Mark Zuckerberg est-il dangereux ?

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Titre : Mark Zuckerberg est-il dangereux ?
Intervenants : Julien Le Bot - Xavier de La Porte
Lieu : Émission Le code a changé, France Inter
Date : avril 2020
Durée : 28 min 33
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Présentation de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Danger, PxHere - Licence Creative Commons Zero (CC0)
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Mark Zuckerberg est-il dangereux ? On y parle de Cambridge Analytica, des dangers que Facebook fait peser sur la démocratie, et on se demande si Mark Zuckerberg n’a pas perdu le contrôle de sa plateforme.

Transcription

Xavier de La Porte : Reprenons.
Pour essayer de comprendre ce qu’est Facebook, on a fait un pari : plonger dans l’esprit de Mark Zuckerberg, c’est lui-même d’ailleurs qui incitait quand, au début de la plateforme, il avait inscrit sous chacune des pages de Facebook « Facebook, une création de Mark Zuckerberg ».

Voix off : Le code a changé

Xavier de La Porte : Avec Julien Le Bot qui a écrit Dans la tête de Mark Zuckerberg et qui a à peu près tout lu et tout entendu sur le sujet, on a remonté le fil de la plateforme depuis la fascination du père pour l’informatique jusqu’au succès. On est arrivé à l’idée qu’il y avait une sorte de naïveté fondamentale dans Zuckerberg donc dans Facebook, une naïveté consistant à croire que relier les gens, les connecter comme on dit dans la plateforme de Palo Alto, ça suffit à améliorer le monde. En même temps, je dois dire que je ne suis pas complètement satisfait de cette conclusion. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas tout ce qu’on sait de Facebook aujourd’hui : Cambridge Analytica et les données personnelles des usagers ouvertes à tous les vents, le contrôle à géométrie variable de ce qui circule dans Facebook qui fait qu’un sein y est plus vite censuré que la propagande, etc. Tout ça est de plus en plus critiqué et Zuckerberg, à chaque fois, donne l’impression de tomber des nues. Si je ne suis pas complètement satisfait de la conclusion à laquelle on est arrivés c’est aussi parce que je ne crois pas complètement en la naïveté de Zuckerberg. Je pense, et je crois que Julien Le Bot le pense aussi, que c’est plus compliqué que ça.
Prenons l’argent par exemple. Facebook est aujourd’hui valorisé aux alentours de 600 milliards de dollars et la fortune de Zuckerberg estimée à 60 milliards de dollars. Et tout ça n’est pas venu de rien ! Au tournant des années 2007/2008, donc trois ans après la création de Facebook, Zuckerberg trouve son modèle économique et engage, pour le mettre en place, une femme qui est très importante dans l’histoire de la plateforme, cette femme c’est Sheryl Sandberg, elle venait de Google où elle avait déjà mis en place ce modèle. Ce modèle c’est celui qu’une chercheuse américaine du nom de Shoshana Zuboff a récemment théorisé sous le concept de capitalisme de la surveillance. En gros, on surveille les usagers ; à partir de ce qu’on recueille on constitue des bases de données personnelles et on les vend.
D’ailleurs, si on arrête d’y mettre les grands mots et qu’on se place du strict point de vue économique, Facebook c’est quoi ?

Julien Le Bot : C’est une immense régie publicitaire qui, en plus, est capable de connaître nos déplacements en temps réel et, du coup, le cas échéant, est capable de vendre de dire aux annonceurs « si vous voulez quelqu’un qui va en vacances aux Sables-d’Olonne, qui aime le surf et qui fera ceci ou cela, on vous permettra de les cibler ». Quand on est sur des choses un peu badines ou anodines on se dit que ce n’est pas très grave, mais on voit bien que quand on parle, par exemple, de questions politiques, de questions religieuses, même, pourquoi pas, de la vie de la famille, eh bien ça devient très inquiétant. C’est un modèle qui est pernicieux parce qu’on n’a pas l’impression, quelque part, de livrer nos données à une entreprise privée. En revanche elle, ce qu’elle fait, c’est qu’elle est en train structurer une base de données bien plus complète que pourrait en avoir des services de renseignement sur l’ensemble des dimensions de nos existences.
Quant à la question de l’argent, précisément, puisqu’il y a toutes ces connaissances sur l’ensemble des internautes, il y a la possibilité de le rentabiliser comme jamais. D’ailleurs, j’ai presque envie de dire qu’il y a une décorrélation totale entre l’image publique de Facebook et son succès en bourse : fin 2019, Facebook se porte extrêmement bien. Donc on a une espèce de Zuckerberg bashing qui est en train de se passer, on a vu par exemple Alexandria Ocasio-Cortez vraiment se défouler sur Mark Zuckerberg et ça se faisait du bien à tout le monde, en certain sens, pendant une audience au Congrès.

