Je n'ai rien à cacher - Conversation entre 4 assos du Libre

Assos du Libre

Titre : Je n'ai rien à cacher - Conversation entre 4 assos du libre
Intervenants : Magali Garnero - Emmanuel Charpentier - Nicolas Vinot - Luc Fievet
Lieu : Studio April
Date : Septembre 2016
Durée : 11 min 30
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Licence : Verbatim

Description

Partage d’arguments pour répondre au fameux « je n’ai rien à cacher »

Transcription

Luc : Podcast qui n’a pas de nom puisque nous sommes en train de l’improviser. Nous sommes quatre réunis autour de la table, avec plusieurs têtes. Magali ?

Magali : Ah ben tiens, je vais être Framasoft1, ce soir !

Luc : Manu ?

Manu : On va dire Agenda du Libre2 et puis April3.

Luc : OK. Nicolas ?

Nicolas : Moi, je crois que je vais être Café Vie Privée4.

Luc : D’accord. Eh bien moi, je vais être Parinux5 et un petit peu AMMD6. L’idée de ce podcast improvisé c’était d’évoquer les arguments qu’on a pour faire face à certaines des idées qu’on entend et qui nous énervent bien, et on pensait commencer par une bien connue qui est « je n’ai rien à cacher ». Donc, « je n’ai rien à cacher », c’est quoi vos arguments ? Magali, tu dis quoi ?

Magali : Alors moi, je leur dis toujours que si eux, ils n’ont rien à cacher, est-ce qu’ils sont sûrs que les gens avec qui ils ont communiqué n’ont rien à cacher ?

Luc : Et concrètement, tu imagines quelle situation ?

Magali : J’imagine les journalistes qui ont des rapports avec des sources qu’ils veulent maintenir secrètes et qui mettent en danger leurs sources s’ils utilisent des outils comme Gmail.

Luc : Toi Nicolas, dans le Café Vie Privée, tu as déjà bossé avec des journalistes ?

Nicolas : Oui, oui ! Des gens qu’on côtoie. Effectivement, dans les communications, on a toujours deux personnes et donc, même si une personne n’a rien à cacher, peut-être que l’autre a cette communication-là qui doit être protégée. Et puis, de manière plus générale, je réponds « eh bien vas-y, mets-toi à poil si tu n’as rien à cacher ! »

Luc : Bon. Est-ce que quelqu’un l’a déjà fait ? Parce que je le fais aussi : montre-moi tes fesses, mais ça ne marche pas !

Nicolas : Oui. Les coordonnées de Carte Bleue aussi. Demander « donne-moi ton numéro de Carte Bleue ou combien tu gagnes. Vas-y, sors-moi ta fiche de paie. »

Luc : Des gens sont prêts à le faire, au moins pour la fiche de paie.

Nicolas : Il y en a que ça coince !

Luc : Effectivement. Toi Manu, c’est quoi ton argument ?

Manu : Moi, ce n’est pas forcément un argument en général, mais c’est souvent de voir les gens qui partagent sur les réseaux sociaux ces choses-là et notamment les petits jeunes, les adolescents, les étudiants. Et j’ai tendance à leur faire remarquer que c’est bien gentil de partager, de partager avec leurs potes, de devenir des stars, au moins dans un certain milieu, mais il faut qu’ils pensent que leurs parents, par exemple, donc des gens qui directement sont impliqués dans leur vie et qui n’ont pas les mêmes pouvoirs qu’une entreprise qui est au Japon ou qu’un gouvernement, leurs parents, vont être au courant de tout ce qu’ils font. Et est-ce que ça va vraiment leur plaire ? Généralement non.

Magali : Ou leurs profs.

Luc : Ou leurs futurs employeurs, etc. Après voilà, moi j’ai rencontré des gens beaucoup plus âgés, qui disent « mais moi je n’ai rien à cacher, etc. » Alors j’ai entendu récemment un argument que j’ai trouvé très bon qui est de dire « il y a des gens qui sont super intéressés par tes données personnelles, ce sont les escrocs qui font, notamment, de l’usurpation d’identité. » Effectivement plus tu donnes d’informations, plus tu leur facilites la vie et quand on t’a piqué ton identité, tu es sérieusement dans la merde ! C’est un truc qui dure plusieurs années et c’est vraiment galère. »

Magali : Il y a aussi les cambrioleurs. Moi, j’adore quand mes clients mettent leurs photos de vacances en ligne. Comme il y en a plusieurs, eh bien on sait qu’ils y sont encore et, du coup, je me dis « il faudrait aller cambrioler chez eux parce que là on est sûr, ils n’y sont pas ! »

Luc : Je pense que tu as raté ta vocation.

Manu : Escroc !

