Internet : neutre mais pas trop ? La méthode scientifique
Titre : Internet : neutre mais pas trop ?
Intervenants : Serge Abiteboul - Benjamin Bayart - Mathilde Morineaux - Sébastien Soriano - Céline Loozen - Nicolas Martin
Lieu : Émission La méthode scientifique - France Culture
Date : septembre 2018
Durée : 58 min
Écouter sur le site de l'émission ou écouter le podcast
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Symbole de la neutralité du réseau - Camilo Sanchez. Domaine public. Logo France Culture Wikipédia
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas responsable de leurs propos.
Description
Qu’appelle-t-on neutralité du Net ? Pourquoi a-t-elle été supprimée aux États-Unis ? Quelles seraient les conséquences de la fin de la neutralité du Net ? Faut-il l'inscrire dans la Constitution française ? En défendant la neutralité du Net, défend-on un internet immuable ?
Transcription
Nicolas Martin : On reprend le fil de nos mercredis consacrés au numérique et aux nouvelles technologies.
Entre Roland Garros, le mondial de football, les vacances et la canicule, l’information est passée relativement inaperçue dans la torpeur estivale. Et pourtant, la décision prise aux États-Unis concernant la neutralité du Net pourrait bien constituer un précédent, voire la porte ouverte à une nouvelle ère du réseau, où les fournisseurs d’accès auraient tout pouvoir ; le pouvoir de favoriser leurs propres contenus au détriment des autres, de limiter la bande passante pour certaines catégories de sites, bref, de discriminer les usages et les pratiques sur le réseau.
« Internet : neutre mais pas trop ». C’est le problème dont nous allons nous saisir dans l’heure qui vient. Bienvenue dans La méthode scientifique.
Et pour bien comprendre l’importance et la nature de ce virage depuis la création au CERN, en 1989, de ce qu’on appelle aujourd’hui et peut-être à juste titre maintenant les internets, nous avons le plaisir de recevoir aujourd’hui Serge Abiteboul. Bonjour.
Serge Abiteboul : Bonjour.
Nicolas Martin : Vous êtes membre du collège de l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes et directeur de recherche à Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique] et le camarade Benjamin Bayart. Bonjour.
Benjamin Bayart : Bonjour.
Nicolas Martin : Président de l’association Fonds de Défense de la Neutralité du Net1, et cofondateur de La Quadrature du Net2.
Vous pouvez nous suivre comme chaque jour sur les ondes de France Culture, sur les ondes radiophoniques et sur le fil Twitter, @lamethodefc, profitez-en tant que vous y avez un accès illimité ; ça ne va peut-être pas durer ! C’est ce dont nous allons parler aujourd’hui. Parce que si vous pensiez que la fin de la fin de la neutralité du Net c’est quelque chose d’abstrait, qui ne nous concerne finalement pas vraiment, eh bien aux États-Unis son abrogation est entrée en vigueur le 11 juin, le lundi 11 juin. Écoutez ce reportage à propos des incendies en Californie quelques semaines plus tard.
Voix off du traducteur : La diminution du flux des données de Verizon est arrivée peu de temps après l’incendie dans le complexe de Mendocino. La restriction du flux internet, pratique du fournisseur d’accès, a délibérément réduit le débit des données.
Les pompiers de Santa Clara en Californie ont vu le débit de leur flux internet réduit de manière dramatique : « La vitesse de notre connexion a été réduite de deux cents fois par rapport au haut débit habituel ». Le Conseil de Santa Clara le dit d’une autre façon : « C’est un bond dans le passé, comme si on avait reculé de 20 à 30 ans en arrière et ceci pendant que les pompiers de Santa Clara étaient en train de lutter contre ce qui allait devenir le plus grand incendie de l’histoire du Comté. Leur capacité à lutter contre le feu a été sévèrement perturbée par cette baisse du débit. »
Nicolas Martin : Un reportage de la chaîne américaine EBC à propos de cet incident autour des pompiers de Santa Clara dont la lutte contre l’incendie géant a été compliquée par cette limitation du débit. Une réaction ? Alors c’est évidemment très spectaculaire les pompiers contre un incendie. On voit l’injustice à l’œuvre, mais c’est évidemment plus complexe que ça, Benjamin Bayart ?
Benjamin Bayart : Oui. En fait c’est à peine un problème de neutralité du Net. C’est beaucoup plus un problème de définition des contrats. C’est-à-dire que les pompiers utilisent un abonnement grand public et donc, dans l’abonnement grand public, il y a un certain nombre de limitations prévues au contrat et qui sont appliquées. C’est un peu ridicule que les infrastructures essentielles ne soient pas servies de manière prioritaire et inclue dans les obligations de service public. Ce sont des histoires de réglementation. Aux États-Unis il y a très peu ce type de réglementation qui prévoit les usages publics, les usages prioritaires, etc.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul, on se retrouve tout de même face à un contrat avec une diminution du réseau qui est quand même une conséquence de cette entrée en vigueur de ce qu’on appelle la fin de la neutralité du Net et qu’on va définir un peu plus dans quelques instants.
Serge Abiteboul : Je ne serais pas aussi affirmatif que ça. Pour moi c’est une grosse bêtise de Verizon et puis, comme disait Benjamin, c’est aussi une erreur : des services de sécurité comme les pompiers ne doivent pas partager un réseau grand public qui, par définition du réseau grand public, peut être amené à avoir des variations. Donc là c’est le fait qu’on retrouve des pompiers sur un réseau grand public, ce qui n’est quand même pas forcément une bonne idée ; et puis Verizon a réagi n’importe comment en ne tenant pas compte des problèmes de sécurité. Là je dirais que ce sont des problèmes sérieux, mais ce n’est pas exactement un problème de neutralité du Net.
Par contre, ce qui est vrai dans le problème de neutralité du Net, c’est qu’il y a des conséquences qui peuvent être dramatiques pour nous en tant que citoyens, comme de ne pas pouvoir avoir accès à des services qui nous intéressent parce qu’ils n’ont pas le bon contrat avec notre fournisseur d'accès à Internet ; ça peut être aussi des problèmes commerciaux extrêmement sévères comme le fait que Internet devient, du coup, une espèce de jungle où tout peut se passer. Mais je crois que l’exemple des pompiers de Californie n’est pas forcément le meilleur exemple pour la neutralité du réseau.
Nicolas Martin : Disons que c’est un peu le petit bout de la lorgnette. On va essayer de comprendre surtout, peut-être pour commencer, ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis où on annonce la fin de la neutralité du Net. Ça veut dire concrètement, Benjamin Bayart, qu’est-ce qui s’est passé ? Ou Serge Abiteboul, comme vous voulez.
Benjamin Bayart : Je pense que je préfère laisser le régulateur s’exprimer là-dessus.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul, qu’est-ce qui s’est passé ce lundi 11 juin aux États-Unis ?
Serge Abiteboul : On est dans une situation qui est quand même assez étrange parce que le Net c’est quelque chose d’international et les réglementations sont des réglementations nationales. En Europe on a un grand avantage c’est qu’on est au-delà du national ; au niveau européen on a reconnu la neutralité du Net comme une valeur, comme quelque chose qu’il fallait défendre.
Nicolas Martin : C’est un règlement du Parlement ? De la Commission ?
Serge Abiteboul : Voilà. C’est un règlement qui est repris par les différents pays de la communauté européenne. On n’est pas les seuls : il y a des pays d’Amérique du Sud, il y a l’Inde ; c’est quand même plutôt une tendance générale internationale.
Aux États-Unis c’était aussi le cas, le gouvernement américain respectait la neutralité du Net, et puis le gouvernement de Trump est revenu là-dessus. Encore une fois, il faut reconnaître, excusez-moi le mot, c’est un peu le bordel, parce qu’en ce moment en Californie on est en train de revoter la neutralité du réseau ; donc on va se retrouver dans une situation ! Moi je ne comprends rien. Je ne comprends pas comment ça peut être réglable d’un point de vue juridique : les États-Unis seront contre, la Californie elle, sera pour ; elle implémentera. Donc je ne sais pas très bien ce que ça veut dire.