Xavier de La Porte : Là, il faut faire une parenthèse. J’adore ce moment ! C’est le genre de moment où la politique américaine se transforme en un vrai film hollywoodien. On est le 23 octobre 2019. Zuckerberg revient devant le Congrès américain, il avait déjà été auditionné en 2018 au sujet du scandale Cambridge Analytica1. Pour résumer : une enquête menée par The Gardian a montré qu’une entreprise du nom de Cambridge Analytica avait utilisé tranquillement des données de Facebook pour adresser des messages politiques ciblés à des électeurs de la présidentielle américaine. Cette entreprise a un agenda politique très clair. Après s’être exercée en Angleterre en appui de la campagne pro-Brexit, elle a vendu ses services à Donald Trump. Les équipes de Trump ont donc pu, grâce à Cambridge Analytica, adresser des messages à des électeurs sur la base d’un maillage hyper-fin, parfois un quartier ou même un bloc d’immeubles. Des messages rédigés à partir des problèmes spécifiques de ce lieu, eux-mêmes identifiés grâce aux conversations Facebook des gens vivant dans ce lieu et des messages adressés à des gens identifiés comme sensibles aux thématiques de campagne de Trump. Cambridge Analytica s’est vantée d’avoir rédigé et diffusé 100 000 messages différents pendant le seul troisième débat entre Donald Trump et Hillary Clinton. Même s’il est impossible de mesurer l’effet de ces messages sur le vote, on sait que plus de la moitié des Américains disent aujourd’hui s’informer prioritairement par Facebook. Donc, il y a un problème ! Et à l’origine de tout ça, il y a les données de Facebook.
On est le 23 octobre 2019 au Congrès, l’élue Alexandria Ocasio-Cortez représentante du 14e district de New-York et de l’aile gauche des démocrates interroge de nouveau Mark Zuckerberg et elle ne le lâche pas.

Alexandria Ocasio-Cortez, voix off de la traductrice : À quelle date avez-vous appris pour Cambridge Analytica ?

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Je ne suis pas certain de la date précise, mais c’était probablement au moment où c’est devenu public. Je crois que c’était vers mars 2018, mais je peux me tromper.

Alexandria Ocasio-Cortez, voix off de la traductrice : Quand est-ce que la directrice d’exploitation de Facebook a-t-elle été mise au courant ?

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Je n’ai pas la réponse en tête.

Alexandria Ocasio-Cortez, voix off de la traductrice : Vous ne savez pas. Est-ce que quelqu’un dans votre direction était au courant de Cambridge Analytica avant le premier article du Gardian le 11 décembre 2015 ?

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Je crois que oui, certaines personnes s’en occupaient en interne.

Alexandria Ocasio-Cortez, voix off de la traductrice : Quand est-ce que le sujet a été abordé avec Peter Thiel de votre conseil d’administration ?

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Je ne sais pas.

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Vous ne savez pas ! C’est le plus gros scandale de données personnelles qu’a connu Facebook avec des conséquences catastrophiques sur la présidentielle de 2016 et vous ne savez pas !

Mark Zuckerberg, voix off du traducteur : Madame, nous en avons discuté après avoir su ce qui s’était passé.

Xavier de La Porte : Ça continue comme ça pendant encore un moment. On se demande comment Zuckerberg a pu se relever de critiques pareilles ! C’est intéressant d’écouter l’analyse qu’en fait Julien Le Bot.

Julien Le Bot : Quelque part, ce genre de séquence fait les affaires de Facebook, parce que c’est sur Facebook que cette séance de lynchage public a été diffusée et les « like » que les internautes ont pu mettre sur cette vidéo en disant effectivement « on est en colère », ça a permis de continuer de circonscrire les pensées des uns et des autres, donc sans doute, derrière, de les reverser dans la régie publicitaire qui est utilisée ensuite par les annonceurs pour cibler des catégories d’individus.

