Le contrôle social par la surveillance – Félix Tréguer - Ceci n’est pas une parenthèse
Titre : Le contrôle social par la surveillance
Intervenant·e·s : Félix Tréguer - Malika Barbot
Lieu : Ceci n’est pas une parenthèse #6 - Radio Parleur
Date : mai 2020
Durée : 38 min 29
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : logo de La Quadrature du Net - Licence Creative Commons [https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr CC BY-SA 4.0]
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
L’événement est historique. Avec la pandémie, le système économique et nos modes de vie se figent. Déjà, certain·es poussent vers une reprise « comme avant ». Contre cette vision, des voix s’élèvent. Avec Ceci n’est pas une parenthèse, Radio Parleur vous propose une série de podcasts pour entendre celles et ceux qui pensent aujourd’hui à un lendemain différent.
État d’urgence sanitaire, application StopCovid, drones, back-tracking, censure, surveillance… Les pratiques liées au contrôle social peuvent faire peur. Pour ce sixième épisode de Ceci n’est pas une parenthèse, nous recevons Félix Tréguer, chercheur associé au centre Internet et Société du CNRS.
Transcription
Plusieurs voix off : Ceci n’est pas une parenthèse, les entretiens de Radio Parleur sur le monde d’après.
Il y a des gens qui ont méprisé ceux qui ne sont rien, les derniers de cordée qui étaient invisibilisés et j’espère que dans le monde d’après on va changer ce regard.
Le confinement et la manière dont ça a été géré a mis en lumière des grosses inégalités sociales.
Je crois qu’il faut se diriger petit à petit vers plus d’autonomie, plus de responsabilité.
J’adore ton intelligence.
L’évènement est historique. Notre système économique, nos modes de vie, l’école du petit dernier, le coiffeur du coin de la rue, tout est à l’arrêt, tout s’est immobilisé, confiné, bien obligé face à un micro-organisme, un virus moteur d’une pandémie, une maladie qui, pour la première fois de mémoire d’humain, s’est répandue sur toute notre planète. Face à cela la politique, le financier, l’économique rêvent d’un simple passage à vide, d’un arrêt brutal qui n’empêchera pas tout de reprendre comme avant. Pourtant, de semaine en semaine, de milliard en milliard, de relance en relance, l’évidence s’impose. Ceci n’est pas une parenthèse. Tout est changé par le virus. Les dogmes sont enfin ébranlés, les débats sont à nouveau ouverts. Et ces voix, ces revendications, ces exigences qui s’élèvent pour penser un monde différent et pointer les errements de l’actuel, on vous propose de les entendre sur Radio Parleur.
Ceci n’est pas une parenthèse, c’est une série d’entretiens menés par notre rédaction avec celles et ceux qui pensent déjà à l’après. Des discussions en trois parties pour penser l’après pandémie : Qu’est-ce qui s’arrête ? Qu’est-ce qui s’accélère et comment ne pas la refermer cette parenthèse ?
Épisode 6, « Le contrôle social par la surveillance » avec Félix Tréguer.
Première partie. Ce que la crise accélère.
Malika Barbot : Aujourd’hui on est avec Félix Tréguer. Bonjour.
Félix Tréguer : Bonjour.
Malika Barbot : Vous êtes chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS. Vous êtes l’un des fondateurs de La Quadrature du Net1, une association qui milite pour les libertés fondamentales sur Internet, elle lutte contre la censure et la surveillance. Vous êtes aussi l’auteur de L’utopie déchue, une contre-histoire d’Internet paru en septembre 2019 aux éditions Fayart.
On va commencer par évoquer ce que la pandémie renforce mais avant tout, si on regarde historiquement, dans quelle mesure l’utilisation de moyens de surveillance est-elle quelque chose de nouveau pour faire face à des crises sanitaires ?
Félix Tréguer : En fait, c’est plutôt une constante dans l’Histoire. En réalité, c’est peut-être quelque chose qu’on avait oublié. On avait sans doute oublié ces liens extrêmement étroits entre la santé publique et, en tout cas, une forme de rationalité médicale et la raison d’État. À travers les siècles, en effet, une des grandes menaces sur les sociétés humaines, sur les économies et les formes politiques étatistes, ce sont, bien évidemment, les pandémies accélérées, favorisées par le développement du commerce international et les concentrations humaines dans les aires urbaines, à fortiori à l’ère d’un capitalisme industriel et mondialisé.
À travers les siècles, en effet, la survenue de crises sanitaires a été très régulièrement un contexte propice à l’apparition ou plutôt à l’amplification de nouvelles formes de contrôle social, de surveillance. On peut penser évidemment aux écrits de Foucault assez célèbres sur la question. Michel Foucault, le philosophe français qui, dans Surveiller et punir, a rappelé à quel point le régime de contrôle disciplinaire s’épanouit dans les sociétés industrielles du 19e siècle. Celui-ci apparaît selon les périodes sous forme d’un prototype ou d’un paradigme dès le début du 18e siècle dans les modes de gestion des dernières épidémies de peste qui ont frappé l’Europe. Il rappelle les règlements de police adoptés à l’occasion de ces épidémies qui aboutissent, en fait, à un quadrillage de l’espace, au fait d'avoir un contrôle très surveillé de l’espace et un enfermement des corps dans les maisons qui sont surveillées par les autorités.
