François Marthaler : Quand on parle d’obsolescence programmée, on parle surtout de ce qui se passe, ce que l’on ne voit pas à l’intérieur de l’appareil, à savoir les programmes.
Zoé Decker : François Marthaler, ancien conseiller d’État vaudois, fondateur de La Bonne Combine et créateur de Why! open computing3, ces ordinateurs programmés pour durer.
François Marthaler : On a vu récemment sur l’iPhone, si vous installez la dernière version du système d’exploitation, votre appareil ralentit au point que vous n’avez juste qu’une envie c’est de l’envoyer par la fenêtre. D’autant plus que s’agissant de logiciels qui ne sont pas libres, il est même interdit d’étudier le code pour essayer de savoir.
Joëlle Cachin : C’est-à-dire que si on arrive à rentrer dans le code d’un logiciel fermé, on pourra y voir l’obsolescence programmée ?
François Marthaler : Oui. Tout à fait. C’est un petit bout de code qui dit : « Si tu es en train de tourner sur une machine qui a plus de quatre ans, modifie la vitesse du processeur pour que ce soit plus lent. » À l’inverse, les logiciels libres qui sont, au fond, la solution par rapport à cette problématique d’obsolescence programmée, peuvent être étudiés, peuvent être modifiés. Si un petit malin a introduit un virus du type obsolescence programmée, disons-le comme ça, on peut l’en retirer ou contrer le problème.
Il y a plusieurs projets qui courent en ce moment sur des smartphones plus libres. Je pense que de manière tendancielle les logiciels libres vont s’imposer dans ce marché, pour une raison toute simple, ce sont les coûts de développement. Ces logiciels sont devenus tellement complexes, pour réduire les coûts de production, il faut s’associer et éviter que chaque marque développe son propre système.
Joëlle Cachin : Est-ce que l’économie suisse par exemple, peut tourner sans obsolescence programmée ?
François Marthaler : Bien évidemment ! Pendant des années, à La Bonne Combine, des clients nous disaient : « C’est très bien ce que faites, réparer, faire durer, mais n’empêche, chaque fois que vous réparez un appareil eh bien c’est un appareil neuf qui n’est pas vendu et donc vous tuez l’emploi industriel ! » J’ai dit : « Mais attendez, non ! Je vais quand même aller voir dans la théorie économique où est-ce que c’est écrit qu’il faut que le gaspillage s’accroisse, qu’on épuise les ressources, qu’on accroisse les inégalités, pour que l’économie fonctionne ! » La réalité c’est évidemment que la valeur ajoutée des activités de réparation sur la durée de vie du produit représentait bien plus que le fait d’acheter du produit bas de gamme et de le remplacer toutes les x années. Surtout que ça crée des emplois locaux en plus de ça. Pareil pour les logiciels libres. On n’est pas obligé d’acheter des licences outre-Atlantique. On peut développer localement et créer de l’emploi ici. Cette tendance est bonne pour l’économie, est bonne pour la planète.
Joëlle Cachin : D’ailleurs, ces derniers mois, un vent de révolte s’est levé en Europe et aux États-Unis.
Zoé Decker : En France l’association Halte à l’obsolescence programmée4 a déposé plainte contre le fabricant Apple soupçonné de ralentir volontairement ses anciens smartphones.
Joëlle Cachin : En Suisse, en revanche, la grogne est plus discrète.
Sophie Michaud Gigon : On a eu quelques plaintes à la FRC. Là on en a à peine une dizaine, donc c’est vraiment assez peu.
Joëlle Cachin : Sophie Michaud Gigon est secrétaire générale de la Fédération romande des consommateurs.
Sophie Michaud Gigon : C’est vrai que quand on a eu des cas, en 2007, comme Lehman Brothers ou comme Sachs, les gens se sont adressés à la FRC en masse. Là, pour l’instant, avec Apple, on n’est pas là-dedans ; on est aussi dans une phase d’observation. C’est vrai que nos partenaires européens sont en train d’analyser ce qui pourrait être fait ensemble pour avoir plus de poids. Apple, il faut savoir, c’est 200 milliards de chiffre d’affaires, c’est 800 milliards de cotation en bourse, donc ce sont des grosses entreprises qu’on n’attaque pas, juste comme ça, d’un claquement de doigts. Il faut bien se préparer et puis là on est vraiment dans cette phase d’observation maintenant à la FRC et nos partenaires européens.