En Europe il n’y a pas une véritable question de défense de la neutralité du Net parce que la neutralité est appliquée en Europe, même s'il y a des soucis ici et là, des points ; c’est un peu compliqué de savoir exactement ce que ça veut dire la neutralité du net ; on pourra revenir sur les détails. Mais en gros c’est respecté en Europe, ça ne l’est pas aux États-Unis.
Nicolas Martin : On va revenir sur la situation américaine, mais j’aimerais tout de même qu’on définisse pour dire de quoi on parle quand on parle de neutralité du Net. Ça veut dire quoi exactement « en finir avec la neutralité du Net », Benjamin Bayart ?
Benjamin Bayart : Pour comprendre ce qu’est la neutralité du Net en fait il faut comprendre que c’est un problème plus large ; c’est la question du pouvoir et de la responsabilité des intermédiaires techniques. Les intermédiaires techniques, dans le monde du numérique, ont un pouvoir colossal donc ils doivent avoir une certaine responsabilité, ils doivent avoir des comptes à rendre sur la façon dont ils usent et dont ils abusent de ce pouvoir.
Nicolas Martin : La parabole de Spider-Man.
Benjamin Bayart : Oui. C’est la phrase de grande philosophie qu’on trouve dans Spider-Man : « De grands pouvoirs entraînent de grandes responsabilités. »
Il faut comprendre que dans le monde du numérique le fournisseur d’accès à Internet dispose d’un pouvoir absolu qui n’a pas d’équivalent dans le monde physique.
Là on est en train de discuter, on est trois autour de la table, on s’entend tous les trois parce que ma voix fait vibrer l’air ; personne sur terre n’a le pouvoir de modifier ça. Ce qui fait que les auditeurs m’entendent c’est qu’il y a un micro, c’est qu’il y a quelqu’un en régie, toute une installation technique, et cet intermédiaire technique a un pouvoir. C’est-à-dire que les gens qui sont en régie appuient sur un bouton et tout d’un coup plus personne ne m’entend. Ce pouvoir est assez puissant. Là, dans le cadre de l’émission de radio, le pouvoir des personnes en régie est absolu. Il se trouve que je ne parle en émissions de radio que quelques heures de-ci de-là dans ma vie donc c’est très rare.
Sur Internet, le fournisseur d’accès à Internet a ce même pouvoir absolu, même plus grand. Il peut modifier mes propos à la volée, ce qui en régie n’est pas simple à faire.
Nicolas Martin : C’est-à-dire ?
Benjamin Bayart : Par exemple j’ai publié un billet de blog sur mon site qui raconte machin ; les fournisseurs d’accès peuvent faire en sorte que quiconque visite le site voit autre chose que ce que j’ai écrit. Ils peuvent remplacer « Manu » par « président de la République ». Ça c’est un pouvoir absolu.
Nicolas Martin : Dont ils ne font pas usage, en tout cas en France ou en Europe.
Benjamin Bayart : Dont ils ne font en moyenne pas usage, parce que les usages sont très chers, parce que c’est complètement délirant, mais il faut comprendre que ce n’est pas si délirant que ça. C’est comme ça que le régime Ben Ali contrôlait sa population. C’est comme ça que le régime chinois censure les gens qui veulent accéder à l’information : c’est en intervenant sur le réseau. Pas en fermant les sites, c’est trop compliqué, en intervenant le réseau et en utilisant le réseau comme outil de censure.
Nicolas Martin : Qu’on comprenne bien, juste pour le préciser une fois pour toute l’émission, peut-être qu’on le redira, mais les fournisseurs d'accès à Internet ce sont les grands opérateurs qui vous donnent accès à Internet, en l’occurrence on va en citer plusieurs : ça peut être Free, ça peut être Bouygues, ça peut être Orange, ça peut être SFR. C'est ça ?
Benjamin Bayart : Oui, c’est ça. C’est ça et puis ce sont ce qu’on appelle les opérateurs de réseau, c’est-à-dire les opérateurs qui interconnectent les différentes plaques du réseau. C’est-à-dire que Orange, Free, etc., sont interconnectés avec d’autres opérateurs qui sont eux-mêmes interconnectés avec d’autres, tout ça forme un grand patchwork qui est le réseau mondial. Et un opérateur, sur sa zone à lui, a tout pouvoir. Il est dieu, en fait, sur le réseau. Il se trouve que le plus souvent ils n’interviennent pas trop, ils ne font pas trop de cochonneries, mais ce qu’on appelle protéger la neutralité du Net c’est dire dans quels cas ils ont le droit d’utiliser ce pouvoir extraordinaire et ce qu’ils ont le droit de faire dans ces cas-là. Qu’est-ce qui est autorisé, qu’est-ce qui est interdit ; qu’est-ce qui est possible, qu’est-ce qui n’est pas possible, etc. C’est ça, en fait, la définition de la neutralité du Net.
Et il se trouve que la question se pose pour plein d’autres intermédiaires techniques. Typiquement Facebook a le même pouvoir absolu sur ce qui se passe dans Facebook. Il se trouve que ce qui se passe dans Facebook n’est qu’une partie de votre vie en ligne, alors que votre fournisseur d’accès à Internet voit tout de votre vie en ligne. Donc la neutralité du Net c’est vraiment définir les limites du pouvoir des opérateurs et ce qu’il faudra mettre en place dans les années qui viennent ça va s’appeler la loyauté des plateformes, ça va s’appeler le libre choix des terminaux, ça va porter des noms différents. C’est pareil pour les autres grands intermédiaires techniques, définir à quel moment ils ont le droit d’user de quel pouvoir.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul, peut-être que vous voulez compléter ce que vient de dire Benjamin Bayart avant que je vous pose une autre question ?
Serge Abiteboul : Non, non c’était extrêmement bien expliqué, je n’ai pas grand-chose à rajouter.
Nicolas Martin : Moi je vais vous demander peut-être de préciser quelque chose. Quand on parle de la fin de la neutralité du Net, la première chose à laquelle on fait référence, ce pouvoir absolu dont disposent les fournisseurs d’accès, c’est celui, finalement, de privilégier certains couloirs à d’autres, de privilégier certains accès, c’est-à-dire de donner, grosso modo, de l’Internet à plusieurs vitesses avec des internets pour lesquels on paye plus cher pour avoir accès à des services non pas meilleurs, mais pour avoir accès à ce à quoi on a accès aujourd’hui normalement dans un internet entre guillemets « neutre » et avoir, finalement, d’autres services dégradés qui coûteraient moins cher mais pour lesquels on ne pourrait pas avoir accès exactement au même service. C’est cela ?
Serge Abiteboul : C’est cela et, en fait, il faut regarder le point de départ de tout ça, c’est que les fournisseurs d’accès à Internet, ceux qui vous amènent Internet chez vous, qui vous permettent de vous connecter à ce truc génial qu’est Internet, ce sont des entreprises dont le but est de maximiser leurs profits, bien sûr. Donc ils imaginent développer leur business en gagnant de l’argent de deux façons différentes. La première, que vous avez citée, c’est sur la qualité et dire « moi je vais vous filer une qualité supérieure contre plus d’argent et moins de qualité, un Internet du pauvre si vous voulez, si vous ne payez pas grand-chose ». C’est un petit peu contre l’esprit original du Web. Il y a aussi l’idée de dire on va pouvoir faire des services [plus spécifiques, note de l'orateur] ; le cas des pompiers, on peut revenir dessus, on va vous faire des services qui sont des services de sécurité, qui demandent 100 % de sécurité, une perfection technique parfaite.
Nicolas Martin : Une bande passante extrêmement large.
Serge Abiteboul : Une bande passante, exactement, de la réactivité. En général ce n’est pas ça qu’on fait sur Internet. Internet c’est du best effort, c’est « on essaye de faire au mieux » ; vous êtes en compétition avec tout le monde, on ne peut pas faire ce genre de chose.