Luc : Oui ! Donc sur l’argument que tu donnais tout à l’heure, Magali, des gens autour de vous qui ont des choses à cacher, dans les arguments que je dis bon, on pense aux trucs sexuels, que votre voisin ou quelqu’un dans votre famille a des pratiques sexuelles, genre échangistes ou des trucs comme ça, vous vous en foutez potentiellement, mais peut-être que vous n’avez pas envie de le savoir. Et, effectivement, il y a ce premier truc-là et après il y a également, pour moi, un argument qui est assez fort et qui marche bien quand je l’utilise, c’est le fait qu’un jour on va tous se retrouver en position de vulnérabilité. Il y avait un cas que j’avais retrouvé dans la presse, qui ne touche même pas l’informatique puisque c’était le cas d’un Américain qui a reçu une pub, un catalogue. Dans le champ nom, les gens avaient mis une donnée personnelle : en fait, ce mec, sa fille était morte dans un accident de voiture. Donc il reçoit un truc par la poste qui dit : « M. machin qui a perdu sa fille dans un accident de voiture » et, quand on dit ça aux gens, ils se mettent bien dans la position. Et voilà, on va tous avoir des maladies graves ou tous avoir des gens, dans notre famille, qui vont tomber malades et, en général, les drames de la vie qu’on va tous connaître, on n’a pas tellement envie que ça se sache.

Manu : Dans le même contexte, c’est quelque chose de très proche de nous, je pense que Marine Le Pen pourrait devenir président de la République. État d’urgence oblige, elle aura déjà des pouvoirs considérables, mais, en plus de ça, si on peut penser à toutes les bases de données auxquelles elle pourrait avoir accès, donc des bases de données qui vont lister les gens qui seront étrangers, bien sûr, les gens qui seront, peut-être, de certaines confessions, Juifs, Musulmans, les gens qui étaient homosexuels, les gens qui ont avorté, tous ces gens-là, toutes ces bases de données. Alors Marine Le Pen est une femme très gentille.

Luc: Non, mais son surnom c’est Dalida au sein du FN, donc l’homosexualité, c’est un non problème. Cet argument, pour moi, est à manier avec prudence et faire gaffe à qui on parle. Parce qu’il y a plein de gens qui ne rentrent pas du tout dans la démarche un peu parano en disant « et si la démocratie se casse la gueule, etc ». Plein de gens disent : « Non, ça n’arrivera jamais ! » Certaines personnes y sont sensibles. Pour moi, ce n’est pas l’argument qu’il faut sortir à tout le monde. Il faut essayer de jauger la personne qu’on a en face.

Nicolas : Ça s’adresse bien à des personnes, pas les hommes blancs hétérosexuels, hétéro-normés, parce qu’effectivement, ça ne fait pas mouche du tout et ils vont dire ils n’ont rien à cacher au sens strict du terme.

Magali : On ne sait pas ce que l’avenir nous réserve. Typiquement, aller militer pour le mariage pour tous ou contre le mariage pour tous peut très bien nous mettre une étiquette de terroriste dans vingt-cinq ans. On ne sait pas !

Luc : Oui. Mais je veux dire il y a plein de gens qui ne militent pas, ils ont une vie pépère et tu leur dis : « Attention le ciel va te tomber sur la tête, et ils vont dire, encore un illuminé ! »

Magali : J’ai des amis qui m’ont dit : « Je n’ai rien à cacher ! » Donc ce sont des gens qui sont retraités, qui ont vécu une grosse partie de leur vie, qui pensent réellement qu’ils n’ont rien à cacher, et je leur dis toujours : « Mais vous vous rendez compte que vous êtes en train de me parler, je suis une militante et potentiellement vous pouvez être espionnés juste parce que vous me connaissez ! » Et là, du coup, ils disent « Ah ben mince. Je vais être espionné alors que je n’ai rien à cacher ! » Ils commencent à réfléchir eux-mêmes, à se dire « ah oui, mais alors, si je suis espionné, je ne vais plus pouvoir dire ça, je ne vais plus pouvoir dire ça » et ils commencent à s’autocensurer eux-mêmes et ils se disent « on ne veut pas être espionnés finalement. » Et ils se rendent compte que, eh bien si, ils ont quelque chose à cacher, leur intimité.

Nicolas: Après il y a aussi la notion de séparation. On a plusieurs identités, en fait, dans une vie. On a effectivement l’identité dans la famille, on a l’identité professionnelle, on a notre identité en tant qu’activiste et on a nos deux vies de couple avec ses amants, etc. Chaque domaine, en fait, va avoir ses propres données et on n’a pas envie que tout se sache. Nos photos de cul, on n’a pas envie de les voir arriver sur le bureau au boulot. Ce qu’on fait en associatif peut être aussi dangereux au niveau professionnel, au niveau personnel !

