Interview Internet Actu TV du 17/10/2001

Voici la transcription d'une interview donnée par Olivier Berger à Internet Actu TV (accessible sur le site d'Internet Actu TV), le 17/10/2001.

Cette interview est © FTPress 2001, société anonyme au capital de 815.000 euros. 14, rue du Soleillet 75971 Paris Cedex 20.

Transcription réalisée par Corinne Luiggi.

    1. La position du gouvernement sur la brevetabilité (3'15)
    2. L'état actuel des logiciels libres (2'43)
    3. Les évolutions souhaitées par APRIL (2'48)
    4. Le DMCA (2'18)
    5. Législation sécuritaire sur Internet (3'04)

La position du gouvernement sur la brevetabilité (3'15)

Q: Internet Actu TV : Olivier Berger, APRIL était présente à un rendez-vous important pour la brevetabilité des logiciels qui s'est tenu à l'Hôtel Matignon en présence des conseillers du Premier Ministre Lionel Jospin.

Qu'est-il ressorti de la position du gouvernement sur cette question ?

Olivier Berger : Nous sommes assez content parce que c'était la première fois que nous avions l'occasion de rencontrer officiellement Jean-Noël Tronc, (l'un des conseillers de Jospin en matière de nouvelles technologies) sur cette question des brevets logiciels qui est fondamentale dans le domaine des logiciels libres, mais aussi dans le domaine de l'informatique en général. Pour la première fois, notre voix nous semble avoir été entendue, et de façon assez différente des échos précédents qui avait été diffusés par le gouvernement. On se souvient qu'il y avait eu une consultation de l'Académie des Technologies, récemment créée, qui était assez scandaleuse parce qu'elle légitimait les [brevets logiciels] en mettant quelques gardes-fous un petit peu fantoche.

Q: Internet Actu TV : Et vous avait écartés ...

Olivier Berger : De façon assez étonnante, elle avait entendu tous les acteurs concernés sauf les plus virulents contre le [brevet] logiciel, qui étaient les associations de logiciels libres, et comme par hasard on trouvait dans la consultation énormément d'entreprises bien connues dans le domaine du logiciel propriétaire et des brevets ...

Q: Internet Actu TV : D'accord. Donc manifestement le gouvernement n'a pas pris de décision à la suite de ce premier rapport qui lui a été rendu.

O.B : Tout à fait.

Q: Internet Actu TV : ... et cherche à trouver une autre position ... quelle est-elle exactement ?

O.B : Pour le moment, ils ouvrent une consultation assez large, donc ils ont commencé à mettre en ligne sur les sites du gouvernement un certain nombre de textes de référence, de façons à ce que tous les avis soient entendus. En fait, une décision assez importante qui nous a été annoncée est que le gouvernement attendrait que les promoteurs du brevet logiciel fassent la preuve que c'est bon pour l'innovation.

Q: Internet Actu TV : Ce qui n'a pas encore été fait.

Olivier Berger : Tout à fait. Les études actuelles que nous connaissons sur le domaine du brevet logiciel tendent à démontrer exactement le contraire, c'est à dire que le brevet logiciel est défavorable à l'innovation, or tous les partisans du brevet logiciel donnent l'argument inverse pour légitimer le brevet logiciel. Donc nous sommes assez content et espérons que le gouvernement va tenir parole et qu'il y aura vraiment une consultation sérieuse et des études indépendantes sur l'impact économique ...

Q: Internet Actu TV : D'accord. Généralement le système du brevet est reconnu comme favorisant l'innovation, permettant aux chercheurs de chercher, comment expliquez-vous que face à cette attaque de longue haleine des partisans des brevets logiciels, on puisse encore argumenter sur le fait qu'en informatique spécialement le brevet n'est pas porteur d'innovation ?

Olivier Berger : En fait, il y a bien souvent un aspect assez doctrinaire sur le brevet logiciel - sans compter de l'effet des américains et des japonais qui ont des brevets logiciels - : les gens essaient de s'aligner bêtement là-dessus. Et bien souvent, les plus forts partisans sont les cabinets de Conseil en Propriété Industrielle, qui eux ont tout à gagner dans le brevet logiciel.