Le deuxième axe est plus délicat, et là on peut les comprendre, c’est de dire « écoutez ces services du Web rapportent énormément d’argent. Ça rapporte énormément d’argent à qui ? Aux grandes entreprises du Web, aux Google, aux Facebook, Apple, etc., et nous, nous sommes des FAI, des fournisseurs d’accès à Internet, on est typiquement plus locaux et puis on voit passer tout ça ; c’est nous qui fournissons le service d’une certaine façon puisque c’est sur nos tuyaux que ça passe, mais on ne retient qu’une toute petite partie [de la valeur, note de l'orateur]. Donc ce qu’on aimerait bien c’est pouvoir monétiser tout ça. » Donc ce qu’on va faire c’est qu’on va aller voir un fournisseur de services et on va lui dire « si vous voulez que votre service aille plus vite, [il faut payer, note de l'orateur]. »
Nicolas Martin : Typiquement YouTube ou Netflix, disons, par exemple.
Serge Abiteboul : Voilà, Netflix, on va aller voir Netflix, on va leur dire « Netflix on voudrait un petit bout du camembert, on voudrait un peu du gâteau, donnez-nous en un petit peu, sinon qu’est-ce qu’on va faire ? On va ralentir votre service. » Et il y a une espèce de jeu comme ça.
Personnellement je n’ai pas particulièrement envie de défendre Netflix, Google ou les autres, ce n’est pas forcément mon boulot, mais ce qu’il faut bien voir c’est l’idée générale de tout ça. Si vous commencez à mettre le doigt là-dedans, ça devient une espèce de jungle, c’est-à-dire qu’après il n’y a rien qui empêche un gros de dire « eh bien écoutez d’accord, moi je veux bien vous donner de l’argent, par contre tous ces petits qui me gênent, toutes ces start-ups qui sont un peu ennuyeuses, vous ne les laisser pas passer ou vous les ralentissez. » Donc on arrive à une espèce de jungle où tout est permis et, mon avis personnel, c’est qu’au final les seuls qui vont y perdre ce sont les utilisateurs parce qu’ils ne pourront plus choisir, ils n’auront plus la liberté de choix. On va leur dire « vous voulez écoutez de la musique chez Deezer, non, non ce n’est pas bon ; nous on a accord avec Spotify, vous n’avez qu’à écouter de la musique avec Spotify. » Donc c’est un peu la fin du Web comme on l’imaginait au départ, qui était un bien commun d’une certaine façon, quelque chose qui était partagé entre tous les internautes et on finit par un Web [qui se transforme en, note de l'orateur] différents Web privés sur lesquels il va falloir choisir ce que vous voulez.
Nicolas Martin : Benjamin Bayart.
Benjamin Bayart : On peut présenter exactement la même chose avec d’autres mots c’est-à-dire en regardant ça comme étant du pouvoir de nuisance. Le fournisseur d’accès à Internet a, vis-à-vis du fournisseur de contenus, de Netflix ou de YouTube, un pouvoir de nuisance et en fait il dit « moi je peux saper ton business ; c’est-à-dire que je peux faire en sorte que les utilisateurs n’arrivent plus à bien utiliser ta plateforme sauf si tu me donnes de l’argent. » Ça rappelle un peu le concept de l’impôt révolutionnaire des mafias.
Nicolas Martin : Du racket, oui !
Benjamin Bayart : C’est ça, c’est vraiment le principe. Ce mouvement-là est extraordinairement malsain parce que c’est un accord commercial qui est passé entre le fournisseur d’accès à Internet et le fournisseur de service — après on peut se dire : deux entreprises négocient un accord, elles sont en opposition, elles se bastonnent un peu, normal business. Oui, mais quel est le produit qui est échangé être ces deux entreprises ? L’objet de l’accord c’est moi utilisateur final. L’utilisateur final n’est plus sujet du contrat, parce que dans le contrat qui me lie à mon fournisseur d’accès je suis sujet du contrat, c’est moi qui ai passé le contrat et l’accès à Internet est l’objet du contrat. C’est fondamentalement, philosophiquement malsain que deux entreprises passent un accord dont les personnes sont l’objet. Quand vous devenez la marchandise vous allez être maltraité.
L’argument effectivement très classique mis en avant que j’ai entendu à l’époque où je bossais chez un grand opérateur français dont je ne donnerai pas le nom : mon directeur technique se lamentait du fait qu’on dépensait des centaines de millions d’euros tous les ans à faire des trous dans les trottoirs, etc., pour récolter trente balles par mois alors que Meetic qui ne fait à peu près rien et où ce sont les gens qui amènent les données – c’est un site de rencontres, pour les gens qui ne connaissent pas – donc ce sont les gens qui cherchent à faire des rencontres qui amènent leurs profils, qui renseignent la base de données, qui mettent de l’information et Meetic fait payer trente balles par mois. Il disait quand même ça fait chier, ils touchent autant que nous comme abonnement sauf qu’eux ne font pas le travail. Ça c’est le point de vue défendu par les opérateurs. Et en fait il ne tient pas. Économiquement il ne tient pas.
Nicolas Martin : Pourquoi ?
Benjamin Bayart : C’est-à-dire que les fournisseurs d’accès à Internet récoltent à peu près 50 % du gâteau, ce qui est énorme. La poste ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires du commerce en ligne. La poste transporte les colis d’Amazon ou de n’importe qui chez qui vous commandez quelque chose et ne récolte pas 50 % du chiffre d’affaires.
Il se trouve que dans le numérique les opérateurs représentent à peu près 50 % du chiffre d’affaires.
Nicolas Martin : De quel chiffre d’affaires ? Du chiffre d’affaires global ?
Benjamin Bayart : Du chiffre d’affaires du commerce numérique, global, de tout ce qui est dépensé en ligne.
Évidemment, quand on compare Orange et Google, on voit que Google est énorme, Orange est relativement petit. Eh oui ! Orange c’est régional ; Google c’est à échelle mondiale. Si on veut comparer il faut faire la somme des plateformes à échelle mondiale à comparer avec la somme de tous les opérateurs du monde. Et là on se rend compte que, finalement, ce que touchent les opérateurs n’est pas si négligeable que ça.
En fait, fondamentalement, c’est l’abonné qui demande le contenu. Les opérateurs présentent toujours « YouTube déverse ses vidéos dans mon réseau ». C’est parfaitement faux ! YouTube, quand il se réveille le matin, il n’envoie de la vidéo à personne. Il faut bien que l’utilisateur vienne et clique sur le bouton play de la vidéo pour que la vidéo arrive ; c’est bien à la demande de l’utilisateur que le contenu arrive. Or l’utilisateur pourquoi est-ce qu’il a payé Orange ou Free ? Ce n’est pas pour la déco, je sais bien les box sont un peu moins moches qu’il y a quelques années, mais enfin, ce n’est pas un élément central du salon. C’est bien pour avoir accès au réseau. C’est bien précisément parce que ça permet l’accès aux services. Si on paye EDF ce n’est pas parce qu’on a un vrai fantasme sur le compteur électrique, c’est pour avoir de l’électricité. Si on paye Orange ou Free c’est pour avoir du réseau. En fait, les opérateurs sont payés. Et ils sont payés par leurs abonnés et c’est très bien comme ça.
Voix off : La méthode scientifique, Nicolas Martin.
Nicolas Martin : Et à 16 heures 20 nous parlons de la neutralité du Net et de sa possible fin, ce qui est déjà le cas aux États-Unis mais pas que aux États-Unis d’ailleurs. On en parle avec Serge Abiteboul et Benjamin Bayart.
Je vais reprendre l’un des arguments que vous venez de démonter Benjamin Bayart, qui est tout de même l’un des arguments qu’on retrouve très souvent quand on parle de la fin de la neutralité du Net ; les fournisseurs d’accès disent finalement – Serge Abiteboul je me retourne vers vous – que eux, comme le disait Benjamin tout à l’heure, ils font du dur, ils font des câbles ; ce réseau-là il faut l’entretenir, il faut réinvestir quoi ! Donc c’est logique, c’est légitime finalement que, à un moment donné, eh bien les gens qui mettent un peu plus la main au portefeuille bénéficient d’un service d’un peu meilleure qualité que ceux qui mettent un peu moins la main au portefeuille. Où est le problème là-dedans ?