Xavier de La Porte : Ça c’est extraordinaire ! Même la critique de Facebook devient une donnée marchandisable par Facebook. On croirait lire un passage du fabuleux livre de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, quand ils expliquent que la force du capitalisme à partir des années 80 et 90 ça avait été d’intégrer sa propre critique pour se renouveler et se faire accepter. Là on a un exemple en actes : les gens qui partagent et « likent » cette vidéo où Zuckerberg se fait laminer donnent des indices sur leurs opinions politiques à Facebook qui va en tirer profit. D’ailleurs ça ne gêne en rien les marchés financiers qui continuent de voir en Facebook une valeur intéressante.
C’est là où on peut penser qu’il y a une contradiction avec les propos de Zuckerberg sur le fait que Facebook soit là pour faire le bien de l’humanité. Parce que ce modèle économique de régie publicitaire implique quand même la mise en place de fonctionnalités techniques qui sont assez douteuses. Par exemple, on sait que Zuckerberg travaille avec le Persuasive Technology Lab de l’université de Standford qui est spécialisé dans l’attention et dans l’invention de fonctionnalités qui captent cette attention pour faire rester les internautes le plus longtemps possible sur la plateforme ce qui permet ensuite à Facebook de monétiser cette attention.
Je reviens à mon hypothèse déjà posée : il y a du cynisme chez Zuckerberg.

Julien Le Bot : Son cynisme est évident puisque, au moment où apparaît ce mouvement Time Well Spent qui est donc guidé par des gens comme Tristan Harris, quand bien même, on l’a entendu partout sur le fait qu’il fallait absolument éviter d’avoir cette tyrannie de la notification et d’avoir une meilleure alchimie quotidienne dans notre interaction avec les smartphones et avec les réseaux sociaux, il dit « oui, oui, bien sûr, Time Well Spent — d’ailleurs il reprend le mot de l’adversaire politique Tristan Harris — est essentiel chez Facebook, donc on va diminuer — je crois qu’il a chiffré à 50 millions d’heures — le temps passé sur Facebook ». Dans même temps il va dire aux publicitaires : « Vous voyez, on fait attention à ce que les gens soient un peu moins sur la plateforme, ça veut dire que quand ils seront sur votre publicité ciblée, quelque part, ça restera du temps qualitatif ». En un certain sens, Mark Zuckerberg a fait ce que Patrick Le Lay voulait faire avec TF1 mais en 100 millions de fois mieux que TF1. C’est du temps de cerveau disponible. En revanche, je pense que quand il a un discours et une prise de position politique sur l’intérêt de Facebook dans le fait de se sentir proche par exemple des siens, quand il discute avec des gens de Freakonomics sur l’importance des communautés, je pense qu’il y a ce truc hyper-paradoxal où on a la brutalité du chef d’entreprise qui coexiste avec un type qui est convaincu, parce que son père l’a convaincu plus jeune, qu’on pourra faire fusionner l’humanité avec tous ces algorithmes, avec toutes ces plateformes, et tout ça nous aidera à être mieux informé, à être content de savoir que sa fille est en Erasmus en Hollande ou que son fils est parti bosser chez Google comme ingénieur. On sera tous heureux et on communiera par la grâce de toutes ces applications. C’est un truc hyper-paradoxal. D’ailleurs je pense que ce n’est pas le premier individu hyper-puissant dans l’histoire de l’humanité à être paradoxal. Il en fait partie.

Xavier de La Porte : Julien Le Bot parle de puissance. Zuckerberg est à la tête d’une sorte de pays numérique qui compte 2,4 milliards d’habitants. Et il sait sur chacun de ces habitants autant de choses, voire plus, que les États auxquels ces individus appartiennent. Ça, c’est de la puissance !
Il est puissant aussi parce qu’il est riche, très riche, tout simplement très riche. Sa fortune est estimée, selon les fluctuations de Facebook en bourse évidemment, aux environs de 60 milliards de dollars. Alors qu’est-ce qu’il fait de son argent ?

Julien Le Bot : Il n’en fait pas grand-chose. Il s’est mis à acheter, dans les années 2010, un certain nombre de grandes propriétés à Hawaï, il a acheté une grande maison à San Francisco, il s’est offert une jolie maison. Il est évidemment dans le fait de capitaliser un petit peu autour de tout ça, mais surtout il met beaucoup d’argent dans sa fondation, la fondation Chan Zuckerberg Initiative qui a été créée avec cette ambition, quelque part, qui était de se mettre un peu dans les roues de gens comme Bill Gates.