Q: Internet Actu TV : C'est une histoire de gros sous ...

Olivier : On pourrait dire cela effectivement.

L'état actuel des logiciels libres (2'43)

Q: Internet Actu TV : Olivier Berger, le projet GNU a fêté sa majorité très récemment, qu'en est-il aujourd'hui de l'état des logiciels libres dans le paysage informatique français ?

Olivier Berger : En fait, les logiciels libres commencent à être acceptés assez largement : très largement par les entreprises, un peu moins par les particuliers. Il y a des domaines dans lesquels on aimerait qu'il soit accepté un peu plus fortement comme par exemple le domaine de l'éducation.
On constate que ce projet qui remonte à 18 ans, qui a été initié aux États Unis par Richard Stallman dans le but d'avoir un ensemble de logiciels complet pour faire un système d'exploitation libre, comporte quand même des succès assez importants. Cette semaine on va voir quelques annonces de grands industriels, notamment EDF pour ne pas les citer, qui doivent annoncer la publication d'un logiciel libre assez important qui est un logiciel de calcul numérique, et qui est utilisé par EDF et par certains de ses partenaires ...

Q: Internet Actu TV : Qu'ils ont développé eux-mêmes ?

Olivier Berger : Qu'ils ont développé eux mêmes pendant longtemps ... On avait eu des exemples précédents sur un logiciel qui s'appelait Open Cascade qui avait été publié [en libre] et en fait c'est une reconnaissance pour nous de l'intérêt des logiciels libres. Dans le monde de la recherche cela est bien compris, mais on constate aussi qu'il y a dans les administrations centrales, les ministères notamment, de plus en plus de projets qui intègrent les logiciels libres dans leurs cahiers des charges.

Q: Internet Actu TV : Il y a eu deux tentatives émanant, l'une du Sénat, l'autre de l'Assemblée Nationale, pour imposer les logiciels libres, qu'est ce que vous en pensez aujourd'hui, alors qu'elles ne sont manifestement plus d'actualité ?

Olivier Berger : Elles ne sont plus d'actualité en tant que telles, sur l'aspect imposition réglementaire du logiciel libre, même si nous ne serions pas défavorable à quelque chose comme cela, mais cela risque d'être un peu trop radical et un peu mal accepté par les entreprises ou par les administrations ....
En fait, on constate qu'il y a une partie des points qui étaient pris dans cette proposition de loi qui sont repris par l'ATICA, qui est l'agence gouvernementale de promotion des Nouvelles Technologies [dans l'administration], qui en fait a pour mission explicite de promouvoir le logiciel libre. On passe donc d'une approche réglementaire obligatoire, à une approche plus pragmatique, plus incitative ...

Q: Internet Actu TV : Donc vous pensez qu'au fur et à mesure, l'administration se mettra au logiciel libre ?

Olivier Berger : Elle a déjà commencé et effectivement elle y vient de plus en plus ... Il y a des réunions d'information sur le logiciel libre assez régulièrement au niveau de l'ATICA, auxquelles nous sommes conviés, et de plus en plus, les projets intègrent les logiciels libres.

Les évolutions souhaitées par APRIL (2'48)

Q: Internet Actu TV : Olivier Berger, quelles évolutions projetez-vous pour le logiciel libre alors que, notamment sur certains métiers, on voit qu'il y a un défaut de logiciels pratiques pour certains corps de métiers .... comment arriver à les imposer tout de même ?