Serge Abiteboul : Le problème c’est d’en vouloir plus parce que pour l’instant, comme disait Benjamin, on paye pour ça. Le principe est quand même assez simple, c’est que je paye mon fournisseur d’accès à Internet, je paye un certain prix, et je paye pour avoir accès aux services que je veux dans le monde entier et pas à des services particuliers.
Le problème, là, c’est de vouloir aller un peu plus loin ; d’une certaine façon on se retrouve encore dans une espèce de commerce multi-faces, c’est-à-dire ils ramènent de l’argent de nous, puisque nous payons ce service, et puis ils se disent : mais on pourrait aussi en récupérer de l’autre côté, des services du Web, qui pourraient payer aussi. Donc c’est un petit peu ça et c’est cette confusion qui, d’une certaine façon, est pernicieuse.
On va retrouver exactement le même système dans les grands services du Web, et là je vais peut-être m’écarter un peu du sujet, ce n’est pas uniquement la neutralité du tuyau qui est importante, si votre tuyau est neutre mais que les services auxquels vous aboutissez ne le sont pas, vous n’avez pas gagné grand-chose. Quand vous avez un service aussi important que le moteur de recherche Google par exemple ; le moteur de recherche Google c’est 90 % du trafic des moteurs de recherche dans le monde donc, d’une certaine façon, les classements qu’il vous donne vont déterminer vos choix, vont déterminer vos lectures, vont déterminer vos achats, vont déterminer plein de choses. Et là encore, économie biface, c’est-à-dire qu’il y a de la publicité, on vend votre attention avec de la publicité, mais on va compliquer encore le modèle en ne classant pas de façon neutre les résultats, donc autre forme [de fin, NdT] de neutralité : on va privilégier certains services par rapport à d’autres.
Nicolas Martin : Ça c’est la question des algorithmes de classification des moteurs de recherche.
Serge Abiteboul : Exactement.
Nicolas Martin : On en a parlé plusieurs fois ici. Pour rester sur cette question, finalement de cet argument, vous y avez répondu partiellement Benjamin Bayart mais tout de même quand aujourd’hui on voit des études qui disent que Netflix c’est un tiers, 34, 40 %, 50 % par moments de la consommation de flux aux États-Unis en heures de pointe, les fournisseurs d’accès ne sont pas légitimes à dire « attendez, vous prenez beaucoup de bande passante ; on est obligé de remettre des câbles, on est obligé de remettre de la fibre pour pouvoir soutenir cette consommation-là », c’est normal qu’ils mettent un peu la main au portefeuille pour garantir la qualité de service ou pas ? Oui, Serge Abiteboul.
Serge Abiteboul : Si je peux me permettre, ils mettent déjà la main au portefeuille. C’est quand même quelque chose qu’il ne faut pas oublier, c’est-à-dire que ces grands d’Internet ont déjà leur propre réseau [de communications électroniques, note de l'orateur] parallèle. Si on revient au problème qui s’était passé entre Free et Netflix, par exemple, ce qu’a fait Netflix c’est qu’ils ont installé des serveurs près des serveurs de Free et, à partir de ce moment-là, le problème qui avait été remarqué de lenteur, de ralentissement de Netflix n’existait plus.
Donc il y a déjà une participation de ces grandes entreprises à Internet en créant leur propre réseau, en mettant leurs propres services près des fournisseurs d'accès à Internet. Donc ils participent déjà énormément au réseau. La question c'est vous avez un contrat avec votre fournisseur d'accès à Internet. Moi j’ai un contrat avec une entreprise ; je lui demande de m’amener le réseau, un réseau neutre, que je puisse choisir les services que je veux. Je ne veux pas qu’il y ait encore un niveau de complexité qui va premièrement m’empêcher d’être libre et de faire mes choix et deuxièmement, d’une certaine façon, nuire de façon majeure à la concurrence sur le réseau.
Nicolas Martin : Benjamin Bayart.
Benjamin Bayart : En fait, il y a derrière cette analyse de « les opérateurs font des investissements et les plateformes font des bénéfices » quelque chose qui est structurellement faux. Encore une fois, ce qui consomme de la bande passante ce n’est jamais la plateforme. Netflix ne consomme pas de bande passante ; les clients de Netflix consomment de la bande passante et ça n’a rien à voir. En fait, le grand jeu c’est moi en tant qu’internaute, si ce que je consomme coûte cher à produire, on peut envisager de me le facturer ; ce serait une réponse légitime. Si les coûts d’entretien du réseau se mettent à augmenter, si les investissements à réaliser dans le réseau se mettent à augmenter, il faut peut-être augmenter les abonnements ; ça c’est légitime. Mais le présenter dans l’autre sens c’est un mensonge. C’est extrêmement important à comprendre parce que ça change la nature du contrat. C’est vraiment ce que je disais tout à l’heure. Le contrat que je passe avec mon fournisseur d’accès à Internet c’est : je veux accéder à Internet. Point. Que je veuille regarder du YouPorn, du YouTube ou du Netflix, c’est mon problème, ce n’est pas le sien. Il peut me dire « attention, nous on a des gros coûts de production alors tu ne peux pas regarder plus de 300 gigaoctets par mois. » Peut-être ! Mais il n’a pas à me dire ce que je fais avec les 300 gigaoctets. Je fais du mail si j’ai envie, je fais de la vidéo si j’ai envie, je fais de l’audio si j’ai envie. Et c’est là que ça devient différent. Quand le contrat se négocie entre Netflix et Verizon ou entre Netflix et Free.
Nicolas Martin : Verizon qui est fournisseur d’accès aux États-Unis.
Benjamin Bayart : Qui est un opérateur américain. Quand le contrat se négocie entre la plateforme et l’opérateur, moi, internaute on m’a privé de mon choix. Ils ont décidé que Netflix était plus important que telle autre plateforme concurrente, alors pour garantir une belle qualité de Netflix, ils ont fait payer Netflix, etc., mais si pour moi ce qui est important c’est telle plateforme ou telle autre, ma liberté de choisir a complètement disparu du contrat.
Nicolas Martin : Mais le corollaire à cela, Benjamin Bayart, ça veut dire que pour vous, sur Internet, il est totalement impossible de prioriser un flux par rapport à un autre ; c’est une autre critique qui peut être faite, je me fais évidemment l’avocat du diable. Ça veut dire qu’à aucun moment il n’est envisageable, alors que le trafic est de plus en plus dense, qu’effectivement il faut réinvestir dans l’infrastructure, de dire on va réserver des couloirs prioritaires pour, mettons, des choses vertueuses, la recherche sur par exemple la télémédecine, sur le véhicule automatique, etc. et on va réduire un peu les couloirs pour la pornographie par exemple. Ça pourrait être logique.
Benjamin Bayart : Ce ne sont pas ces exemples-là, mais typiquement le texte européen prévoit bien un certain nombre de cas où on a le droit de porter atteinte à la neutralité du Net et où les opérateurs ont le droit de le faire.
Nicolas Martin : Par exemple ?
Benjamin Bayart : Par exemple s’il y a une panne sur le réseau et que, du coup, c’est temporairement hyper-engorgé à un endroit, ils ont le droit d’intervenir pour permettre qu’il y ait un certain service minimum qui reste, par exemple en décidant de virer toutes les vidéos pour que les SMS passent encore. Ce genre de choses-là. Du moment que c’est transitoire, suite à une panne, qu’ils peuvent démontrer que c’est d'un effet très temporaire et que ça va s’arrêter, ils ont le droit de le faire. Par exemple si c’est pour assurer la stabilité du réseau. C’est-à-dire que si telle plateforme, dans son mode de fonctionnement, fait en sorte que le réseau risque de tomber en panne, ils ont le droit d’intervenir et de couper. Si le trafic qu’on voit passer c’est une attaque, ce qui est très classique — voir passer des volumes délirants suite à des attaques sur Internet c’est hyper-classique —, ils ont le droit de jeter le trafic à la poubelle.