Luc : Il y a un truc que j’utilise aussi, qui marche bien, c’est l’humour pas drôle et l’humour lourd. Moi, j’aime bien les blagues à base de trucs scato. Et en fait, effectivement comme tu le dis sur ces différentes identités, eh bien, quand on exprime ces trucs-là, on sait que le contexte est vachement important. On peut faire des blagues qui passent avec certaines personnes, avec du second degré, et on sait qu’à l’écrit ça saute assez facilement et que du coup, quand tout est transparent, ce truc-là, il dégage. Donc du coup, on peut se retrouver dans un truc un peu bordélique parce qu’on a des paquets de merde qui nous tombent sur la tête. Voilà, le contexte est difficile à contrôler. Du coup, notamment l’humour, c’est est-ce que j’ai le droit de faire des grosses blagues pourries ? Dans un système totalement transparent c’est compliqué !

Manu : J’aurais, moi, une autre approche que j’aime bien mettre en avant. Vous m’avez déjà entendu en parler, c’est prendre le sujet à l’envers et de parler de tous les outils qu’on a aujourd’hui et qui nous permettent de reconnaître et de savoir ce qui se passe autour de nous. De voir à travers les murs, d’avoir des petits drones qui peuvent voler et voir dans les jardins. Et en fait, on a accès, potentiellement très facilement, à la vie de tout le monde. Donc moi, j’aurais tendance à militer : je mets en avant la société de la transparence.

Luc : Ça, ça fait flipper !

Manu : Mais moi j’adore, et l’idée est très simple, c’est qu’on a vraiment, tous, rien à cacher. On ne veut pas de terroristes, mais on ne veut pas non plus de gens qui soient vraiment des gros méchants, globalement. Et donc, si on était tous ultra transparents, c’est-à-dire que nos murs étaient transparents, nos vêtements étaient transparents en permanence, que toutes nos pratiques sexuelles étaient mises sur la voie publique, que tout le monde était au courant de tout, eh bien on aurait beaucoup moins de problématiques de sécurité. On aurait moins de problématiques de corruption. Potentiellement, ça peut être très intéressant que chacun ait une caméra dans ses toilettes, dans sa salle de bains, dans sa chambre.

Luc : La fameuse « toiletcam » ? Ouais !

Manu : Exactement ! Et sachant qu’il n’y a pas que moi qui milite pour cette société de la transparence, parce que je milite pour cette société de la transparence, bien sûr, mais il y a des gens comme les fondateurs de Google qui aiment bien mettre en avant ce genre d’idées et effectivement, de leur point vue, on n’a rien à cacher, donc il faut montrer tout. Et puis, si on a fait vraiment des conneries, eh bien on n’a qu’à changer d’identité et de nom de famille, et puis changer de pays, et on se débrouille !

Luc : Par rapport à cette question de la transparence, le patron de Google avait fait des trucs en disant « la vie privée c’est une anomalie de l’histoire ». Le patron de Facebook a dit : « La vie privée c’est totalement has been, etc. » Ça marche avec des gens qui ont un peu de sens politique, mais ce genre de choses, leur dire : « Vous avez remarqué à tel point votre vie est transparente, mais la leur non ! Leurs comptes, toutes leurs magouilles financières, etc., tout ça est bien opaque. »

Manu : Ils mettent tous un petit sparadrap sur la caméra de leur ordinateur. C’est con ! Mais ils ont peur, juste ne serait-ce que cette petite caméra qui est sur leur ordinateur.

Luc : Il y a truc, c’est plus de l’actualité, mais voilà si vous entendez ça, vite, ça peut être intéressant. J’ai vu que sur la campagne des primaires qui s’annonce au niveau des Républicains, les amis de Sarkozy ont déployé une super appli et je vois, Nicolas, ton sourire.

Nicolas : Oui, je l’ai vu passer aussi. C’est une super appli : en fait, à chaque fois qu’il y avait un contact qui était effectué entre les militants des Républicains et n’importe qui en France, plus ou moins, ils remplissaient la base de données, donc il y avait tout. Il y avait les coordonnées de qui avait financé ou qui avait soutenu les Républicains. Qui c’est qui avait été démarché, enfin les coordonnées. En fait, c’est une énorme base de données, géante.

Luc : Ouais, mais en gros l’application qu’ils ont mise en place, avec le côté appli mobile, c’est-à-dire ils disent : « Si on identifie quelqu’un comme étant un sympathisant, c’est-à-dire, par exemple, il a fait un « J’aime » sur le groupe Facebook de Sarko, etc., eh bien il est considéré comme sympathisant. Et, à partir de là, on va commencer à croiser toutes les données qu’on a sur lui pour essayer de retrouver son adresse et on met tout ça dans une appli mobile et les militants qui roulent pour Sarko viennent sonner chez les gens et leur disent : « Coucou, vous êtes fan de Sarko », et ils essaient de les faire rentrer là-dedans.