On peut se rappeler, par exemple, que la dernière grande peste qui a touché le sol français c’était la peste de Marseille autour de 1720. C’est une époque où se développent de nombreux registres et autres fichiers de police. Cette crise est l’occasion, du coup, de faire proliférer comme ça des fichiers d’abord sur les morts, ensuite sur les familles des malades, sur certaines populations dont on estime qu’elles présentent des risques particuliers tels que les forçats ou les prostituées.
Un second exemple historique assez important parce que, quelque part, il renvoie là encore à des formes de contrôle social dominantes dans leur logique et qui sont un peu différentes des logiques disciplinaires dont parlait Foucault dans Surveiller et punir, ce sont les épidémies du 19e siècle, notamment les épidémies de choléra. On voit apparaître certaines innovations dans les modalités de régulation qui visent à favoriser, déjà à relâcher un petit peu les mesures très coercitives liées au mode de gestion des épidémies traditionnelles, les quarantaines, le quadrillage de l’espace dont nous parle Foucault, qui sont très mal vécues par les populations et qui restent associées un petit peu à une forme d’archaïsme et à une forme très autoritaire dans la gestion du risque sanitaire. C’est notamment en Angleterre, qui est l’empire commercial de l’époque, qui va exporter ces mesures de contrôle à travers les ports, le long des routes commerciales, pour relâcher les contrôles sur le sol intérieur, sur le sol britannique. Donc on a ces contrôles qui sont, comme ça, exportés à l’étranger et, sur le sol britannique, on passe à un régime qui est moins coercitif et qui s’appuie beaucoup sur la responsabilité individuelle. L’idée c’est que les personnes susceptibles d’être malades sont responsables juridiquement et pénalement s’il le faut, du risque qu’elles feraient encourir à d’autres personnes dans l’espace public, dans les lieux de réunion comme des commerces ou des cafés.
Donc ça renvoie à une forme de relâchement, en fait, des mesures les plus coercitives, mais à des modes de contrôle qui s’appuient sur la responsabilité individuelle et ça fait largement écho à ce à quoi on est confronté à l’heure actuelle, on pourra y revenir.
Malika Barbot : Justement, dans le contexte actuel, le 2 juin l’application StopCovid2 devrait être disponible. Pour rappel, elle s’appuierait sur la technologie du Bluetooth pour retracer l’historique des relations sociales sur la base du volontariat. Vous disiez dans Le Point qu’un discours tend à dire que se localiser ça deviendrait un acte citoyen. En quoi c’est un discours qui est culpabilisant et qui le produit ?
Félix Tréguer : C’est un discours et notamment cette citation émane d’une des premières personnes en France à avoir brandi cette solution comme une modalité efficace de gestion du risque sanitaire et du risque de contagion. C’était vraiment dans les tous premiers jours du confinement en France, fin mars, le patron d’une agence web, d’une agence de communication qui avait développé une application de ce type, qui n’a finalement jamais été distribuée parce que, sans doute, les autorités sanitaires et l’État lui ont indiqué que ce n’était pas une bonne idée de travailler à une solution de ce type et qu’il fallait privilégier une solution coordonnée par les autorités. Mais vraiment, dans son discours, il y avait cette idée que se géolocaliser est en effet un acte citoyen. C’était encore l’époque où les solutions brandies s’appuyaient sur la géolocalisation permise par les téléphones portables. Aujourd’hui les modèles techniques privilégiés s’appuient sur la technologie Bluetooth pour repérer les téléphones portables alentour. Il faut rappeler que le backtracking c’est en gros l’automatisation d’une vielle technique bureautique de gestion du risque épidémiologique, c’est-à-dire qu’il y a des équipes de médecins, de soignants, de bénévoles, qui appellent des personnes malades pour essayer de voir avec elles, au travers d’entretiens approfondis, avec quelles personnes elles ont pu être en contact, qui donc ont été exposées à un risque de transmission, pour les contacter à leur tour et leur rappeler la nécessité de s’isoler et de se faire tester, etc.
Ce qui est frappant dans cette histoire, c’est cette solution qui a occupé vraiment de manière centrale le débat public sur la manière dont gérer au mieux le risque sanitaire, le risque épidémiologique. C’est d’abord l’efficacité extrêmement douteuse d’un dispositif de ce type qui est très expérimental, qui ne peut pas couvrir toute la population, ce qui obère aussi de son efficacité. Il faut rappeler qu’il y a seulement deux tiers de la population française qui possède un smartphone soit pour des raisons économiques soit pour des raisons idéologiques parce qu’on peut refuser, par exemple, d’avoir un outil de surveillance dans sa poche qui nous géolocalise et nous rend plus facilement surveillable de manière continue. Ça c’est la question de l’efficacité qui reste vraiment très douteuse, d’ailleurs même les ministres qui ont passé des semaines entières, à longueur de journée, à communiquer sur cette application, le reconnaissaient eux-mêmes « on n’est pas sûr que ça marche ».