Xavier de La Porte : Tiens ! Bill Gates, le patron de Microsoft. À priori ce n’est pas du tout le même modèle que Zuckerberg. D’ailleurs, ça me fait penser à une scène de The Social Network , le film de Fincher, Bill Gates vient parler à Harvard et on voit le jeune Zuckerberg l’écouter bouche bée avec un air d’admiration béat. Je n’ai jamais compris ce qu’il y avait entre Zuckerberg et Bill Gates.

Julien Le Bot : Ce qu’il admire chez Bill Gates c’est que, à ses yeux, Bill Gates est l’homme grâce auquel on a un PC dans toutes les maisons, avec une suite logicielle facile à manipuler, ce qui fait que du Ghana à l’Europe en passant par le Vénézuéla et les États-Unis, tout le monde, grosso modo, a les mêmes logiciels et on communique grâce au fait d’avoir les mêmes outils. Il est dans cette même énergie. C‘est-à-dire qu’avec Facebook tout le monde est sur le même réseau social et on a, grosso modo, la même famille d’applications, c’est ce qui fait qu’on peut considérer qu’Internet, en tant que projet, a réussi puisque, démocratiquement, on a les mêmes outils et, en ce sens-là, il est très heureux. Et, dans le même temps, il se dit « cet argent-là il faut que je le rende à la communauté » et, comme Bill Gates qui s’est lancé dans la fondation Bill et Melinda Gates, eh bien avec sa femme, Priscilla Chan, ils ont lancé leur entreprise à caractère philanthropique. Ce n’est pas une fondation au sens où l’argent n’est pas distribué à fonds perdu. En fait l’argent est structuré, capitalisé et rentabilisé. En revanche, il y a beaucoup d’argent qui, derrière, est mis à profit pour financer des recherches dans la biologie, dans l’amélioration de l’éducation, etc.

Xavier de La Porte : Je me souviens d’une discussion avec Fred Turner au sujet de Zuckerberg et de son argent. Fred Turner est un prof de Stanford qui est très critique de la Silicon Valley et il voit dans ces entreprises d’aujourd’hui des sortes de nouveaux empires industriels pas très différents, au fond, de ceux qui ont toujours existé aux États-Unis, les Ford, les Gereral Motors, etc., pas plus vertueux que leurs ancêtres malgré leurs discours et leur management cool.
En même temps, Turner me disait être toujours troublé quand il longeait en voiture The Zuckerberg San Francisco General Hospital, parce que, me disait-il, dans un pays qui a presque abandonné l’idée du bien public, eh bien c’est Zuckerberg qui finance le premier hôpital public de San Francisco au point que son nom y soit accolé et Fred Turner s’affligeait de ce paradoxe.
Le paradoxe, toujours le paradoxe !
D’ailleurs, un autre paradoxe que je soumets à Julien Le Bot : Zuckerberg est à la tête d’une entreprise qui est notoirement invasive en termes de vie privée et pourtant lui est très secret. Par exemple, en Californie et à Hawaï, il a racheté des terrains qui entouraient sa maison pour être invisible et inaccessible.

Julien Le Bot : C’est pour ça qu’il a toujours ce discours sur le contrôle. En fait, en gros il passe en force pour contraindre les uns et les autres à faire tomber les barrières de la vie privée et, dans le parallèle, quelque part il dit « je mets les outils à disposition pour que chacun puisse contrôler ». Comme il a le cash nécessaire, il contrôle sa propre vie privée. Si vous vous promenez à Palo Alto, vous ne pouvez plus voir sa maison puisqu’il a effectivement acheté les maisons qui sont autour.

Xavier de La Porte : C’est quoi son idée de la vie privée ?

Julien Le Bot : Il y a d’abord, chez lui, une conviction fondamentale qui est qu’un individu c’est un individu. Le fait d’avoir plusieurs « moi », d’avoir à un moment donné peut-être une vie professionnelle, une vie personnelle, peut-être une vie d’auteur, des pseudonymes, etc., c’est quelque chose qu’il a beaucoup de mal à concevoir.

Xavier de La Porte : Ce qui était la promesse de l’Internet du départ : sur Internet tu peux être autre chose que ce que tu es dans la vie.

