Neutralité du Net : réponse de l'April à la consultation du gouvernement

L'April publie sa réponse à la consultation publique sur la neutralité du Net (document complet au format PDF) lancée par Nathalie Kosciusko-Morizet (Secrétaire d'État à la Prospective et au Développement de l'économie numérique).

1. Êtes-vous d'accord avec la définition de la neutralité du Net et les dimensions du débat présentées ci-dessus ?

Nous sommes d'accord sur la définition de la neutralité d'Internet, à savoir que le réseau ne doit effectuer aucune discrimination en fonction de l'émetteur, du destinataire, ou de la nature des données et du protocole utilisé. Seules de rares exceptions doivent pouvoir amener à contrevenir à ce principe, pour pallier des difficultés temporaires et imprévisibles dans la gestion du réseau.

Nous sommes également d'accord sur le fait que ce principe est une des bases qui a permis le succès d'Internet et de la mise en commun d'un capital d'information de dimension planétaire, dont l'influence sociale, politique et économique est à la fois majeure et unique dans l'histoire de l'humanité. Le logiciel libre et l'ensemble des ressources libres disponibles sur le réseau en donnent d'ailleurs une nette illustration. Un réseau neutre est une condition première pour l'épanouissement de cette culture qui est la nôtre. Sans la neutralité du Net, le Logiciel Libre n'aurait pas pu se développer et participer de manière importante à la croissance d'Internet. Il constitue aujourd'hui un phénomène de société à part entière. Cette neutralité demeure plus que jamais nécessaire à l'élaboration collaborative de projets par des contributeurs du monde entier.

Nous profitons du débat présenté lors de cette consultation pour préciser un certain nombre de points :

  • Une politique ambitieuse relative à Internet ne doit pas se borner à « permettre aux usagers d'accéder à l'information », mais devrait plutôt favoriser les échanges d'informations : les technologies de communication sont conçues pour mettre en commun l'information et permettre à tous de contribuer à son élaboration ;
  • Le réseau, sous le contrôle de puissances publiques ou privées, n'a pas à décider de ce qui est licite ou non. Cette mission est du ressort de la justice, qui peut agir avec toute latitude sans effectuer de discrimination à grande échelle ;
  • Des études poussées comme celle de la Quadrature du Net ont montré les risques et les limites (rapidement atteignables) des technologies de filtrage visant à lutter contre la pédopornographie. Nous pensons qu'instituer un filtrage systématisé d'Internet pour lutter contre ce type d'infraction est disproportionné, dangereux, en plus d'être tout simplement inefficace ;
  • La différentiation Internet Fixe / Internet Mobile n'a pas à être telle que présentée dès le début du document. Internet est -- par définition -- l'interconnexion globale de plusieurs réseaux. Parler de deux Internet différents est en soi une atteinte à l'unité d'Internet. Par ailleurs, même si les technologies et la topologie des acteurs peuvent être très différentes entre le réseau fixe et le réseau mobile, la notion de la rareté de la bande passante existe qualitativement de la même façon sur les deux réseaux ; et cela n'a pas empêché le réseau fixe d'être déployé en respectant la neutralité ;
  • En dehors de gestion de crises ponctuelles (problèmes d'intégrité ou de sécurité, temporaires et imprévisibles), il semble inconcevable d'instituer un système discriminant qui transformerait la rareté de la bande passante en une rente économique, alors que ce ne fut jamais nécessaire pour l'épanouissement à l'échelle planétaire du réseau fixe. Des solutions pour la gestion de cette rareté sont tout à fait envisageables sans faire appel à quelque discrimination que ce soit qui remette en cause la neutralité du réseau (investissements, améliorations technologiques, rééquilibrage du dividende numérique, tarification à l'octet, transparence et/ou pénalités en cas d'indisponibilité du réseau, etc.)  ;
  • Il semble dans tous les cas inacceptable de lier la tarification à une gestion de trafic priorisée sur le réseau ; ce serait une atteinte majeure à la neutralité, et ce dans un but commercial.

2. Parmi les problématiques identifiées, quelles sont celles qui justifieraient de façon prioritaire un engagement des pouvoirs publics ?

Les pouvoirs publics devraient délimiter les pratiques qui relèvent d'une gestion raisonnable du réseau, donner au régulateur le pouvoir de contrôler les pratiques mises en oeuvre, et donner à l'autorité judiciaire la possibilité de condamner la violation de neutralité du réseau.