C’est présenté pour l’instant comme une démarche volontaire, là encore il faudra voir si on ne va pas vers un modèle plus coercitif dans la mesure où l’efficacité de cette application n’est pas du tout avérée, mais, pour faire le lien peut-être avec des épisodes historiques passés et parler un peu de notre époque, ce qui est frappant c’est qu’en fait à la fois dans cette logique d’automatisation et cette logique d’une démarche volontaire, il y a vraiment une espèce de tropisme néolibéral assez évident. C’est utiliser l’informatique pour permettre à des processus bureaucratiques de passer à l’échelle, de scaler comme on dit. En fait, à travers l’autonomisation, on peut faire avec beaucoup moins d’argent, beaucoup moins de moyens, ce que ces quelques équipes de dizaines, de centaines, peut-être de milliers dans certains cas, de personnes faisant du contact tracing à la main, j’ai envie de dire, en appelant les gens au téléphone. Tout ça c’est assez coûteux. Le faire passer à l’échelle c’est compliqué, budgétairement ce serait coûteux, donc on décide d’automatiser.
Là je pense que ça renvoie à des processus qui traversent l’ensemble du champ bureaucratique, de Parcoursup3 à l’intelligence artificielle qui orientera bientôt les demandeurs d’emploi, la dématérialisation des services publics à travers ces formes d’automatisation. Il y a une rationalité budgétaire qui préside à ces développements et qui s’inscrit à plein dans le néolibéralisme.
Le second point c’est cette idée de démarche volontaire, de responsabilisation individuelle, ça renvoie, en fait, aux théories comportementalistes du coup de pouce, ce qu’on appelle le nudge en anglais, cette idée d’une forme de gouvernement des sujets qui s’appuie sur tout un tas d’incitations, d’interfaces qui vont inviter, inciter les individus à adopter les bons comportements. Donc là, à travers cette application qui nous enverra toutes sortes d’informations, notamment des alertes en cas de risque, l’idée c’est qu’on va pouvoir aiguiller au mieux les individus et les amener, comme ça, à adopter ces bons comportements.
Ce qui est gênant aussi c’est que ça participe d’une forme d’acculturation générale à la surveillance. En fait, je reviens à cette phrase « se géolocaliser ou se backtracker à travers ces applications est un acte citoyen », c’est en fait cette idée qui est déjà assez répandue et qui est un peu un symptôme de notre époque, que se surveiller, s’équiper de ces dispositifs numériques qui sont autant de traceurs, c’est quelque chose de positif, c’est une solution à des problématiques en l’occurrence sanitaires extrêmement complexes, et ça renvoie, en fait, à une forme de solutionnisme technologique. Et cette idée que la technologie est toujours une réponse à des problématiques politiques est une idée fausse et dangereuse mais qui joue à plein à l’aune de cette crise.
Malika Barbot : La technologie c’est aussi les drones. Ils ont été utilisés pour faire respecter le confinement à Nice, Paris, Montpellier ou encore Rennes. La Quadrature du Net et la Ligue des droits de l’homme ont alors déposé un recours en justice sur leur utilisation. Qu’est-ce qui vous a poussé à le déposer ?
Félix Tréguer : À La Quadrature du Net, ça fait depuis le mois de septembre qu’on a lancé une campagne qu’on coordonne et qui implique d’autres organisations, d’autres associations, notamment la Ligue des droits de l’Homme, pour documenter, en fait, l’arrivée de nouvelles technologies policières dans l’espace public urbain. Ça concerne la vidéosurveillance automatisée dont l’une des applications est la reconnaissance faciale et le fait qu’aujourd’hui de plus en plus les parcs de caméras de vidéosurveillance dans les grandes villes sont branchés à des algorithmes qui vont analyser automatiquement, là encore, les flux pour essayer de repérer des évènements suspects sur la voie publique. Ça concerne aussi des dispositifs de police prédictive qu’on voit être expérimentés dans des villes comme Nice ou Marseille.
Parmi cet attirail de technologies sécuritaires depuis le big data on voit en effet, là, en l’occurrence, ce n’est pas du big data nécessairement, mais ces drones, donc ces gadgets, ces aéronefs pilotés à distance qui sont généralement équipés de caméras ou de haut-parleurs, qui sont utilisés depuis plusieurs années, c’est notamment ce qu’on cherche à documenter avec cette campagne Technopolice4, sur technopolice.fr, je vous invite à aller voir le travail collectif, c’est une campagne participative où chacun et chacune peut participer. Les drones ça fait vraiment partie de ces technologies qu’on voit et dont l’usage est largement amplifié par la crise. C’est-à-dire que c’était utilisé notamment pour surveiller les manifestations depuis plusieurs années, mais c’était un usage extrêmement parcimonieux qui, pour le coup, est là-aussi passé à l’échelle, s’est démultiplié à l’aune de la crise. On a vu, en effet, des drones être utilisés pour surveiller les populations, s’assurer du respect des règles de distanciation sociale. Les différents services de police font en général des contrats avec des start-ups qui leur louent ces appareils au prix fort, qui vont ensuite leur permettre de filmer, de diffuser des messages de prévention, de filmer les gens pour guider les patrouilles et ce type d’usage.