Olivier Berger : Ce qui est clair c'est que le logiciel libre est très fortement présent dans tout ce qui est infrastructure, notamment pour le système d'exploitation GNU/Linux ou pour les serveurs Web, Apache par exemple ; là il est en forte progression, il n'y a pas de problèmes : il y a une demande suffisante et des développeurs qui répondent à cette demande.
Dans certains domaines plus spécifiques, par exemple un logiciel de comptabilité, de gestion de cabinet médical, ou quelque chose de très particulier comme cela, on constate qu'il n'y a pas encore eu forcément de développement, ou des développements pas adaptés à la législation française, par exemple. Donc là, c'est vrai qu'il y a un besoin qui n'est pas encore complètement comblé actuellement par les développeurs bénévoles, par exemple ...
Alors comment combler ce besoin ? C'est par exemple lorsque des groupements d'entreprise, des GIE, des syndicats, des associations - on peut penser à la Confédération Générale des PME -... vont se regrouper pour mutualiser l'effort de développement. Donc là, ils vont pouvoir faire appel à des Sociétés de Service en Informatique spécialisées dans les logiciels libres, et développer des logiciels spécifiques à leurs métiers, mais qui seront libres ... Donc l'intérêt, c'est de ne plus être prisonnier des éditeurs qui font des logiciels spécifiques, habituellement très adaptés au métier, mais qui sont très peu évolutifs et sur lesquels les fournisseurs prennent un peu en otage leurs clients ... il faut les renouveler souvent, on n'a aucune maîtrise de la compatibilité an 2000 ; ce n'est plus d'actualité, mais on a vu que cela s'était produit comme cela ... Pourquoi ? Parce que les éditeurs n'étaient pas tout à fait honnêtes ... On aura sûrement des problèmes identiques pour l'Euro ... parfois ces éditeurs font faillite et on perd le code source donc la possibilité de faire évoluer ces logiciels et de corriger les bugs.

Q: Internet Actu TV : Donc la question est : ces GIE se regroupent pour mettre de l'argent, lancer un appel d'offre et faire appel à une société de développement qui produit pour eux un code source et un logiciel. Et après, concernant l'avenir de ce logiciel : seules les entreprises du GIE pourront y avoir accès, ou il sera libre ?

Olivier Berger : Bien évidemment, s'il est libre, n'importe qui après peut y avoir accès, cela veut dire que d'autres entreprises, à l'étranger par exemple, dans les pays en voie de développement, pourront bénéficier de ces développements. Ce qu'il faut voir c'est qu'en fait, il y a un effet d'incitation nécessaire, au départ, pour faire la première version : donc là, il faut de l'argent, il faut un groupement, une mise en commun. Mais par la suite, il y aura toute une activité de service qui va se greffer autour : les clients vont pouvoir faire évoluer plus ou moins dans leur direction pour avoir des évolutions spécifiques, par rapport à la base commune développée par le GIE.

Le DMCA (2'18)

Q: Internet Actu TV : Olivier Berger... est récemment revenue dans l'actualité la question du DMCA; le Digital Millennium Copyright Act, avec la volonté de la RIAA représentant les maisons de disques, de pouvoir rentrer dans l'ordinateur de n'importe qui pour y déceler une copie pirate.

Olivier Berger : C'est assez hallucinant ....

Q: Internet Actu TV : Votre réaction sur l'ensemble du DMCA et sur cette volonté ...

Olivier Berger : Heureusement, ce genre de proposition faite par les majors américaines semble assez ridicule et a peu de chances, probablement, d'aboutir, mais enfin, cela ne les arrête quand même pas de proposer ce genre de choses ...
Ce que l'on peut constater quand même, c'est que le DMCA est mis en application. Il y a eu l'exemple de Dmitri Sklyarov, qui est un développeur russe qui a été arrêté, mis en prison, et qui risque peut-être 10 ans de prison pour avoir simplement fait un logiciel ! Il ne s'agissait pas d'un logiciel pour aller pirater des sites, faire du terrorisme ou autre chose .. c'était juste un logiciel qui servait à dupliquer des fichiers - des fichiers qui étaient censés être protégés. Le problème d'une telle loi c'est qu'elle met en péril les libertés fondamentales du développement de logiciel libre, et qu'une telle loi est en train d'être adoptée en Europe : il y a des propositions de directives pour faire quelque chose d'assez similaire, où n'importe quel développeur, notamment développeur de logiciel libre, bénévole, indépendant, qui a peu de moyens et qui n'est pas protégé par une société, peut être poursuivi par n'importe quelle major et rien que les coûts d'un procès sont absolument faramineux pour lui.

Q: Internet Actu TV : Il y a selon vous un droit à la copie privée qu'il faut défendre ?