Joëlle Cachin : Est-ce qu’en Suisse on a suffisamment d’outils pour lutter, justement ?
Sophie Michaud Gigon : On n’a pas de loi sur l’obsolescence programmée. On n’a pas de possibilité de demander des indemnités, mais on a un outil qui est la loi contre la concurrence déloyale, qui nous permet, à la FRC donc, de déposer plainte pénale. Et le consommateur, ce qu’il peut faire, lui, c’est ouvrir une action sur la base justement de la loi contre la concurrence déloyale, mais une action civile et ça, c’est cher ! Souvent, dans le droit de la consommation la valeur litigieuse étant assez basse, les gens renoncent à partir en justice. Ça crée, évidemment, un sentiment d’impunité pour les entreprises fautives parce qu’elles savent qu’elles seront assez peu poursuivies par le consommateur seul.
Joëlle Cachin : Est-ce qu’il y a une volonté politique suffisante dans notre pays ?
Sophie Michaud Gigon : Le Conseil fédéral est très frileux sur une éventualité de légiférer dans ce domaine. Il estime qu’il faut laisser faire, que l’économie trouvera les bonnes incitations et puis qu’il faut sensibiliser la population. C’est clair que le consommateur, là, est soumis à des choix : est-ce que je suis un consommateur qui veut encourager la durabilité ? Et dans ce cas-là un Repair Café [Café de réparation] va justement aller dans ce sens. Ou est-ce que je suis un consommateur qui met une grande priorité à changer tout le temps d’appareil ? Je pense que c’est aussi une question personnelle. En Suisse, la FRC pousse pour, justement, offrir aux consommateurs la possibilité de faire différemment que ce que nous poussent à faire les producteurs comme les entreprises Apple.
Zoé Decker : Et faire différemment, c’est possible. L’entreprise Recommerce5 rachète les smartphones, notamment via les opérateurs, les reconditionne puis les revend sur Internet.
Joëlle Cachin : Bonjour.
Joëlle Cachin : Et tout se déroule ici à Genève dans les ateliers de l’entreprise de développement durable Réalise, leur partenaire.
Jérôme Grandgirard : Le smartphone va suivre un cheminement tout au long de l’atelier.
Joëlle Cachin : Jérôme Grandgirard, manager de la filière suisse de Recommerce.
Jérôme Grandgirard : Premièrement, un poste d’enregistrement du smartphone. Poste de nettoyage, et ensuite il y a toute une batterie de tests qui est effectuée sur ces différents smartphones : le test de Wi-fi par exemple, le test d’appel aussi pour voir si le téléphone fonctionne. Et un des tests principaux et importants c’est l’effacement des données. Donc on fait une remise à niveau aussi du téléphone au niveau logiciel.
Joëlle Cachin : Là vous êtes en train de vérifier tous les petits détails.
Employé : Oui. Il faut. Il faut bien nettoyer.
Jérôme Grandgirard : Là on sort d’un pic, dernièrement, avec la sortie du dernier iPhone ou des derniers iPhones puisqu’il y en avait plusieurs. Mais ce sera également le cas en mars-avril avec la sortie du nouveau Samsung. Les gens, effectivement, vont profiter de revendre leur ancien téléphone pour se financer le nouveau. Donc ça c’est plutôt un modèle intéressant.
Zoé Decker : Le marché du smartphone est en plein essor en Europe. Recommerce enregistre une croissance de 30 % de clients chaque année et pour Jérôme Grandgirard il y a encore du potentiel à exploiter.
Jérôme Grandgirard : On sait qu’aujourd’hui, en Suisse, il y a à peu près 8 millions de smartphones qui dorment dans les tiroirs. Et aujourd’hui, je pense que le consommateur suisse n’est pas encore complètement effectivement averti qu’il a la possibilité de revendre ces téléphones ou alors de leur offrir une seconde vie par d’autres moyens.