Le problème, et ça on s’en était rendu compte avant même la crise, mais voir cette amplification très forte depuis quelques semaines nous inquiète très largement. Nous on refuse ces technologies, on pense que ce sont des modalités de contrôle et de surveillance qui sont déshumanisantes et problématiques et qu’on doit les refuser, mais en plus c’est illégal. En gros c’est un décret adopté il y a quelques années qui régule l’utilisation des drones par les pouvoirs publics. En gros le décret dit « pour tout ce qui relève de la sécurité publique, toutes les garanties, toutes les règles fixées par ailleurs dans le décret ne sont pas applicables ». Donc il y a une forme de dérogation totale pour les usages policiers des drones qui fait qu’ils ne sont pas du tout encadrés en droit et en droit c’est une jurisprudence constante, notamment de la Cour européenne des droits de l’homme : les mesures de surveillance qui ne sont pas encadrées en droit, qui ne s’accompagnent pas de garanties juridiques suffisantes pour protéger les droits et libertés, en l’occurrence notamment le droit à la vie privée ou le droit d’aller et venir, sont illégales. Donc ce sont les arguments qu’on fait valoir aujourd’hui à travers ce recours. On a été audiencés devant Conseil d’État dans le cadre d’une procédure en référé. On demande au Conseil d’État d’ordonner à la préfecture de police de Paris de cesser l’utilisation illégale des drones.
Malika Barbot : Pour continuer sur les outils, on a vu, à Hong-Kong, que les voyageurs arrivant sont placés en quarantaine avec un bracelet électronique, ils ont aussi l’obligation de télécharger une application. Vous l’avez un peu évoqué avec la normalisation, mais est-ce que ce genre de pratique tend à se répandre de manière plus large ?
Félix Tréguer : Oui. On le voit à Hong-Kong, on le voit en Europe par exemple en Pologne où les personnes mises en quarantaine devaient envoyer régulièrement, à travers une application « proposée », entre guillemets, par la police, un selfie depuis leur intérieur à chaque qu’on leur envoyait un SMS leur demandant de le faire pour contrôler le fait qu’elles étaient bien chez elles.
Dans une province australienne, le gouverneur a aussi autorité pour faire installer des dispositifs, des objets connectés dans les domiciles des personnes mises en quarantaine, ça peut être des caméras de vidéosurveillance ou des sortes de bracelets électroniques qui seraient connectés et qui, là encore, pourraient attester qu’une personne respecte bien ses obligations de quarantaine.
En Russie, plus franchement dans le camp des démocraties dites libérales, c’est la reconnaissance faciale qui est utilisée partout dans Moscou pour, là encore, repérer les trombines des personnes qui ne respecteraient pas leurs obligations de confinement.
Donc on voit, comme ça, un florilège de technologies sécuritaires être utilisé dans le cadre de cette crise. Il y a aussi les caméras thermiques dont on pourrait parler, qui sont assez largement utilisées en Europe.
En fait, beaucoup des technologies un peu flippantes, un peu effrayantes sur lesquelles on travaille depuis plusieurs mois dans le cadre de cette campagne, c’est une espèce de florilège et d’explosion tous azimuts qui les fait proliférer avec des justifications qui ne sont plus, comme c’était le cas il y a encore quelques mois, fondées sur la peur du risque terroriste ou de la délinquance ou un discours plus technocratique lié à l’optimisation des activités de police ou de la gestion des villes dans les Smart Cities, qui étaient un peu les grandes catégories du discours promouvant ces technologies dans l‘espace public urbain. Là c’est pour faire appliquer les règles de distanciation sociale. Ce qui est intéressant c’est qu’on est à la fois dans des choses qui arment une forme de coercition – on l’a largement vu en France avec le déploiement policier massif, les verbalisations par millions et les contrôles très nombreux pour faire respecter les règles de confinement qui étaient une forme d’assignation à résidence, qui s’assimile à des mesures privatives de liberté assez drastiques. Il y a ces logiques plus souples, en apparence moins attentatoires aux libertés, basées sur une démarche volontaire, c’est l’exemple du backtracking qui nous est proposé aujourd’hui. On voit comment en fait, à travers ce spectre de pratiques de contrôle social plus ou moins coercitives, les dernières avancées en matière de technologie numérique, en matière d’informatique, sont mobilisées pour resserrer les mailles du contrôle social.
Plusieurs voix off : Ceci n’est pas une parenthèse.
Les entretiens de Radio Parleur sur le monde d’après.
Plus rien ne sera jamais comme avant, mais tout doit rester comme avant.
Une petite partie de beach-volley ? Ouais !
Vous vous trompez lourdement si vous pensez qu’en réalité le monde d’après on verra après.
Ohhh !
Vous devriez préparer le monde d’après si tant est que vous y croyez vraiment, déjà dans ce plan d’urgence, et ce n’est pas le cas.
C’est ce qu’on va voir.
Deuxième partie. Ce que la crise met à l’arrêt.
Malika Barbot : On va maintenant passer à une partie sur ce que la pandémie ralentit et c’est notamment les libertés individuelles. L’état d’urgence sanitaire a été instauré le 24 mars dernier. Il est prolongé au moins jusqu’au 10 juillet, d’ailleurs l’avocat Raphaël Kempf évoquait le sujet au micro de Radio Parleur il y a quelques jours.