Julien Le Bot : Exactement. Donc c’est la raison pour laquelle je pense, et je ne suis pas le seul à le penser évidemment, que Facebook a contribué à tuer l’une des promesses d’Internet.
Déjà il y a cette espèce d’idée d’intégrité de la personne. Il a parfois parlé de transparence intégrale ou radicale, je ne sais plus quel est adjectif en français, mais il est dans cette idée selon laquelle il y a une espèce de noyau dur qui est donc la personne, la vérité de la personne, l’authenticité de la personne. Derrière tout ça, quelque part pour lui la vie privée doit être en partie abolie, en ce sens qu’à partir du moment où grâce aux technologies on peut partager des choses dont on ne soupçonne pas qu’elles nous lient aux autres, eh bien il faut démultiplier les possibilités relationnelles, peut-être que ça permettra d’ouvrir les chakras, de développer et de cultiver l’empathie. Je pense que Mark Zuckerberg pense que faire tomber une partie de la vie privée c’est mieux ressentir ce que ressentent les autres. C’est donc très intéressant de le lire dans les Zuckerberg Files et de voir que, par moment, il a cette espèce de laïus pour le coup très naïf et très dangereux sur le fait de dire que, quelque part, en faisant tomber des barrières chez l’autre on est plus capable de décentrer son regard pour se projeter à sa place et mesurer les enjeux.

Xavier de La Porte : Ah oui ! Ça, c’est la position libérale classique. S’il le veut, chacun peut protéger sa vie privée. Évidemment, on ne se pose pas du tout la question des moyens.
Une chose étonnante, une des seules passions intellectuelles avouée de Mark Zuckerberg c’est l’Empire romain. Moi j’avoue, j’ai toujours une suspicion à l’égard des gens qui sont passionnés par les empires et les empereurs, par exemple que Laurent Joffrin, le patron de Libé, soit un passionné de Napoléon m’a toujours inquiété, parfois plus que ses éditoriaux. Mais comment interpréter ça chez Zuckerberg ? Ça l’a pris quand ?

Julien Le Bot : Depuis très jeune puisqu’il a d’ailleurs appris le latin, le grec aussi. Il a deux filles, Maxima et August, et il y a beaucoup de références, comme ça, qui sont feuilletonnées dans ses prises de parole publiques où il parle du fait que l’Empire romain c’était un projet civilisationnel fondamental, que, quelque part, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Il explique comment, pour avoir la paix, il a fallu se faire des ennemis, il a fallu passer par des moments difficiles. D’ailleurs, je pense que c’est pour lui une source d’inspiration puisqu’il est passionné d’architecture, il est passionné d’empire et de développement d’immenses projets, cette espèce de truc où il se dit « je crois que j’ai compris un truc très fort, je manie très bien, j’ai la machine qu’il faut donc, à la façon quelque part d’un empereur romain, et quand bien même ça suscite des tollés, eh bien je vais réussir à imposer mon truc et on se rendra compte dans deux cents ans que Facebook était une étape fondamentale dans l’histoire de l’humanité. » Quelle dangereuse erreur !

Xavier de La Porte : Erreur, d’accord ! Mais, en attendant, ça veut dire quelque chose. Ça veut dire que Zuckerberg considère que la violence peut être une étape nécessaire de la construction. Ce n’est quand même pas rien. Ça veut dire aussi que Zuckerberg voit son œuvre comme autre chose qu’une simple réussite technologique ou entrepreneuriale. Il lui confère une vertu civilisationnelle, mais aussi, peut-être, une vertu politique. D’où une nouvelle hypothèse : on peut considérer que Zuckerberg estime, d’une certaine manière, qu’il fait de la politique.

Julien Le Bot : Oui et c’est pour ça que je pense qu’en 2017 on s’est complètement trompé en pensant qu’en faisant son tour des États-Unis, c’était son challenge – chaque année Mark Zuckerberg a un challenge –, en 2017 il s’est mis en tête de visiter l’ensemble des États aux États-Unis qu’il n’avait jamais visités et il y a eu toute une mise des photographies. On le voyait en train de traire des vaches, de se promener auprès d’ouvriers et compagnie, donc des commentateurs politiques ont dit « Mark Zuckerberg c’est peut-être, entre guillemets, "le prochain Obama" » puisqu’on connaît un peu ses plaidoiries pro-démocrates. Pas du tout ! Je pense que son allégeance c’est Facebook et qu’il est vraiment persuadé que c’est une communauté, là au sens inquiétant, c’est-à-dire qu’il a vraiment l’impression d’emmener des gens dans un projet qui est le sien. Il porte sa vision politique avec Facebook dans sa conception de la vie privée, dans sa conception de la liberté d’expression, dans les standards de la communauté qui sont ceux, quelque part, qui nous permettent de partager ou pas des choses sur Facebook. La vision du nu chez Facebook n’est pas la vision du nu sur Internet.