Donc il y a tout un tas de cas qui sont prévus, par exemple s’il y a besoin d’un accès prioritaire pour des usages type télémédecine – en fait il se trouve que la bonne réponse est : il ne faut pas le faire sur Internet ; si on a besoin d’un accès prioritaire, il ne faut surtout pas le faire sur Internet, il faut le faire sur un réseau qui apporte des garanties –, mais toutes ces limitations-là sont prévues par les textes européens. Et c’est bien ce que je disais au départ, ils ont un pouvoir absolu et spontanément ils ont envie de s’en servir pour faire du fric quitte à maltraiter tout le monde et ce que dit le texte c’est : votre pouvoir absolu, vous ne pouvez vous en servir que dans tel et tel cas, bien délimités.
Nicolas Martin : Autre question, autre cas de figure : si à moi consommateur, mon fournisseur d’accès me dit : « Écoutez, je vais réduire un peu la facture : cette plateforme d’écoute musicale ça ne vous coûte rien, je ne compte pas les données vous pouvez écouter de la musique tant que vous voulez là-dessus, il n’y a pas de problème, vous allez payer un peu moins cher, en revanche vous n’aurez pas beaucoup de vidéos ». Je ne regarde pas de vidéos, ça réduit ma facture, en quoi ça pose un problème Serge Abiteboul ?
Serge Abiteboul : Ça c’est le problème de ce qu’on appelle le zero-rating. Ça pose un problème parce que, d’une certaine façon, vous discriminez d’une façon positive au lieu de discriminer de façon négative, mais vous discriminez pareil. C’est-à-dire que vous avez favorisé une entreprise en disant si vous utilisez ce fournisseur de musique, par exemple Deezer.
Nicolas Martin : Deezer, on va prendre français.
Serge Abiteboul : Voilà, Deezer, lui vous pouvez l’écouter en dehors de votre forfait, tous les autres passeront dans le forfait. Là vous êtes dans une discrimination qui va faire que vous êtes en train d’empêcher l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché parce que, évidemment, toute nouvelle entreprise qui fera de la musique ne pourra plus rentrer et deuxièmement vous m’empêchez un peu, d’une certaine façon, d’être libre du choix de la musique que je veux écouter. La seule chose qui reste dans l’esprit de la neutralité du réseau c’est de dire la musique ça prend trop de bande passante. On va plutôt faire ça avec la vidéo, parce que c’est plutôt la vidéo…
Nicolas Martin : La vidéo, allons-y.
Serge Abiteboul : La vidéo prend trop de bande passante, on va limiter l’accès que vous avez en vidéos, mais on va le limiter pour tout le monde. C’est-à-dire qu’on ne va pas dire vous êtes juste limité sur YouTube ou vous êtes juste limité sur YouPorn pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, mais vous allez être limité sur tout le spectre. Dans ces cas-là on a maintenu votre liberté de choix, vous avez le droit de regarder YouTube ou YouPorn, c’est votre problème, et, d’un autre côté, vous avez maintenu la concurrence pour pouvoir laisser de nouveaux entrants sur le Net.
Nicolas Martin : Benjamin Bayart.
Benjamin Bayart : Ça c’est une des limitations qu’il y a dans le texte européen, un des cas où ils ont le droit d’opérer une certaine discrimination et on a beaucoup lutté avec La Quadrature du Net à l’époque où les textes se discutaient pour dire non, ils n’ont pas le droit de privilégier un service. Ils ont le droit de privilégier un type de services. Et dans ce cas-là, tous les fournisseurs de ce type de services doivent se retrouver traités de la même façon. C’est-à-dire que la vidéo soit hébergée sur mon blog perso ou sur YouTube ou sur Peertube3 qui est une plateforme libre en train de se développer, ou sur la plateforme de la prochaine start-up ou sur quoi que ce soit qui diffuse de la vidéo, toute la vidéo doit être traitée pareil.
Par exemple, un usage qui est très classique, en France les opérateurs sont tous des fournisseurs multiples et ils fournissent du téléphone et de la télévision en plus de l’accès à Internet. Leur service téléphonique est priorisé de manière à ce que même quand on est en train de télécharger pleine balle sur sa ligne ADSL qui est saturée autant qu’elle peut, le téléphone reste fluide, que ça ne craque pas, que ça ne fasse pas des voix de robot, etc. Ça, nous on considère que c’est illégitime ; pour le moment l’Arcep considère que ça va, on va regarder ailleurs.
C’est illégitime parce qu’il y a des opérateurs qui fournissent des services de téléphonie au-dessus d’Internet. Typiquement OVH, en France, fournit des services de téléphone avec un numéro en 09 quelque chose, qui sont des numéros de téléphonie sur IP, et qui eux sont traités dans le flux internet. Donc le flux téléphonie de l’opérateur dont je suis client est priorisé par rapport au flux de téléphonie de l’opérateur que j’aurais pu choisir. Et ça, ce n’est pas juste. En tant qu’ils sont tous les deux fournisseurs de téléphonie ils devraient être traités de la même façon. Pour le moment on n’est pas encore rentré vraiment dans ce type de détail-là dans l’application en France, même dans le reste de l’Europe, on a juste dégrossi, mais il faudra bien y venir.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul.
Serge Abiteboul : Si je peux me permettre sur ce point. Il y a une différence pour l’instant qui est de fait sur la téléphonie c’est que la téléphonie n’est pas uniquement de la téléphonie over the top, la téléphonie via Internet, il y a aussi la téléphonie classique, j’allais dire, et donc on est dans cette phase de transition où coexistent la téléphonie sur fil d’antan et la téléphonie sur Internet, évidemment sur IP. Donc c’est la phase transitoire et dans une phase transitoire c’est évident que c’est plus difficile de tout articuler.
[Pause musicale]
Nicolas Martin : Get off the Internet à 16 heures 35 sur France Culture du groupe Le Tigre puisque nous parlons de la neutralité du Net tout au long de cette heure en compagnie de Serge Abiteboul qui est membre du collège de l’Arcep et directeur de recherche à Inria et Benjamin Bayart président de l’association Fonds de Défense de la Neutralité du Net et cofondateur de La Quadrature du Net et tout de suite un petit changement dans l’organisation de nos mercredis.
C’est maintenant à mi-chemin de l’émission que nous retrouvons notre doctorant de la semaine et aujourd’hui notre doctorant est une doctorante, c’est Mathilde Morineaux. Bonjour.
Mathilde Morineaux : Bonjour.
Nicolas Martin : Vous êtes en quatrième année au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation. Vous avez quatre minutes pour nous exposer la substantifique moelle sur vos travaux ; bienvenue à La Recherche montre en main ; c’est à vous.
Mathilde Morineaux : Bonjour. Tout d’abord je vous remercie de m’avoir invitée à présenter mon travail de recherche. Je vais essayer d’être la plus claire et succincte possible pour raconter ce qui finalement a animé les quatre dernières années de ma vie.
Dans mon travail, ce que j’ai fait c’est étudier les stratégies de lutte pour la gouvernance d’Internet.
En quelques mots, la gouvernance d’Internet c’est quoi ? Dans le cadre de mon sujet et de façon très résumée c’est finalement la manière dont se construit le devenir social d’une technique et donc ici d’Internet.
Internet, ça peut paraître très bizarre de le rappeler, mais c’est une technologie d’information et de communication et à ce titre elle s’inscrit dans une histoire longue. Et de tous temps il y a eu des outils de communication qui ont été l’objet de nombreuses décisions politiques. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elles ont été érigées au cœur des développements économiques. Par exemple, c’est ce qu’on peut entendre aujourd’hui, quand on nous dit que grâce au numérique on va avoir de moins en moins de chômage.
L’un des principes, finalement, du libre-échange repose sur une grande partie de la capacité des techniques à fluidifier, accélérer ou à élargir les échanges eux-mêmes. Ce sont des termes qu’on retrouve avec Internet : ça va très vite ; ça permet de mettre en lien énormément de personnes entre elles, etc. Tout ça, finalement, ça se retrouve dès le 19e siècle avec les principes que je viens de vous énumérer. Les principes de réduire le coût de la logistique, du temps, et les coûts nécessaires à l’échange.
Finalement, les techniques d’information et de communication ont toujours été en lien avec les pouvoirs en place.
Moi, ce que j’ai fait dans mon travail pour étudier Internet, c’est de faire un détour historique par le 18e siècle et d’étudier trois techniques à savoir le télégraphe, la radio et le numérique.