Quelle est votre position sur cette prolongation, puisque certains s’inquiètent par exemple de son inscription dans le droit commun ?
Félix Tréguer : C’est en effet un risque typique des dispositifs d’urgence qui créent une forme de sédimentation des mesures dérogatoires, des mesures adoptées sous le coup de l’exception mais qui, en fait, banalisent des pratiques policières qui sont déjà en devenir, qui sont parfois émergentes, pas encore complètement installées. C’est le cas des drones, on en a largement parlé, mais il y a plein d’autres logiques de ce type, on l’a vu parle passé. En effet, les dispositifs légitimés dans le cadre de l’urgence et de l’exception sont inscrits dans le droit et tendent à devenir constants.
Dans les cours de droit public, quand on est étudiant en droit, on nous parle souvent de l’effet cliquet. L’effet cliquet c’est cette idée que le progrès des libertés serait constant et à chaque fois qu’une nouvelle liberté ou une nouvelle disposition protégeant les libertés fondamentales, les libertés publiques, apparaît en droit, il y a comme un effet cliquet qui fait qu’on ne revient pas en arrière. Ça me semble être l’un des grands mythes, des grandes fictions juridiques que cette idée d’un progrès continu des libertés. On peut le mesurer à l’aune de ces dernières années et de ces dernières décennies même, l’effet cliquet semble davantage valoir pour les dispositifs de contrôle social légitimés par l’exception que pour les libertés. On est plutôt dans une tendance à un recul, en effet tendanciel, du champ de la protection juridique des libertés.
C’est évidemment ce que fait craindre cet état d’urgence prolongé qui s’accompagne, en plus, d’un contrôle notamment parlementaire extrêmement lacunaire.
Au-delà du backtracking, des drones, des technologies de surveillance dans l’espace public urbain, il y a aussi eu la création à travers cette dernière loi de nouveaux fichiers pour permettre de repérer les personnes malades et ensuite les personnes à risque, notamment celles repérées au travers des politiques de contact tracing menées par des équipes médicales ou de soignants. De nombreux soignants justement, de nombreux médecins, certains syndicats ont dénoncé l’atteinte très forte au secret médical, au fait que des personnes pas du tout habilitées, habituées à manipuler des données de santé extrêmement sensibles y étaient autorisées dans le cadre de ces nouveaux dispositifs. Donc il y a, comme ça, tout un emballement, un effet de contamination juridique et de création de nouvelles pratiques de surveillance qui dépassent le champ du numérique.
Un autre aspect, une autre des modalités de surveillance qui prospère à l’aune de la crise, c’est aussi une forme d’autosurveillance justement, de contrôle des citoyens par les citoyens, de contrôle beaucoup plus horizontal. On lisait notamment, dans les premières semaines du confinement, que les standards des services de police ou de gendarmerie étaient saturés d’appels de personnes voulant délater le fait que leur voisin ou leur conjoint ou des connaissances ou des quidams se baladaient dans la rue sans aucune justification.
C’est d’ailleurs l’effet à la fois du discours sur la crise, du discours très guerrier qui a été brandi par les autorités, notamment par le président de la République Emmanuel Macron avec son anaphore « nous sommes en guerre, nous sommes en guerre » dans son discours du 16 mars ou du 15, tout le vocabulaire guerrier largement mobilisé sur les médecins, les agriculteurs au front et tout ça, les appels à l’unité nationale pour mieux justifier de ne surtout pas critiquer les modalités de gestion de crise. Tout ça apporte des effets en réveillant des tempéraments autoritaires chez les sujets, chez nos concitoyens avec, aussi évidement, cette peur entretenue par le discours sur le risque sanitaire qui conduit à ces comportements de délation, de contrôle. Là encore ce sont des formes d’évolution anthropologiques, culturelles, qui risquent d’avoir des effets de long terme et qui pourraient être inquiétantes s’il n’y a pas rapidement de réaction et si on n’arrive pas aussi à cultiver des modalités de résistance,
Malika Barbot : On va revenir sur cette notion de peur dans une dernière partie. Mais sur les libertés individuelles, la volonté du gouvernement de maîtriser l’information sur Internet semble se renforcer, on l’a vu pendant la pandémie avec une page reprenant les bons articles de fact-checking – elle n’existe plus depuis –, on le voit avec la loi Avia5 passée à l’Assemblée. Comment est-ce que ce contrôle participe à freiner les libertés individuelles sur Internet ?
Félix Tréguer : Là encore, c’est plutôt un approfondissement de tendances qui étaient déjà à l’œuvre avant la crise, c’est typiquement le cas de la loi Avia où la lutte contre les discours dits de haine, sexistes, homophobes, racistes, était instrumentalisée pour justifier l’installation de nouvelles modalités de censure aboutissant à un recul très fort des libertés publiques.
