Ni d’Ève ni d’Ada. Tribune de Véronique Bonnet à l’occasion du Ada Lovelace Day 2020.

Jadis, il était inenvisageable qu’un être féminin accède aux arcanes de la mathématique. Au XIXe siècle, Ada Lovelace, la programmeuse qui réalisa la première ligne de code de l’histoire pour la machine de Babbage, fut en ce sens une exception. Au XIIIe siècle, Émilie aussi. Émilie du Châtelet, physicienne et traductrice de Newton.(1)

Persister, alors, à se réjouir, un jour dans l’année, le second mardi d’octobre, que des femmes puissent coder ? Ou se réjouir, tous les jours de l’année, que les femmes et les hommes puissent écrire des lignes de code qui commémorent cette première fois, expression fabuleuse de l’autonomie humaine capable de contrôler un programme ? Le Free Software, par ses quatre libertés, magnifie ce geste originaire. Et ceci à cause du respect porté à l’utilisateur, qu’il soit d’Ève ou d’Adam, ces vieilles histoires n’ayant que trop duré. Ce qu’a pu accomplir Ada, inaugurant la longue chaîne des programmeurs des deux sexes, suggère une lecture existentielle élargie. Être libre aussi d’exécuter, d’interroger, de modifier, de partager sa vie comme on veut.

Naguère, les libristes femmes de l’April marquaient le Ada Lovelace Day, en se photographiant avec des barbes postiches, comme pour neutraliser l’absence de l’ attribut qui fait défaut aux filles d’Eve et aux filles d’Ada, pour se fondre aux « barbus », surnom des geeks mâles. Alors qu’un être humain est doté du même potentiel qu’un autre être humain, pour peu que le regard qu’on pose sur lui soit aussi bienveillant. Ce qui requiert que les peuples travaillent à abolir les dispositifs rétrogrades qui entravent la liberté des chances, et font persister une dissymétrie que peut aggraver la misère. A la précarité économique, à la privation parfois pure et simple d’éducation imposée par des idéologies d’un autre âge, les femmes paient encore un lourd tribut.

En ce Ada Lovelace Day, peut-être serait-il pertinent de célébrer le droit à l’indifférence dont Ada a pu bénéficier par son contexte familial très particulier, contrairement à Ève que le mythe présente comme sous-produit de l’homme, mise à l’index et toujours en faute. Le diable est dans les détails.

Si Ada, sans précarité économique aucune, put, au XIXe siècle, et de surcroît en Angleterre, s’adonner à l’étude des nombres et des figures, ceci fut à l’époque une exception dont il serait souhaitable qu’elle devienne la règle. De dépit d’avoir été abandonnée par le poète Byron, père d’Ada, la mère d’Ada décida que l’enfant qu’elle élèverait seule, quel que soit son sexe, n’aurait pour trajectoire de vie ni la poésie ni la littérature mais les mathématiques et les sciences, considérées alors comme aux antipodes des lettres.

Ce qui se voulait une vengeance fut pour Ada une opportunité de trouver ouverte une voie qui, alors, pour les filles, était quasiment fermée : la pratique de l’abstraction et du calcul de propositions. Certes, Anabella, la mère, était elle-même mathématicienne par inclination, et Byron l’appelait sa « princesse des parallélogrammes ». Mais Ada fut programmeuse par profession, et réalisa, pour Charles Babbage, qui l’appelait « l’enchanteresse des nombres », les lignes de code destinées à sa « machine analytique », premier ordinateur qui aurait pu fonctionner à la vapeur si la mise de fonds pour le terminer avait été suffisante.

Aujourd’hui encore, les conditions ne sont certainement pas réunies pour que ce droit à s’ouvrir à tous les possibles, qu’on soit indifféremment femme ou homme, aille de soi. La persistance, à certains endroits du monde - et même presque partout - de tutelles législatives, économiques, et même symboliques, est pesante et requiert bien des combats. Pour certaines religions - et peut-être même toutes - il n’est pas indifférent d’être humain femme ou bien humain homme pour pouvoir accéder ou non à certaines modalités délectables, joyeuses ou sérieuses, de la vie.

Certaines représentations sont tenaces, et s’insinuent encore dans nos choix alors même que les opportunités d’existence semblent ouvertes à l’identique pour chaque être. Il y a encore vingt ans, j’enseignais à une classe préparatoire à dominante biologique avec un seul garçon parmi toutes les filles, et dans une classe préparatoire à dominante mathématique avec une seule fille parmi tous les garçons. Femmes princesses et enchanteresses de la biologie, par leur pouvoir de mettre au monde la chair de leur chair ? Hommes princes et enchanteurs de la mathématique, par la grâce de l’abstraction désincarnée ? Certes, l’obsolescence programmée en matière de reproduction des humains féminins est plus précoce que celle des humains masculins, et les humains féminins portent l’enfant à naître dans leur corps alors que les humains masculins le confient à un corps autre. Et alors ?

Concevoir et inventer : le projet du logiciel libre s’adresse à quiconque, et concerne quiconque. Il est d’essence universelle, refusant que ce soit le programme qui contrôle l’utilisateur quel qu’il soit. Que l’on pratique l’informatique ou non, que l’on puisse porter barbe ou pas, œuvrer à sensibiliser à des programmes contrôlés par leurs utilisateurs, les réaliser, les exécuter, les étudier, les améliorer, en partager des copies modifiées ou non modifiées commémore la maîtrise manifestée par le premier être humain à avoir programmé.

Les hacktivistes libristes, deux termes neutres, ni féminins ni masculins, manifestent en ce jour leur volonté d’autonomie, de générosité, de présence à l’autre. Quels que soient leur couleur, leur âge, leur sexe. Ni d’Adam ni d’Ève. Ni d’Ève ni d’Ada.

(1) Voir à ce propos la lettre ouverte à Ada du 13 octobre 2015 dans le Framablog (https://framablog.org/2015/10/13/lettre-ouverte-a-ada/) où j’évoque leur deux trajectoires inouïes.

Véronique Bonnet, présidente de l'April