Ce qui est important de remarquer c’est l’extraction de matières : il faut environ 70 kg pour faire un smartphone de 150 grammes. Et les trois quarts, finalement, de cette empreinte écologique du smartphone sont dus à la fabrication du smartphone. Il aura fait également quatre fois le tour de la planète, environ, avant d’arriver dans les mains d’un consommateur lambda. Et le seul moyen aujourd’hui, en tant que consommateur, pour réduire cet impact, c’est de prolonger sa durée de vie.
Christophe Dunand : Venez voir ce qu’il y a dans la caisse.
Zoé Decker : Waouh !
Jérôme Grandgirard : Il y a en des caisses comme ça, je veux dire. Chaque année ce sont des palettes. Ce sont des vieux téléphones, on a entre 70 000 et 100 000 téléphones par an.
Zoé Decker : Christophe Dunand est directeur général de Réalise.
Christophe Dunand : Les téléphones de la première génération seront revendus à très bas prix à des pays plus lointains où les gens ont besoin de téléphoner et d’envoyer des SMS. Les autres générations sont revendues à un prix supérieur. Tout ce qui est effectivement du domaine du déchet est recyclé. Donc à priori, on est bien dans une logique d’économie circulaire, faire circuler, faire durer au maximum ces différents objets.
Joëlle Cachin : Est-ce que vous sentez un frémissement du côté des entreprises aujourd’hui vis-à-vis de cette obsolescence programmée dont on parle ? Et, plus largement, d’une écoconception de leurs produits ?
Christophe Dunand : On voit qu’on est capable de produire à peu près tous les biens et services nécessaires à une société durable de manière durable. Aujourd’hui, on voit de plus en plus d’entreprises qui s’intéressent à ça et notamment, je pense que c’est plus une question de génération. La nouvelle génération a complètement intégré, c’est ce qui me donne beaucoup d’espoir, ces questions écologiques et sociales. Et si elle travaille dans les entreprises et qu’à la fois, en même temps, en tant que citoyen, la demande augmente, eh bien effectivement l’économie va changer. Rappelons-nous qu’on n’a pas de choix ! On a vingt ans pour mener à bien des réformes très profondes de l’économie et des modes de consommation.
Zoé Decker : Un mouvement de transformation de la société qui est en marche et il commence dans la rue avec la multiplication des petits magasins de réparation. C’est en tout cas l’avis de Nicolas Nova, professeur à la Haute École d’art et de design de Genève, spécialiste en culture numérique.
Nicolas Nova : On est moins dans une logique Kleenex que dans une logique d’essayer de préserver une forme de durabilité de ces objets parce que, justement, ces magasins-là, avec le temps, vont ramener cette problématique des pratiques de réparation dans notre quotidien alors que c’est quelque chose qu’on a évidemment perdu depuis une trentaine d’années.
Joëlle Cachin : Pourtant on les utilise rarement plus de 18 mois nos smartphones, en tout cas c’est ce que disent les chiffres. Qu’est-ce que ça dit de notre société ça ?
Nicolas Nova : Ce qui est intéressant, quand on va chez des gens, on les fait parler de leur smartphone et, notamment, du problème de leur durabilité, c’est qu’au bout d’un moment ils vont sortir une boîte de chaussures ou ils vont nous amener dans un coin de chez eux où il y a une pile de téléphones qui ne sont pas jetés. Beaucoup de gens les gardent avec dedans des restes et des souvenirs, parfois des photos, parfois des sons. Il y a une espèce d’ambivalence là-derrière, qui est à la fois l’objet jetable ou qu’on va remplacer régulièrement, mais, en même temps, une difficulté à se séparer d’un objet qui a été le prolongement de soi pendant une certaine période. Ça pose toutes sortes de questions intéressantes sur quoi faire, en fait, de toutes ces espèces de mémoires passées dans ces objets. Mais est-ce qu’il n’y a pas d’opportunité, derrière, de création de services pour permettre de garder un lien, en fait, à nos objets techniques passés ? Notre cerveau, notre mémoire, sont là dans des objets et c’est inerte à la maison, mais ça pourrait devenir autre chose aussi.
Joëlle Cachin : C’est la fin de ce Quinze minutes. Merci à Matthieu Balmer pour la réalisation. Vous pouvez nous retrouver sur les réseaux sociaux #15RTS. À la semaine prochaine.
Zoé Decker : Ce reportage, vous pourrez aussi le réécouter ce soir dès 22 heures 40.