En gros, pour parler d’Internet qui est vraiment mon terrain d’expertise ,disons, ce qui se dessine et sans doute l’évolution majeure de ces dernières années, c’est la mise en place de formes de partenariats public-privé où on passe d’un régime où la liberté d’expression est normalement une liberté centrale, fondamentale, primordiale en démocratie, et c’est pour ça qu’elle fait l’objet de protections spéciales : certaines professions associées à cette liberté, notamment les journalistes, font l’objet de protection statutaire. Elle s’incarne en droit, en France, dans un texte très imparfait, néanmoins important, qui est la loi de 1881 sur la liberté de la presse et qui posait à l’époque, au gré d’un siècle de luttes extrêmement fortes pour la protection de la liberté d’expression et contre la censure, ce principe fondamental d’une protection judiciaire au travers d’audiences publiques, à travers des garanties particulières en termes de procédure devant un juge judiciaire.
C’est ce principe fondamental du libéralisme politique dans ses aspects protecteurs des libertés publiques qui est en passe d’être remis en cause aujourd’hui à l’heure du numérique au travers de ses partenariats où, en fait, les missions de censure, de contrôle de la liberté d’expression, sont de plus en plus déléguées par les gouvernements aux grands acteurs de l’économie numérique, les grands prestataires de réseaux sociaux – Google, Facebook, Twitter et d’autres – à travers de nouvelles obligations juridiques qui poussent ces acteurs, à travers leurs algorithmes, à travers les dizaines de milliers de petites mains de la censure, ces travailleurs précaires embauchés aux quatre coins du monde pour cliquer à la chaîne et juger, en fait, de la conformité de tel ou tel contenu vis-à-vis des conditions d’utilisation de ces plateformes. Ces nouveaux dispositifs de censure sont entièrement privatisés mais sont installés à l’initiative des gouvernements. Ça s’assimile à un contournement du juge judiciaire, donc à un recul vraiment très important des libertés.
D’ailleurs, pour en revenir à la crise actuelle, au tout début de la crise sanitaire, l’un des premiers échanges, l’une des premières actions conjointes de ces grands acteurs de l’économie numérique, notamment Google et Facebook, et des autorités de différents pays, ça a été de s’organiser pour faire la chasse aux fausses rumeurs et les censurer de manière la plus automatisée possible au travers des algorithmes d’analyse, de détection et de retrait des contenus litigieux. Il y a une forme de lutte contre, disons, les fake news et les fausses nouvelles liée à la crise sanitaire. On pourrait trouver ça pertinent et légitime. Le problème c’est qu’il n’y a aucune visibilité sur ces processus. Il y a des milliers, voire des centaines de milliers d’articles de presse, de blogs, d’expression publique qui sont censurés, passés aux filtres de ces algorithmes sur lesquels on n’a aucune visibilité collective, aucune transparence sur les décisions de censure opérées par ces assemblages public-privé. Ce sont bien ces modalités-là de censure qui sont en train de prospérer, de se généraliser, à la fois au nom des discours dits de haine, au nom des discours faisant l’apologie du terrorisme.
Ce que montre aussi cette crise, justement sous couvert d’unité nationale, sous couvert de promouvoir des bonnes informations et des informations fiables sur la manière de se prémunir du risque épidémiologique, c’est à quel point, en fait, il y a une vraie tentation de la part des autorités de museler toute voix critique vis-à-vis de la gestion de crise du gouvernement. Je peux citer deux exemples pour illustrer cela. On a vu notamment une note du centre de recherche de la Gendarmerie nationale française sur l’antiterrorisme en cette période de covid qui, à côté de l’islamisme djihadiste extrémiste, à côté de l’ultradroite, parlait de publications de groupes émanant associés à ce qu’on appelle, ce que ces gens-là appellent, l’ultragauche et qui, parce qu’ils dénonçaient le spectre d’un État Big Brother, là je cite à peu près les mots de la note en question, estimait qu’il y avait une forme d’apologie du terrorisme qui légitimait des actions de sabotage d’infrastructures numériques, ce type d’actions qui ont émaillé l’actualité ces dernières semaines. En fait critiquer le fait que l’État, comme on le fait d’ailleurs à l’occasion de cette émission, critiquer le backtracking ou le fait que l’État déploie ses outils de contrôle social, ça s'assimile déjà, apparemment pour certains en tout cas, à une forme d’apologie du terrorisme.
Le deuxième exemple de cette volonté de censure c’est une circulaire qui a été envoyée par l’Éducation nationale aux directeurs d’établissements scolaires à travers le pays, qui invite à répertorier des discours critiques sur la crise et surtout à faire en sorte que les enseignants n’aient pas de propos polémiques – c’était le terme utilisé dans cette circulaire – vis-à-vis de l’action de l‘action des autorités pour gérer cette crise.
Malika Barbot : Nos libertés semblent aussi contraintes à travers notre biologie, nos propres corps. On veut tout connaître de nous, température, rythme cardiaque, nos visages, on est de plus en plus traduits en data, de moins en moins intraçables. Est-ce que ça veut dire que la science-fiction c’est maintenant ? Que l’anonymat est impossible ?