Nicolas : L’application était publique, en plus. N’importe qui pouvait faire de la recherche pour savoir ce qu’il y avait dedans. Il y avait un énorme bug.

Luc : Ce n’est pas sûr que ce soit totalement légal. Il commençait à y avoir des trucs…

Nicolas : Et la CNIL a tapé en disant : « Non, non ! Vous retirez ça, s’il vous plaît ! »

Luc : Donc voilà. C’est un bon exemple concret de ne rien avoir à cacher, quoi !

Manu : Pensons à toutes les bases de données dans lesquelles on est tous de multiples fois et sous de multiples formes et qui comportent un nombre considérable d’erreurs. Les bases de données ne sont pas du tout, du tout, fiables. Ce n’est pas juste qu’on va savoir que vous prenez des Tampax de telle marque ou que vous avez des pratiques sexuelles un petit peu originales. Non ! C’est qu’on va vous appliquer des critères ou des idées qui, en fait, ne sont pas appliquées à vous. Que peut-être, eh bien, vous avez changé de sexe, alors que pas du tout, ce n’est pas le cas !

Luc : Ne serait-ce que par homonymes.

Nicolas : 85 % d’erreurs dans le STIC qui est le fichier national des infractions. Il y a 85 % d’erreurs dedans !

Luc : Je crois qu’ils l’ont fermé d’ailleurs. Ils ont fait autre chose.

Nicolas : Ouais. C’était des problèmes d’homonymies, des problèmes d’adresses pas correctes, de dates de naissance pas bonnes et puis, du coup, eh bien ça tapait sur le voisin. Voilà, ce sont des choses qui peuvent arriver.

Luc : Ah ouais ! On avait un exemple concret.

Nicolas : Il y a l’abonné de Numéricable aussi, qui avait été fiché comme ça, 80 000 fois je crois, parce qu’il y avait un bug dans un logiciel, et qui était le pédophile de la planète parce que toutes les réquisitions judiciaires arrivaient sur son adresse.

Manu : Je crois que c’était un problème de coordonnées GPS, parce que, par défaut, ça tombait chez lui. C’était vraiment pas de bol. Et le gars il en avait marre parce que régulièrement il y avait des flics qui se pointaient, des avocats et des gens de la cour, et le gars savait pourquoi ils venaient. À part sortir le fusil, il ne pouvait pas faire grand-chose !

Luc : Il y a eu pendant l’état d’urgence, enfin on n’en est pas sorti, un type qui a été assigné à résidence et, en gros, qui devait pointer au commissariat genre deux ou trois par jour. Le problème, c’est qu’il habitait banlieue sud de Paris et le commissariat où il devait pointer c’était au nord de Paris, parce qu’en fait, ils ont confondu son adresse d’habitation et son adresse de travail. Et donc du coup, ce mec potentiellement dangereux, assigné à résidence, passait sa journée dans le métro. Bon, c’est un peu ridicule ! Enfin voilà ! Donc ça fait pas mal d’arguments. Si on résume, on a quoi ? On a les erreurs, c’est un très bon argument aussi qu’il faut que je rajoute à ma panoplie.

Nicolas : Phases multiples. Phases d’identité multiples.

Luc : Oui, mais c’est-à-dire ?

Nicolas : Chaque personne a des identités et chacun va vouloir protéger son morceau d’identité en fonction du contexte.

Manu : Le changement de société.

Luc : Oui, avec le côté un peu évolution vers des systèmes autoritaires.

Manu : Les mœurs ont changé et peut-être que les mœurs d’aujourd’hui ne seront plus les mêmes, mais que vous serez fiché comme ayant eu des comportements qui ne sont plus tolérés.

Luc : Là-dessus, penser à la façon dont certains politiciens ou autres se voient reprocher des choses qu’ils ont écrites il y a trente ans.

Manu : Ah oui, tu penses à Cohn-Bendit, il avait écrit des trucs sur les jeunes enfants qui sont mal passés aujourd’hui.

Luc : Tout à fait. Peut-être qu’il avait écrit ça à l’époque soit sincèrement, soit par pure provoc, mais aujourd’hui ça ne marche plus du tout. On a le fait qu’un jour on va être vulnérable et qu’on n’a pas envie que ça se sache.

Magali : L’intimité des autres.

Luc : Tout à fait.

Manu : Du coup on n’a peut-être qu’on n’a rien à cacher, mais on a tous des choses à protéger.

Luc : Bravo ! C’est un super mot de la fin.