À ce moment-là ça m’a permis d’identifier quatre acteurs, quatre catégories d’acteurs qu’on retrouve tout le temps et de tous temps. Typiquement ce sont les États, les entreprises, les institutions internationales ainsi que des collectifs organisés et des militants individuels.
Les développements des outils de communication sont au cœur des développements du capitalisme : à la fois il va y avoir des développements de secteurs économiques particuliers, typiquement ce que vous évoquiez tout à l’heure pendant l’émission, les entreprises monopolistiques, mais il y a aussi une autre tendance qui va être une tendance avec des usages militants ou des luttes politiques pour ces outils eux-mêmes. On se retrouve avec des oppositions entre à la fois une utilisation à des fins politiques et une lutte politique réelle pour la gouvernance des techniques.
Moi, ce que j’ai fait, c’est analyser la politisation de la technique et pour le faire je l’ai fait à partir de trois cas d’étude spécifiques.
Dans ma recherche, finalement ce que j’ai fait, c’est de mettre en avant que les militants du numérique ont utilisé des stratégies qui se sont avérées gagnantes, notamment dans le cadre de la neutralité du Net, dans un combat qui s’est mené de 2009 à 2014 au sein de l’Union européenne et particulièrement en France, bien que la situation ait aujourd’hui changé. Il n’en reste pas moins qu’à ce moment-là ce fut une victoire pour les militants, notamment qui a été soldée par le Parlement européen en 2014 pour un règlement dont il a été question tout à l’heure.
Finalement, on se rend compte que les stratégies mises en place par des collectifs ont un véritable pouvoir sur la gouvernance des technologies.
Par ailleurs, j’ai aussi analysé les reconfigurations des alliances entre les États, les entreprises, les institutions internationales et les militants. Par exemple, les États et les entreprises peuvent être opposés dans un conflit ou au contraire alliés dans un autre. C’est typiquement ce qui s’est passé lors du cas sur les données personnelles et la vie intime ou encore la vie personnelle, enfin la vie privée, qui a été une lutte qui s’est menée de 2012 à 2016.
Ça m’a permis de montrer les liens entre les États, les entreprises, mais aussi la puissance des entreprises monopolistiques et ça permet par exemple de comprendre le règlement pour la protection des données personnelles, le fameux RGPD dont en on entend tout le temps parler aujourd’hui.
Dans ce cadre les acteurs se retrouvent alliés ou au contraire en opposition. L’étude de ce cas m’a permis de voir que finalement ces reconfigurations se placent entre surveillance et volonté de limiter le pouvoir des entreprises. Et c’est en partie à partir de ça que les reconfigurations se font entre les États, les entreprises, les institutions internationales et les militants.
C’est à partir de cette analyse et de ces reconfigurations d’alliances que j’en suis arrivée à observer finalement les transferts de connaissances et de compétences entre différents groupes militants, que ce soient les militants du numérique ou d’autres formes de militantisme. C’est une étude que j’ai faite sur la mise en place de l’état d’urgence en France à partir de 2015 et jusqu’à sa constitutionnalisation en 2016.
Au final dans ma thèse, ce que j’ai fait c’est réaliser une cartographie des stratégies qui ont été utilisées par les quatre acteurs de la gouvernance d’Internet que sont les États, les entreprises, les institutions internationales ainsi que les collectifs organisés.
Dit autrement, j’ai mis en lumière la manière dont les acteurs engagés dans la lutte pour la gouvernance d’Internet créent les conditions de victoires sociales au sein de ces espaces ou au contraire échouent à atteindre leurs objectifs.
Nicolas Martin : Merci beaucoup Mathilde Morineaux. Une réaction Benjamin Bayart ? Parce que ça parle de vous en partie.
Benjamin Bayart : Oui, ça parle un peu de ce que j’ai fait ces 20 dernières années.
Nicolas Martin : Oui, c’est ça.
Benjamin Bayart : Il y a plein de choses que je trouve intéressantes, sur un résumé de quatre minutes c’est très dur, en particulier le parallèle avec le 18e siècle est extrêmement intéressant. C’est ce que j’expliquais en tout début d’émission : les intermédiaires techniques dans le monde du numérique ont un pouvoir colossal et il faut limiter ce pouvoir. En fait, c’est exactement la même réflexion que celle qui est menée en France à l’époque des Lumières au 17e et au 18e où on commence à bien percevoir que l’État, la chose publique, la puissance publique, a une puissance colossale et qu’il va falloir la limiter. Et qu’on limite la puissance de l’État par la séparation des pouvoirs, la Déclaration des droits de l’homme, l’existence d’une Constitution, qui sont des principes qui ne sont pas immanents ; c’est récent, c’est moderne cette idée qu’on limite les pouvoirs du souverain !
Eh bien en fait, les questions de la gouvernance du numérique et autour de neutralité du Net, de loyauté des plateformes, etc., sont exactement de la même nature. Comment les intermédiaires techniques qui sont tout puissants peuvent être limités dans le droit qu’ils ont d’utiliser leur pouvoir. Pour le coup, le parallèle avec le 18e siècle est logique. Le fait de voir ça comme comment on limite les entreprises puissantes, c’est exactement la bonne formulation ; exactement comme au 18e siècle la question était comment on limite l’État tout puissant. Il y a plein de choses qui me parlent là-dedans.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul, un mot sur les travaux Mathilde Morineaux.
Serge Abiteboul : Évidemment j’aimerais en savoir beaucoup plus que ces quatre minutes.
Nicolas Martin : Mathilde Morineaux soutient la semaine prochaine. Donc bientôt vous allez pouvoir avoir le document complet entre les mains.
Serge Abiteboul : On va enfin pouvoir lire le document. Ce qui m’intéresse beaucoup là-dedans ce sont les conflits que ça sous-tend ; c’est-à-dire qu’il y a des conflits entre des droits qui ne sont pas uniquement le droit de l’État de vous surveiller, le droit des citoyens à avoir une vraie vie privée. Il y a des conflits de cette nature-là ; il y a des conflits avec les entreprises aussi. Il faut toujours penser que quand on fait de la régulation dans ce domaine-là on ne veut pas empêcher l’innovation, priver les entreprises du droit de se développer. Il y a tout le domaine associatif qui, à mon avis, devrait avoir beaucoup plus la parole encore, mais il faut aussi écouter les entreprises. Donc c’est un sujet passionnant ; ces conflits sont passionnants.
Nicolas Martin : Mathilde Morineaux vous restez avec nous jusqu’à la fin de cette émission. On va revenir sur ces questions liées à la neutralité du Net ; vous venez de le rappeler, on en a parlé tout à l’heure, il y a un règlement de protection qui a été adopté, qui nous protège avec quelques exceptions que Benjamin Bayart évoquait tout à l’heure et qui défend cette neutralité du Net sur le territoire européen. Sauf que, si on y regarde d’un peu plus près, eh bien la neutralité du Net s’est déjà faite un peu rogner aux entournures par l’évolution même de nos modes de connexion au réseau. Bonjour Céline Loozen.
Céline Loozen : Bonjour Nicolas, bonjour à tous.
Nicolas Martin : C’est l’opinion du patron de l’Arcep, Sébastien Soriano, que vous avez rencontré.
Céline Loozen : Oui. L’Arcep c’est l’autorité qui régule les télécommunications en France. Ils ont publié en début d’année une étude sur les terminaux qui pourraient être le maillon faible de la neutralité du Net. Les terminaux ce sont toutes les interfaces qui nous connectent au réseau, les smartphones, les commandes vocales et bientôt les voitures autonomes, tout ça. Sébastien Soriano m’a expliqué comment ces terminaux pourraient prendre le contrôle sur nos décisions en nous fermant l’ouverture au Web. Mais aussi, heureusement, il m’a expliqué comment on pouvait prévenir ce problème.
Sébastien Soriano : Le point de départ de notre analyse c’est de comparer l’expérience qu’on a d’Internet sur un ordinateur fixe et l’expérience qu’on a d’Internet sur un mobile. On ne se rend plus compte, en fait, de l’immense liberté qu’on avait : sur un ordinateur fixe on peut installer tous les logiciels qu’on veut, on peut choisir les moteurs de recherche qu’on veut, le navigateur qu’on veut, on peut faire ce qu’on veut avec nos données ; il y a une vraie liberté d’utilisation. Et cet Internet extrêmement ouvert, eh bien c’est terminé. C’est-à-dire que le smartphone est un peu une prison dorée.