Félix Tréguer : Je pense que l’anonymat total c’est sans doute quelque chose d’impossible, en tout cas très difficile à atteindre, c’est difficile de parler en termes absolus évidemment, mais, de toute façon, ce qui compte c’est d’adopter des comportements qui minimisent, en fait, notre exposition à la surveillance. C’est extrêmement compliqué parce que cette société de la surveillance forme un système avec lequel on est obligé de composer. De la même manière qu’on peut trouver l’économie capitaliste industrielle extrêmement dangereuse et néfaste pour l’humanité, on est aussi obligé bien souvent de faire avec même si on cherche à s’en émanciper, on cherche à adopter des pratiques qui nous en protègent au maximum. De la même manière, avec la société de surveillance, avec la société numérique, on est obligé de composer avec, donc c’est extrêmement compliqué. L’enjeu c’est effectivement d’adopter des pratiques qui vont rehausser le coût de la surveillance, qui vont pouvoir faire valoir des formes de liberté et des tactiques nous permettant de nous protéger et d’éviter, le plus possible, ces modalités de surveillance. Mais c’est évidemment extrêmement compliqué dans une société très bureaucratisée comme la nôtre et très numérisée.
La contre-conduite stratégique qui consiste à se rendre anonyme reste praticable par certains aspects, mais elle ne sera jamais parfaite, on ne s’affranchira jamais du risque d’être identifié. On pourra rehausser le coût de la surveillance et c’est sans doute l’enjeu pour concevoir et mettre en place des pratiques de résistance à cette société de surveillance.
Plusieurs voix off : Vous, les humains, vous vous multipliez, vous vous multipliez jusqu’à ce que toutes vos ressources naturelles soient épuisées. Il y a d’autres organismes sur cette planète qui ont adopté cette méthode. Vous savez lesquels ? Les virus.
Si vous arrêtiez de gueuler un peu !
Ceci n’est pas une parenthèse.
Il n’y a pas une France il y a 10 000 France et je pense que c’est quelque chose que j’aimerais combattre.
Le monde d’avant n’est plus possible et plus envisageable, donc le Medef il faut qu’il comprenne que tout ça va être à l’État de payer quelque chose, il va falloir aussi que les grandes fortunes et les grandes puissances mettent la main à la poche.
Troisième et dernière partie. Et maintenant ?
Malika Barbot : Tout à l’heure vous avez évoqué le rôle de la peur qui semble aussi important dans le recours à la surveillance. Est-ce qu’on peut parler de déterminisme qui consisterait à faire reposer notre santé, notre sécurité, sur la technologie et pourquoi ?
Félix Tréguer : On en a un petit peu parlé, en effet, en discutant du backtracking. Je pense que c’est quelque chose d’endémique, c’est-à-dire que ce rapport à la technologie, cette idée qu’elle offre des solutions à des problèmes politiques, sociaux, économiques, très complexes, ça relève d’un imaginaire qui très ancien, même si aujourd’hui elle s’incarne à l’aune de ces technologies flambant neuf qui semble en effet relever de la science-fiction que sont les dernières technologies informatiques. Ça renvoie à une recherche d’efficacité, une volonté de maîtrise du monde, de nous-mêmes, une volonté de maîtrise de la part des grandes organisations, notamment de la part de l’État vis-à-vis de la société qu’ils entendent gouverner. Ces discours, cet imaginaire-là prolifère et il est largement intégré par chacun d’entre nous, par des formes d’assujettissement et de socialisation qui nous font épouser un peu ces logiques.
Je pense qu’une des modalités qu’on a expérimentées, parce qu’on n’en a pas beaucoup parlé, mais un des autres effets de la crise, on l’a pour le coup tous et toutes expérimenté à différents égards parce qu’il y a avait encore des gens qui étaient contraints et forcés d’aller travailler, de s’exposer aux risques ou, d’ailleurs, qui ne souhaitaient pas respecter les obligations de confinement, mais une grande partie d’entre nous avons été obligée – là c’est le cas, on enregistre cette émission à distance au travers de nos ordinateurs. On a fait l’expérience collective d’une société sans contact beaucoup plus massive que celle qu’on habitait encore il y a quelques semaines, qui était déjà très largement dématérialisée, où les interactions sociales se nouaient déjà largement à distance. Ça risque de durer encore de longs mois parce que la crise n’est pas finie, c’est dans doute un effet à long terme qu’on peut redouter à côté de l’installation plus profonde encore des pratiques de contrôle social.
Malika Barbot : Par exemple Corey Robin, qui est professeur de science politique américain, évoque la peur comme instrument de pouvoir. Il évoque aussi un libéralisme de la terreur développé après les attentats terroristes de 2001. Est-ce qu’on continue toujours un peu dans cette voie avec une nouvelle peur qui serait la maladie ?
Félix Tréguer : Je pense que c’est en effet un aspect. Après, on pourrait discuter de l’historisation, est-ce que c’est 2001, c’est toujours problématique de dire que ça a commencé en 2001, ce sont toujours des logiques qui sont reconfigurées par les crises, approfondies, réorientées parfois, mais qui ont toujours des racines historiques beaucoup plus anciennes. 2001 a été une crise antiterroriste qui a permis de généraliser des pratiques de surveillance, certaines technologies, certains programmes de contrôle, de surveillance, qui étaient déjà en germe, déjà en projet dès les années 90 notamment s’agissant de la surveillance d’Internet.