3. Quelles différences et points communs identifiez-vous entre les contextes américain et franco-européen ? Dans quelle mesure cela peut-il impacter le débat et l'intervention publique en France ?

La position américaine sur la liberté d'expression a toujours été différente de la vision européenne et française ; cette différence se retrouve dans le débat actuel. Néanmoins, la protection de la liberté pour chacun de partager de l'information sur le réseau impose une action résolue des pouvoirs publics, et ce des deux côtés de l'Atlantique. Des principes tels que définis dans la réponse 1) doivent être garantis aux États-Unis et en Europe afin qu'Internet reste le réseau tel que nous le concevons dans cette même réponse.

4. Avez-vous déjà été confronté à des difficultés se rapportant à la neutralité du Net sur le marché français ? Si oui, lesquelles ?

Aucun opérateur de réseau mobile n'offre un Internet neutre. Les protocoles y sont filtrés, en particulier ceux qui permettent de transporter la voix ou d'échanger des fichiers. Lorsqu'on connaît les multiples casquettes de ces opérateurs (producteur de contenus, opérateurs téléphoniques, ...), on peut se demander quelles sont leurs réelles volontés commerciales. On peut d'ailleurs noter que certains d'entre eux ont déjà été condamnés pour entrave à la concurrence. Pour la grande majorité des offres mobiles, nous avons constaté que l'utilisation de termes comme « Internet », « illimité » est largement abusive.

Il semble ainsi largement nécessaire de réserver l'appellation « Internet » à des offres qui respectent les conditions de neutralité qui donnent à Internet ses qualités intrinsèques. Les offres d'accès à Internet ne respectant pas ces principes sont, de fait, mensongères.

Wikipédia recense un grand nombre de mauvaises pratiques se rapportant à la neutralité du Net

5. Les règles existantes aujourd'hui en matière de règlementation sectorielle et en matière de concurrence vous semblent-elles suffisantes pour répondre aux questions suscitées sur la neutralité du Net ? Si non, dans quels domaines devraient-elles être précisées ou renforcées et par quel moyen (législation/réglementation, définition d'orientations générales par le régulateur, accord collectif...) ?

Les règles existantes semblent largement ne pas connaître la protection de la neutralité de l'Internet. Nous soutenons les propositions faites par la Quadrature du Net dans cette perspective, c'est-à-dire :

  • Une régulation fondée sur la transparence. La concurrence ne peut en aucune manière suffire : les pratiques de gestion du trafic doivent être précisément encadrées.
  • Une clarification législative est nécessaire pour définir ce qui ressort des atteintes à la neutralité du Net et sanctionner ces pratiques. Cela suppose de déterminer quelles sont les pratiques raisonnables de gestion du réseau, c'est-à-dire pouvant être légitimement mises en œuvre dans le seul but de préserver le bon fonctionnement du réseau.
  • Tout manquement aux règles ainsi définies doit pouvoir faire l'objet de recours par les fournisseurs de contenus et par tout consommateur.
  • Aucune restriction des droits et libertés fondamentaux des utilisateurs d'Internet ne peut être mise en place sans une décision préalable des autorités judiciaires.
  • Le label « Internet », fondé sur une stricte neutralité du transporteur de données, doit être utilisé pour protéger les consommateurs.

6. Une distinction vous semble-t-elle nécessaire dans l'analyse entre l'Internet fixe et l'Internet mobile ?

Il y a un Internet qui repose sur différents réseaux. Même si, dans des cas motivés, il peut y avoir besoin de différences d'appréciation entre les réseaux dans la délimitation de la notion de pratique raisonnable de gestion de trafic, une distinction entre deux types de service ne peut pas permettre de traiter une différence structurelle comme celle entre fixe et mobile.

Pallier des problèmes techniques ponctuels (comme le déployement partiel des points d'accès mobiles à Internet), ne doit pas être utilisé comme une excuse par certains opérateurs pour remettre en cause l'un des éléments fondateurs de l'Internet, celui du « principe de bout-à-bout » qui permet à toute machine connectée de communiquer d'égale à égale sur l'ensemble des réseaux Internet.

7. Une distinction vous semble-t-elle nécessaire dans l'analyse en fonction des différents services de l'Internet ?

Une telle distinction serait par essence contraire à la neutralité du réseau, et particulièrement nocive en matière de liberté d'innovation et de liberté d'expression.