Céline Loozen : En quoi l’accès va être restreint pour certains consommateurs que ce soit sur les tablettes ou sur les écrans de portables ou même dans sa voiture ou dans son électroménager ?
Sébastien Soriano : Je trouve que l’exemple qui est le plus frappant c’est de se dire que vous pouvez acheter un smartphone à 1000 euros, dessus il y a des applications que vous ne pouvez même pas supprimer !
Un autre exemple qui lui est très structurant, c’est celui des magasins d’applications. Vous ne pouvez installer sur votre téléphone que des applications qui viennent du magasin d’applications x. Parfois, suivant les marques de téléphone, vous pouvez installer des magasins alternatifs, mais c’est extrêmement compliqué et vous êtes très « désincité » à le faire ; c’est-à-dire que c’est Android ou Apple qui a officiellement tamponné, approuvé votre application et qui a permis qu’elle soit accessible pour les consommateurs ; qui a permis que la version 1.2 soit accessible, la version 1.3 peut-être, qui a refusé la version 1.4 et ça on s’y est habitué. On s’y est d’autant plus habitué que ça s’est accompagné d’une innovation. Avant on avait Internet seulement à la maison, maintenant on l’a dans la poche ; c’est génial, reconnaissons-le ! Mais on a accepté que cet Internet nomade, que cet Internet mobile, soit un Internet rétréci.
Céline Loozen : Mais alors ça pose des problèmes parce que de plus en plus notre société se tourne vers l’Internet des objets. Vous me parliez des GAFAM mais maintenant ce seront des fabricants d’objets du quotidien qui pourront restreindre encore cet accès.
Sébastien Soriano : Vous avez parfaitement raison. Je pense qu’il y a deux exemples qu’on peut citer, le premier c’est la voiture, le deuxième c’est la télévision. Le point commun entre les deux c’est la commande vocale. C’est-à-dire que, de plus en plus, vous allez utiliser la fameuse commande vocale. Alors aujourd’hui les objets qui sont les plus populaires sont ces fameuses enceintes connectées qu’on est censé mettre dans son salon.
Vous allez passer la commande vocale ; ça veut dire que vous êtes au volant de votre voiture, vous allez dire à votre système « je voudrais écouter de la musique ». Contrairement à une recherche comme on en faisait avant sur un bon vieil ordinateur fixe, la voiture va vous mettre directement un truc qui va correspondre à vos habitudes, à vos choix ; peut-être qu’il y aura un endroit dans lequel vous pourrez mettre vos préférences, mais vous aurez des choix par défaut. On voit que ces choix par défaut sont extrêmement structurants. Vous pourrez avoir des accords commerciaux qui auront été passés entre, par exemple, la voiture et donc sa commande vocale et une marque de grande distribution, de telle sorte que quand vous demanderez à votre voiture… Bon, le matin vous allez au travail en voiture, vous dites « ce soir j’ai un dîner. » « Est-ce que vous voulez que je fasse des courses ? » « Oui, je voudrais que vous achetiez des pommes de terre » ; vous faites comme ça la liste de vos courses et à la fin la machine vous dira : « c’est bien entendu, à quelle heure souhaitez-vous être livré ? À 18 heures à votre domicile. Très bien, voilà, hop ! » Et on n’a pas discuté de savoir si on faisait les courses chez Casino, chez Carrefour ou chez Franprix.
L’interface va prendre le pouvoir. C’est-à-dire que c’est vraiment le dernier maillon de la chaîne, celui auquel vous allez parler, celui auquel vous allez vous adresser, c’est-à-dire ce qu’on appelle techniquement le terminal qui va prendre un pouvoir phénoménal avec l’Internet des objets. C’est vraiment la prise de pouvoir des objets et des terminaux et le réseau risque de devenir de plus en plus un simple transporteur d’informations, neutre, intervenant de manière très faible sur ce qui se passe, toute l’information étant gérée à l’interface c’est-à-dire à la périphérie du réseau.
Céline Loozen : Après je peux me dire que je suis un utilisateur, j’ai envie de gagner du temps. OK, je me déresponsabilise, mais je gagne du temps et je sais que les choix qui seront faits sont représentatifs de ma volonté. Pourquoi pas ? On peut payer pour gagner du temps !
Sébastien Soriano : Vous avez parfaitement raison de vous faire l’avocat du diable, puisque justement ce qui est en jeu c’est un pacte faustien et, par définition, dans un pacte faustien, vous avez un certain bénéfice.
Céline Loozen : Comme la publicité ciblée finalement.
Sébastien Soriano : Oui, absolument. Je ne suis pas en train de dire que c’est mal. Ce que je souligne c’est l’illusion qu’on peut avoir d’être dans un système libre et que ça n’est pas le cas. On est dans un environnement lié, baisé, qui va faire un peu des choix à notre place. Je ne dis pas que c’est mal, simplement ça me parait être quelque chose qui est un peu mis sous le tapis et qui pourrait amener à des lourdes déceptions. C’est la raison pour laquelle la proposition que nous faisons c’est de faire entrer les terminaux dans la régulation.
Aujourd’hui nous ne régulons que les réseaux, or ce que nous voyons c'est que l’objet que nous régulons est en train de perdre le pouvoir au profit de quelque chose qui est à l’extérieur de notre périmètre de régulation. Donc ce que nous proposons c’est de faire rentrer les terminaux dans la régulation et qu’il y ait un certain nombre de principes, qu’il y ait de la régulation c’est-à-dire qu’il y ait un contrôle par la puissance publique. Il ne s’agit pas d’inhiber l’innovation, il s’agit simplement de faire en sorte qu’elle aille dans le sens de l’intérêt des utilisateurs, de faire en sorte que les marchés soient concurrentiels, qu’ils soient fluides, qu’on soit loyal vis-à-vis des consommateurs.
Si vous voulez, ce que nous proposons c’est vraiment d’étendre le principe de neutralité du Net aux terminaux. Avec la neutralité du Net on garantit que la tuyauterie d’Internet est neutre. Avec ce que nous proposons sur les terminaux c’est de faire en sorte que ce principe vaille aussi pour les robinets d’Internet. Finalement c’est terminer le boulot, faire en sorte qu’à un niveau technique il y ait vraiment une neutralité, une liberté de choix des utilisateurs qui concerne leur accès à Internet.
En revanche, on ferme les yeux sur ce qui passe. Il ne s’agit pas de rentrer dans une régulation des contenus d’Internet.
Et maintenant c’est au politique de se saisir ou non de ces questions, c’est au gouvernement français et aux instances européennes, à la Commission européenne de se saisir ou non de ces propositions.
Nicolas Martin : Est-ce que cette question liée aux terminaux n’est pas en fait le constat que la neutralité du Net a déjà de facto reculé pour chacun d’entre nous qui utilisons de plus en plus ces terminaux au détriment du bon vieil ordinateur qui nous laisse le choix ? Benjamin Bayart une réaction.
Benjamin Bayart : Non, ce n’est pas le signe que la neutralité du Net a reculé ; au contraire en fait ; c’est une conséquence du fait que la neutralité du Net est là. Ça veut dire que la garantie de la neutralité du Net est loin d’être suffisante. J’ai un point de vue, quelque part, de vieux là-dessus. Ce que décrit Sébastien Soriano c’est le problème des libertés qu’on garantit à l’utilisateur sur un ordinateur, parce que le téléphone c’est un ordinateur de poche. En fait, ces questions, on les débat dans le monde du logiciel libre depuis une trentaine d’années. C’est tout le sujet des réflexions de Richard Stallman dans les années 80, donc ce n’est pas un sujet neuf. Moi je trouve ça formidable que le régulateur des Télécoms en France, en 2018, comprenne enfin les questions sur lesquelles on se battait dans les années 80 ; c’est bien !
Nicolas Martin : On va demander au régulateur de l’Arcep.