Le problème c’est qu’il y avait déjà l’ensemble de ces finalités, l’antiterrorisme, la lutte contre la délinquance, l’optimisation des politiques urbaines dans la Smart City. Et là, désormais, on a cette idée d’une société hygiéniste, devoir adopter des gestes barrières, la distanciation sociale et toutes ces nouvelles injonctions, toutes ces nouvelles peurs qui s’articulent à tout un tas de pratiques de contrôle. C’est donc une modalité de légitimation supplémentaire qui s’ajoute à des dérives qui étaient déjà très prégnantes et, en effet, on peut redouter la crise sanitaire pour cette raison et, en même temps, on peut aussi chercher au sein de cette crise à résister à ces injonctions, à trouver d’autres modalités de prendre soin de nos santés, refuser tout cet appareil technocratique et cette modalité de gestion de crise techno-policière qu’on a vu fleurir ces dernières semaines.
Malika Barbot : Internet est aussi un outil qui est utilisé dans les luttes, qui permet de faire émerger des solidarités. Comment fait-on pour que son utilisation ne soit pas à double tranchant ?
Félix Tréguer : C’est compliqué mais comme plein de pratiques militantes, comme plein de stratégies, il y a toujours des mauvais côtés, des formes d’ambiguïté, des limites.
Internet est très utilisé, notamment les réseaux sociaux centralisés soumis à ces dispositifs de censure dont on parlait tout à l’heure. On s’auto-justifie en se disant qu’aller sur ces réseaux sociaux c’est une manière de toucher des gens, de faire circuler l’expression critique, militante, des analyses, de toucher un public plus large et c’est sans doute vrai. Est-ce que c’est efficace pour autant, est-ce que le gain par rapport à des approches plus traditionnelles est avéré ? C’est plus discutable. En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’on s’expose à des formes de surveillance publique-privée, à des formes de censure, donc il y a une ambiguïté assez fondamentale. Pour le coup, je pense qu’il faut composer avec Internet et il faut chercher à utiliser Internet de la manière la plus raisonnée possible.
Je crois qu’il y a eu un surinvestissement dans ces technologies ces dernières années et qu’il faut se méfier et bien réfléchir à la manière dont utiliser de manière pertinente et parcimonieuse ces technologies. Je pense qu’il faut encore, en grande partie, faire avec, mais aussi, surtout, continuer. Ce sont des choses qu’on essaye de mettre en place à La Quadrature qui est quand même historiquement une association militante très liée au mouvement du logiciel libre, donc très tournée vers l’utilisation vers ces nouvelles technologies à des fins de militantisme. On se rend compte aussi de leurs limites et c’est pour ça qu’on investit de plus en plus des modes d’action traditionnels, des réunions dans les villes à l’échelle de quartiers, on publie des livres et, pour ceux d’entre nous qui le faisaient déjà c’est un aspect, mais on pense aussi trouver des modalités de publication des écrits publiés sur le site de La Quadrature à travers un format papier. Bref ! Il ne faut pas mettre tous ses œufs, d’une certaine manière, et se méfier d’un surinvestissement dans les technologies numériques.
Malika Barbot : Pour finir avec une dernière question, à La Quadrature du Net vous revendiquez un Internet qui est libre, décentralisé, émancipateur. Il ne semble pas être dans la bonne direction. Est-ce que ce n’est pas déjà trop tard ou est-ce qu’il est encore possible encore de reprendre en main Internet ?
Félix Tréguer : Internet est un réseau, on utilise un mot pour parler d’un réseau informatique mondialisé qui obéit à des logiques très nombreuses et souvent très contradictoires. Il y a à la fois le logiciel libre, les biens communs, le partage, la solidarité, des formes d’organisation militantes et l’avant-poste du capitalisme mondialisé hyper-technologisé, l’ubérisation de la société, etc. Donc c’est un objet extrêmement ambivalent et il est encore possible, je crois, d’en inventer des modalités, cette idée d’un réseau de communication transnational, décentralisé, cette idée-là qui est le rêve à l’origine des utopies numériques des années 90. Il est encore possible de penser des modalités d’une réappropriation des réseaux télécoms qu’on utilise pour communiquer, en partie au moins des outils informatiques, des ordinateurs, des logiciels, les logiciels, pour le coup, c’est plus facile, les ordinateurs c’est beaucoup plus compliqué de se réapproprier ces technologies extrêmement complexes. Il y a des initiatives qui se nouent sur chacun de ces fronts-là, en tout cas il est possible d’imaginer de faire vivre un Internet très différent de celui qui nous est proposé aujourd’hui.
Justement, pour déconstruire un peu cette fascination vis-à-vis de la technologie, je crois qu’il faut arriver à se dire qu’un réseau beaucoup plus simple, beaucoup moins énergivore, peut-être plus lent, peut-être plus intermittent, c’est quelque chose de possible avec lequel, en fait, ou pourrait garder l’essentiel de ce qui fait la richesse d’Internet sans approfondir des logiques d’exploitation, de contrôle, qui font aussi leur lit de la prolifération de l’informatique dans la société.
Plusieurs voix off : Ceci n’est pas une parenthèse. C’est la fin de cet épisode de votre série de podcasts pour repenser le monde d’après. Rendez-vous vendredi prochain pour un nouvel entretien et d’ici là, écoutez nos précédentes discussions sur radioparleur.net et sur vos applications de smartphone, le flux de podcast « Pensez les luttes ». Salut.
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