Xavier de La Porte : Bon, là, en écoutant Julien Le Bot je pense qu’il y a un sous-texte dans ce qu’il raconte. Ce qu’il dit, en gros, c’est que oui, Zuckerberg est très politique, mais pas au sens classique où il veut exercer le pouvoir. Zuckerberg a créé un monde dont il fabrique les lois. Et c’est ça qui est politique.
Je pense que la référence de Julien Le Bot, quand il dit ça, c’est un texte très célèbre dans le monde numérique, un texte qui a été publié en 1999 par le grand juriste américain Lawrence Lessig2, qui s’intitule Code is Law, ce qu’on pourrait traduire en gros par « le code informatique faire la loi ». Ce que raconte Lessig dans ce texte est très simple à comprendre aujourd’hui mais, en 1999, c’était visionnaire. Lessig dit qu’à l’heure où nous vivons une partie de plus en plus importante de notre vie en ligne par l’intermédiaire de machines et de programmes, eh bien la programmation informatique est une activité politique, puisque c’est le programme informatique qui décide ce qu’on peut faire ou pas et comment on peut le faire ou ne pas le faire. La programmation informatique c’est la loi du monde numérique. Or, dans ce monde numérique aujourd’hui, on s’informe, on communique, on se rencontre, on se drague, on dépense de l’argent, etc., et on le fait comme le programme nous autorise à le faire, pas autrement. Et quand Facebook décide qu’on ne peut pas montrer un sein sur Facebook, mais, en revanche, qu’on peut montrer des armes, il fabrique une loi qui s’applique à tous les habitants de Facebook. En 1999, Lessig en tirait comme conclusion qu’il fallait appliquer les règles de la démocratie à l’informatique sinon on allait voir apparaître des tyrannies numériques où des programmeurs nous feraient faire ce qu’ils veulent sans possibilité de discuter. Eh bien, les réseaux sociaux ont réalisé le cauchemar de Lessig. Et ce n’est pas pour rien que Zuckerberg est fasciné par l’Empire romain parce que, à sa manière, il est un empereur qui, dans l’empire qu’est Facebook, édicte ses lois sans rendre de compte à personne. Des lois qui s’appellent d’ailleurs « conditions générales d’usage », que personne ne lit mais que personne n’est censé ignorer non plus à partir du moment où il est sur Facebook.
Admettons que Zuckerberg soit une sorte d’empereur contemporain régnant sur une partie de la vie de 2,4 milliards d’êtres humains, ça ouvre une nouvelle hypothèse. Ses concurrents sont donc d’autres empires, empires économiques mais aussi empires politiques, donc des pays. Facebook est donc une puissance géopolitique.

Julien Le Bot : Très intéressant, le fait qu’aujourd’hui il est en train de se positionner comme une espèce de rempart contre la montée en puissance de la Chine. Pour le coup c’est d’un cynisme absolu, bien évidemment, puisque Facebook a essayé pendant des années de s’installer en Chine, il a mis en scène ses petits joggings pour montrer qu’il arrivait comme ça en conquérant sur place et qu’il se sentait très bien en Chine. Il a même proposé à Xi Jinping de participer éventuellement au fait de donner un nom à sa seconde fille. Il a appris le mandarin pas seulement parce que sa belle-famille parle chinois mais aussi parce qu’il s’agissait de pouvoir échanger en direct avec les dirigeants chinois en mandarin. Non, aujourd’hui il est en train de se positionner en garant du free speech à l’américaine à l’heure où, quelque part, les concurrents ne sont plus américains pour Facebook, mais les concurrents viennent de Chine. C’est tout à fait paradoxal et très inquiétant, encore une fois.

Xavier de La Porte : Facebook inquiète, c’est un fait, et ça se matérialise par des critiques de plus en plus féroces qui sont adressées à Zuckerberg.
Julien Le Bot estime qu’un tournant a eu lieu en 2016 avec l’affaire Cambridge Analytica mais pas seulement. On pourrait citer aussi l’utilisation de Facebook comme outil de propagande et même les terroristes qui diffusent en direct leurs actes comme lors de la tuerie de Christchurch en Nouvelle- Zélande qui a été diffusée en direct sur Facebook Live. Et là, ce qui est intéressant, c’est la manière dont Zuckerberg réagit à ces critiques, une manière qui est, en elle-même, assez inquiétante.