Olivier Berger : Il y a un droit à la copie privé qu'il faut défendre et il y a aussi un droit à l'interopérabilité et au reverse engineering, c'est à dire les capacités de comprendre comment les programmes fonctionnent et de se passer de ces programmes en réinventant des programmes équivalents ;
Par exemple si un logiciel est buggé et vous interdit de relire des fichiers sur lesquels vous avez mis des mots de passe, il faut que vous ayez la possibilité d'obtenir un autre logiciel qui puisse permettre de casser ces mots de passe.
C'est votre mot de passe, c'est votre fichier, c'est votre logiciel, vous avez acquis tout cela légalement, pourquoi est ce que l'on pourrait vous empêcher de casser ce mot de passe ?
C'est aberrant.

Législation sécuritaire sur Internet (3'04)

Q: Internet Actu TV : Olivier Berger, les évènements du 11 septembre ont poussé pas mal de pays à commencer par les Etats-Unis, l'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne, et bientôt la France à revoir leur législation sur Internet et notamment sur la cryptographie. Sur ces deux questions à commencer par la cryptographie, quelle est l'attitude d'April sur les démarches à mettre en place ?

Olivier Berger : Pour nous en fait, il y a peu de choses à changer dans la législation actuelle par rapport à Internet et au terrorisme. Pourquoi ? Parce qu'en fait on s'aperçoit que les actes terroristes qui ont eu lieu sont complètement déconnectés d'Internet ; il n'y a aucune preuve que les terroristes aient utilisé la cryptographie, la stéganographie, que sais je ?. pour communiquer ils ont passé des coups de fil au vu et au su de tout le monde ; ils vivaient normalement, ils ne se cachaient pas et puis ils n'ont pas utilisé des armes de haute technologie pour faire leur attentat. Donc quelque part, il ne faut pas être paranoïaque et on s'aperçoit qu'effectivement il faut avoir une surveillance ? mais au détriment de la vie privée ? Mais au détriment de la confidentialité de la correspondance ? Il faut vraiment faire très attention quand on remet en cause la liberté individuelle, la liberté de correspondre, et l'utilisation de la crytographie dans la vie professionnelle ?. quelque part, on est en train de mettre tout dans le même paquet avec une paranoïa complètement absurde.
Il faut savoir que la cryptographie n'est pas quelque chose uniquement utilisée par des terroristes ou des gens qui se cachent ! C'est utilisé par n'importe qui. Moi même je l'utilise quotidiennement. Par exemple, si je veux travailler avec un autre développeur de logiciel libre qui habite de l'autre coté de la France. Nous avons besoin de nous mettre d'accord pour échanger un mot de passe d'une machine pour qu'il puisse se connecter.
Comment je fais ? Je ne vais ni lui envoyer par la poste, ni lui passer un coup de fil si je veux vraiment que cela soit sécurisé ? Qu'est ce que je fais ? Je lui envoie un message crypté que lui seul peut décoder. Est-ce que pour autant je suis en train d'utiliser une arme de guerre ? Est-ce que je met en péril la sécurité de l'Etat ?
Evidemment les terroristes pourront utiliser la cryptographie et tant pis si ces terroristes là utilisent uniquement la cryptographie et que l'on a pas d'autres moyens de les retrouver.

Q: Internet Actu TV : De toutes façons il apparaît assez aberrant de vouloir interdire la cryptographie dans le sens ou elle est déjà introduite ?

Olivier Berger : Elle est déjà utilisée par tout le monde même si la loi ne l'autorise pas toujours parce qu' il faudrait faire des déclarations préalables, on s'aperçoit que des gens l'utilisent .
C'est un petit peu comme interdire le piratage du jour au lendemain ; est ce que les gens vont répondre oui ou non ? Les gens continueront à pirater. Donc nous sommes pour une responsabilisation des usagers : il faut que les gens soient conscients que ce n'est pas la peine de tout crypter mais que de temps en temps ils ont des outils de cryptographie tout à fait utilisables , comme GnuPG.
Mais qu' Internet n'étant pas sécurisé, la cryptographie est indispensable à une utilisation citoyenne de l'Internet et à l'utilisation professionnel de l'Internet.