Benjamin Bayart : Le travail de l’Arcep là-dessus en France est extrêmement intéressant ; de même que l’Arcep en 2009 avait mené pas mal de travaux en France et qui ont été repris au niveau européen par la suite. Donc c’est vraiment bien que ça ait lieu. Moi je trouve que c’est un petit peu tard. Mais ça fait que les gens de l’Arcep sont plusieurs années en avance sur la majorité de nos ministres.
Nicolas Martin : Serge Abiteboul, vous qui êtes le digne représentant de l’Arcep autour de cette table, à ce micro.
Serge Abiteboul : On peut discuter pendant des heures pour savoir à quel moment il fallait commencer, il ne fallait pas commencer. La vérité c’est qu’il faut regarder les problèmes et il faut essayer de les régler. Et ce n’est pas évident de les faire avancer, parce que ce point de vue-là, le point de vue que Sébastien Soriano vient de donner, n’est pas du tout partagé au niveau européen ; c’est quelque chose sur lequel il y aura des combats politiques à mener et sur lequel des associations sont bienvenues pour filer un coup de main.
Je vais reprendre vraiment ce qu’il a dit parce qu’il a bien expliqué ça. La question c’est qu’est-ce qu’on veut faire de ce réseau ? Ce réseau est un bien commun qui nous permet à tous de faire des choix, de communiquer, d’acheter des produits et donc on veut garantir notre liberté, nos libertés de choix, notre liberté d’expression et ça, ça veut dire contrôler ce qui s’y passe.
On a la première pierre de l’édifice, qui était indispensable parce que ça a commencé comme ça Internet mais ça a été bien attaqué, donc la première pierre de l’édifice maintenant est relativement stable c’est la neutralité du réseau ; le tuyau est stable.
Nicolas Martin : En Europe. On n’a pas parlé de la Chine.
Serge Abiteboul : En Europe, mais ce n’est pas fini. Même en Europe il reste encore des débats sur le zero-rating ou des choses comme ça, mais en gros le principe est à peu près acté. Maintenant il faut regarder les deux bouts du réseau. Sébastien a bien expliqué le problème des terminaux, le fait qu’on vous impose des choix. Il y a aussi le problème des plateformes de l’autre côté.
Nicolas Martin : La loyauté des plateformes.
Serge Abiteboul : La neutralité des plateformes qui est un problème qu’on avait regardé par exemple au Conseil national du numérique quand j’y étais. Donc il y a tous ces problèmes-là à regarder avec des principes quand même fondamentaux qui sont garantir ma liberté de choix, garantir que ce réseau va rester pour moi un endroit où je vais pouvoir choisir ce que je veux. Et c’est vrai que c’est difficile ; l’exemple que Sébastien donnait est peut-être le plus frappant. Avec ces assistants vocaux vous posez une question, vous n’avez plus du tout conscience d’être sur Internet, vous n’avez plus conscience de pouvoir faire des choix ; vous êtes complètement infantilisé d’une certaine façon, mais c’est tellement pratique que les gens vont les utiliser. Donc il faut voir comment on fait ça.
Nicolas Martin : Benjamin Bayart.
Benjamin Bayart : Ça c’est le mot-clé en fait : infantilisé. Je suis dépossédé de mes choix. D’une part ça me prive de ma liberté, ce qui est très embêtant, mais ça ne me rend pas adulte. Ça me prive de mon choix, de ma capacité de me tromper également.
On peut considérer que ce n’est pas très grave quand il s’agit d’aller acheter des patates, mais quand il s’agit de savoir comment j’accède à l’information : quand je dis à ma voiture je veux écouter le journal, quel journal ça me donne ? Le journal n’est pas tout à fait le même partout dans la presse ! En fait pour moi, dans les points essentiels quand on s’intéresse aux responsabilités des intermédiaires techniques, c’est à quel moment l’utilisateur a le pouvoir de changer. Que la voiture ait une radio choisie par défaut quand on dit « je veux de la musique », pourquoi pas si c’est l’utilisateur qui peut la choisir. Que l’assistant vocal ait telle ou telle configuration, pourquoi pas si l’utilisateur peut en changer.
Un point-clé par exemple sur les smartphones c’est qu’on ne peut pas forcément changer les magasins applicatifs donc on ne peut pas installer les applications qu’on veut.
Nicolas Martin : Les magasins d’applications, entendons-nous bien.
Benjamin Bayart : Un exemple que je cite depuis dix ans : dans la sphère Apple, monsieur Steve Jobs n’aimait pas la pornographie, ce qui est son bon droit, donc il a décidé que les appareils Apple ne serviraient pas à ça ; donc toute application qui présente du nu est interdite sur l’Apple Store. Tous les sites de rencontre un peu trash qui sont destinés à se trouver des plans cul, etc., ont des versions censurées sur l’Apple Store. Je trouve ça sidérant ; sidérant qu’une entreprise privée puisse imposer ses règles morales à ses clients. Je trouve ça extraordinaire ; moi ça fait dix ans que ça me sidère cette affaire ; je ne comprends pas qu’elle en ait le droit.
Quand on parle de loyauté des plateformes, c’est ça. C’est moi utilisateur je suis adulte et en tant qu’adulte j’ai le droit à une liberté de choix. Et que l’appareil décide à ma place, même quand c’est avec toute la bienveillance du monde, je n’en veux pas.
Nicolas Martin : Pour conclure puisqu’il nous reste quelques minutes avant la fin de cette émission. On voit que ça pose un certain nombre de problèmes. Serge Abiteboul dit que la neutralité des tuyaux est à peu près garantie ; ce n’est pas tout à fait l’impression qu’on a quand on regarde ce qui se passe aux États-Unis ou en Chine ou à d’autres endroits du monde.
Serge Abiteboul : Je parlais en Europe.
Nicolas Martin : En Europe, très bien. On voit le problème de loyauté des plateformes comme vient de l’évoquer Benjamin Bayart ; on voit le problème lié aux terminaux assistants vocaux. Est-ce que la neutralité du Net c’est un château de sable qui résiste encore quelques années avant d’être emporté par la vague ? Ou est-ce que vous pensez qu’elle a encore de belles et longues années d’enracinement et de solidité du chêne devant elle, Serge Abiteboul ?
Serge Abiteboul : Je suis fondamentalement optimiste. Donc je pense qu’on a des super technos, on a des trucs, des applis qui sont géniales. Dans un premier temps on les balance sur le réseau et les gens se les approprient. Maintenant on est dans un deuxième temps où il faut qu’on arrive à faire ça de façon intelligente et je crois que les gens sont assez intelligents dans les démocraties. Je parle encore en Europe, je ne parle pas dans des pays gouvernés par Trump par exemple, mais en Europe je pense qu’on doit arriver à contrôler ce genre de choses et faire ça bien. Ça va demander des combats.
Nicolas Martin : Benjamin Bayart, vous partagez l’optimisme de Serge Abiteboul ?
Benjamin Bayart : Modérément, oui. J’ai une certaine notion de la quantité de combats qu’il faut et de la quantité d’énergie qu’il faut dépenser. J’ai le souvenir, sur le débat de la neutralité du Net, de la quantité d’énergie que les opérateurs ont mis en lobbying auprès de Bruxelles où ils sont plus écoutés que les associations. Je vois la quantité de lobbying qui est mise en place par les éditeurs de logiciels, en France, qui sont écoutés par les ministres alors que les associations ne le sont pas. Voilà ! C’est très dur.
En revanche, il y a une chose que l’histoire montre au 18e siècle, on l’évoquait tout à l’heure ; en France on a inventé, au 17e et au 18e siècles, certaines idées centrales de la politique comme la séparation des pouvoirs, le fait qu’il faille une Constitution, etc. On n’a pas été les premiers à s’en saisir, on n’a pas été les premiers à l’utiliser, on n’a pas été ceux qui l’utilisent le plus. On a beau se prétendre la patrie des droits de l’homme, on fait quand même partie des pays les plus condamnés par la Cour européenne des droits de l’homme, mais cette invention qu’on a donnée, ce concept philosophique qu’on a donné, pas mal de gens dans le monde s’en sont saisi. