Le Cyber Resilience Act : une épée de Damoclès sur le logiciel libre
La Commission européenne porte un projet de règlement visant à renforcer les règles en matière de cybersécurité afin de garantir une plus grande sécurité des produits matériels et logiciels, le Cyber Resilience Act. Comme malheureusement trop souvent, l'approche de la Commission semble traduire une vision strictement industrielle, fondée sur le modèle verticalisé et centralisé des grandes entreprises éditrices d'une informatique privatrice. Ce projet représente une menace très sérieuse pour le logiciel libre, comme en témoigne notamment une lettre ouverte cosignée par un ensemble d'organisations actrices de l'écosystème du logiciel libre à l'échelle européenne.
La sécurité informatique, dès lors qu'elle est un outil au service des utilisatrices et utilisateurs, maîtrisée par elles et eux, est une condition importante de l'exercice des libertés informatiques dans leur ensemble. Les différentes méthodes de développement propres au logiciel libre, fondées notamment sur la transparence, la reproductibilité et la collaboration, qui s'apparentent le plus, en ce sens, à la méthode scientifique, sont bien davantage vectrices de sécurité qu'un modèle basé sur une approche verticale et opaque. Quoi qu'il en soit, la sécurité ne peut-être un prétexte suffisant par lui-même pour justifier la réduction des libertés fondamentales. Toute mesure de « sécurité » se doit de répondre aux principes de proportionnalité et de stricte nécessité, c'est vrai pour l'informatique comme partout ailleurs.
Agir pour une meilleure sécurité informatique est un objectif louable et, en tout état de cause, un levier politique que la Commission européenne a pleine légitimité à vouloir actionner. Toutefois, cela ne peut se faire de manière décorrélée de la réalité des pratiques et sans concertation. Dans une lettre ouverte adressée aux membres du Parlement européen et du Conseil de l’Union Européenne, aux représentants au Conseil de l'Union européenne, des organisations actrices de l'écosystème du logiciel libre à l'échelle européenne ont exprimé leur vive inquiétude et ont pointé l'absence de consultation des communautés du logiciel libre, alors même que « les logiciels libres représentent en Europe plus de 70 % des logiciels présents dans les produits contenant des éléments numériques ».
La Commission veut donc imposer de manière verticale une méthodologie basée sur un système de « norme CE », adossée à une très forte responsabilité de celles et ceux qui produisent du code et de celles et ceux qui le diffusent. Toute personne produisant ou diffusant du code serait ainsi individuellement responsable de la sécurité de ce code, dans le cadre des obligations découlant du règlement. Or, la plupart des logiciels libres sont développés avec des moyens dérisoires, par des bénévoles ou de petites structures, et n’ont pas la capacité financière et humaine de mettre en œuvre les processus lourds et complexes qu’induirait le projet de règlement, notamment en termes de certification.
Position d'autant plus paradoxale que la Commission européenne semble pourtant reconnaître l'importance des logiciels libres dans le socle technologique qui sous-tend Internet, notamment du point de vue des enjeux de sécurité. Elle avait ainsi mené des projets visant justement à soutenir la sécurité des logiciels libres critiques, notamment l'initiative EU-FOSSA, European Union Free and Open Source Software Auditing, qui accordait des primes pour la détection de failles de sécurité dans des logiciels libres utilisés par les institutions européennes1. Pourtant, le Cyber Resilience Act disqualifierait ce socle critique en Europe au lieu de participer à sa sécurisation. Dans le même temps, ce socle technologique continuera à être utilisé et développé dans le reste du monde. Par effet de bord, la Commission va sérieusement démunir et handicaper l’industrie européenne.
Les organisations signataires de la lettre ouverte et notamment le CNLL (l'Union des entreprises du numérique ouvert) dans son communiqué, s'alarment du risque que fait porter le Cyber Resilience Act sur la filière européenne du logiciel libre, qui représente, rappelle le CNLL, « 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires direct et environ 100 milliards d’euros d’impact économique total ». En forçant une responsabilité lourde sur les éditeurs de logiciels libres – sans considération de possible relation contractuelle avec les utilisateurs et utilisatrices –, ce projet semble témoigner d'une méconnaissance profonde des logiciels libres, des méthodes de développement qui leur sont propres, ainsi que des communautés qui les font vivre. On rappellera, par exemple, que les acteurs et actrices du logiciel libre n'ont pas attendu la Commission pour proposer des contrats de maintenance et/ou d'assurance, distincts du développement du code.
Dans son projet de règlement, la Commission cherche visiblement à donner des gages vis-à-vis des logiciels libres. Mais, loin de convaincre, celle-ci témoigne, ici encore, d'une méconnaissance importante. Ainsi, dans un des considérants de principe – et non pas dans un article à part entière – le règlement prévoit une exception pour les logiciels libres développés et distribués dans le cadre d'activités non commerciales. Ces activités non commerciales sont définies de manière très restrictive, ce qui rend presque inopérante l'exception2. À titre d'exemple, elle ferait, entre autres, tomber sous le coup des lourdes obligations prévues par le texte les codes publiés sur les plateformes type GitHub et GitLab puisque celles-ci proposent, par ailleurs, des services payants à leurs utilisateurs et utilisatrices.
Le Cyber Resilience Act risquerait d'avoir un effet dissuasif délétère sur le développement et l'utilisation des logiciels libres en Europe et sans doute, par répercussion, à une échelle plus globale. On imagine ainsi aisément que des entreprises puissent d'elles-mêmes exclure le recours à des composants libres, tiers, de leurs propres solutions au profit de logiciels privateurs, préférant laisser à l'éditeur le soin de se conformer aux obligations du règlement, plutôt que de se charger elles-mêmes d'une maintenance pro-active de ces composants tiers.
L'April rappelle la Commission européenne à ses prises de positions passées sur le logiciel libre 3, qui se voulaient, selon elle, ambitieuses, alors que la proposition de Cyber Resilience Act traduit plutôt une perception verticale et centralisée de l'informatique. Si elle ne veut pas porter un grave coup à l'ensemble des vertus du logiciel libre qu'elle prétend elle-même défendre (ouverture, souveraineté, innovation, etc.), elle se doit d'écouter très attentivement les actrices et acteurs concernés et amender en profondeur son projet.
- 1. En janvier 2019, l'Union européenne ouvre la chasse aux failles dans les logiciels libres
- 2. Voir, par exemple l'analyse de l'OFE, Open Forum Europe (en anglais)
- 3. Lire le communiqué de l'April sur la stratégie de la Commission sur « l'octroi de licences open source et la réutilisation des logiciels de la Commission ».