Julien Le Bot : Je pense qu’il y a toujours cette idée selon laquelle les commentateurs, grosso modo, en font un peu des caisses. Et ça c’est très embêtant parce qu’il a le nez dans les données. C’est un peu comme quelqu’un qui ferait de la malbouffe et qui dirait « regardez, quand je fais des trucs sucrés les gens adorent ! Pourquoi vous m’embêtez ? » Il a du mal à prendre la réalité des contextes, les contextes de réception des messages, les contextes politiques où peuvent circuler des messages. Je ne dirais pas qu'on a à faire à quelqu’un qui est dans la tentation du déni, il est dans la réalité d’un déni et, ensuite, il fait des accommodements à ses yeux raisonnables ; je dis bien à ses yeux raisonnables.

Xavier de La Porte : Par exemple ?

Julien Le Bot : Dans un certain nombre de pays aujourd’hui, par exemple au Vietnam, il est prêt à discuter avec les autorités sur des contenus qui sont considérés comme politiquement délicats. Donc d’une part, d’un côté, on a un chef d’entreprise qui dit « je suis le garant du free speech donc je n’irai pas faire des affaires avec la Chine et soyez méfiants parce que ces Chinois sont des professionnels de la censure » et, dans le même temps Facebook, sur plein de territoires, a été capable d’avoir des accommodements déraisonnables au regard de la question de la liberté d’expression. D’ailleurs, très régulièrement il y a des lettres ouvertes qui sont envoyées par des collectifs de la société civile d’Afrique, d’Asie pour dire « Facebook arrêtez, vous faites n’importe quoi ! Ne vous rendez pas complice de ces régimes-là. » Et paradoxalement, à des moments où il aurait fallu réagir plus vite comme en Birmanie puisqu’on sait qu’il y a une responsabilité immense de Facebook dans la diffusion de messages de haine en Birmanie à l’endroit des Rohingyas, Facebook a mis beaucoup de temps d’une part à reconnaître sa responsabilité dans tout ça et ensuite à réagir pour bloquer tout ça.

Xavier de La Porte : Au fond c’est donc toujours la même méthode depuis le début : construire un truc avec des intentions qui ne sont pas forcément mauvaises mais sans vision aucune du contexte, des conséquences possibles. Quand ça consistait à noter des filles sur un campus comme Facemash ce n’était pas joli joli mais ce n’était pas non plus dramatique. Quand ça consiste à faciliter la propagande du gouvernement birman contre les Rohingyas, là c’est une catastrophe.
Tout cela finit par faire une impression bizarre, celle que Facebook a échappé à Zuckerberg, qu’au fond il n’est pas à la hauteur des enjeux. D’ailleurs c’est parfois l’impression qu’il donne quand il est questionné à propos de Facebook, l’impression qu’il est dépassé. Est-ce que Zuckerberg est vraiment dépassé par Facebook ?

Julien Le Bot : Je pense que Facebook a échappé à Zuckerberg en très grande partie. Je pense que Mark Zuckerberg est aujourd’hui devant une machine devenue complètement folle, qui génère tellement d’argent que, quelque part, c’est très compliqué de redresser la barre de ce paquebot qui est aujourd’hui, en plus, une série d’entreprises agglomérées derrière ces grandes capitales qu’on appelle Facebook, F, A, C, E, B, O, O, K, on sent qu’on nous l’impose au visage. Eh bien, je crois que lui, qui a paradoxalement 60 % des droits de vote au conseil d’administration, a beaucoup de mal à manœuvrer sa machine. D’ailleurs on le voit bien rien qu’aux États-Unis : les républicains qui pourtant profitent pleinement de Facebook pour diffuser leur publicité politique et leurs fake news, passent leur temps à dire que Facebook est un lieu pro-démocrate qui est bourré de biais et qui les dessert politiquement, ce qui est faux. Et de l’autre côté, côté des démocrates, on n’arrête pas de dire qu’il faut démanteler Facebook, qu’il faut se débarrasser de ces grandes plateformes et c’est un peu devenu l’ennemi utile pour exister politiquement dans l’espace public. Au milieu de tout ça, on a Mark Zuckerberg qui fait le dos rond, qui essaye d’être, pour le coup, suffisamment malin et cynique avec tout le monde pour limiter les tentations de régulation et limiter la casse. Donc je crois que, du coup, il n’arrive pas vraiment à se projeter dans le fait de, par exemple, penser réellement à la transformation de son modèle pour éviter de persévérer dans ce capitalisme de la surveillance qui dessert tout le monde, qui continue de provoquer des dégâts au Sri-Lanka, aux Philippines. D’ailleurs, au fond, une immense partie de la fortune de Facebook repose sur le fait que Facebook n’est pas à la hauteur de ses responsabilités.

Xavier de La Porte : De plus en plus de gens plaident pour un démantèlement de Facebook, on le sait, il y a de célèbres précédents aux États-Unis où c’est un moyen de lutter contre les monopoles. Je demande son avis à Julien Le Bot sur le démantèlement de Facebook.

Julien Le Bot : En fait, c’est une question hyper-compliquée parce que, déjà, Facebook c’est le nom d’autre chose, c’est le nom des plateformes qui fonctionnent sur la question du capitalisme de surveillance de l’ensemble des internautes comme Google et compagnie. Démanteler Facebook, pourquoi pas, mais, à ce moment-là, il faudrait poser une question beaucoup plus large qui serait la régulation et l’encadrement de toutes ces plateformes et puis, d’autre part, démanteler techniquement je ne sais même si c’est possible ; d’une part je ne suis pas un spécialiste technique de ces questions-là mais aujourd’hui Facebook est en train d’intégrer techniquement l’ensemble de ses messageries et de ses bases de données.

Xavier de La Porte : Via Instagram, WhatsApp Messeger.

Julien Le Bot : Exactement. Donc ça devient techniquement de plus en plus compliqué de saucissonner, pour ainsi dire, cette entreprise. Donc démanteler Facebook, je ne sais pas. Réguler très sérieusement l’ensemble de ces entreprises, oui. On ne peut pas avoir des entreprises aussi peu responsables : on a peu de transparence, on a peu de leviers pour la redevabilité, démocratiquement ce n’est pas satisfaisant. On ne peut pas dire que des algorithmes vont décider de ce qui est dicible ou pas dicible. Quand on voit les discussions qu’il y a pu y avoir par exemple entre la France et Facebook, on dit ça comme si c’était un État, sur l’encadrement des discours, y compris des discours de haine, il y a une vraie question à se poser. C’est-à-dire est-ce que c’est vraiment à Facebook d’anticiper ou de gérer sur ce qui est dicible ou pas dicible ? À l’heure actuelle il y a de discussions qui contribueraient, en gros, à fabriquer de la censure privée. Ce sont des entreprises qui ne payent pas correctement leurs impôts. Ce sont des entreprises qui ont un modèle de développement qui n’est pas adapté, on va dire, au fonctionnement de nos institutions. En fait, de ce point de vue-là, pour le coup il faut être très ferme sur le fait de dire que quelque part, d’un point de vue régulation, on n’est pas au niveau

Xavier de La Porte : OK. Donc personne n’est au niveau dans cette histoire, Zuckerberg n’est pas à la hauteur de ce qu’est devenu Facebook. Facebook n’est pas au niveau des enjeux qu’il soulève et les États ne sont pas à la hauteur dans les moyens à disposition pour réguler ce type de plateforme. Bon ! On est mal barré !
Alors juste une dernière question par curiosité. Julien Le Bot a écrit un livre qui s’appelle Dans la tête de Mark Zuckerberg où il essaie de départager entre le cynisme et la naïveté du patron de Facebook, mais sans vraiment trancher la question sans doute parce que ce n’est pas possible. Il a tenté de répondre à cette question horriblement difficile sans même pouvoir la poser à Zuckerberg dont le service de communication a refusé tous les entretiens, il l’a raconté. Donc je lui demande : s’il était autorisé à poser une question à Mark Zuckerberg, une seule question, mais à laquelle Zuckerberg répondrait sincèrement, quelle question lui poserait-il ?

Julien Le Bot : Alors là je cale. Je pense que la vraie question c’est : est-ce que vous pensez vraiment que Facebook c’est dans l’intérêt de l’humanité ? Je pense qu’il le pense et j’aimerais bien, du coup, avoir cette réponse-là.

Xavier de La Porte : C’est peut-être la seule question en effet. Mais je ne sais pas si Zuckerberg lui-même pourrait y répondre et c’est peut-être ça le fond du problème.
Merci à Julien Le Bot. Son livre Dans la tête de Mark Zuckerberg a été publié aux éditions Actes Sud.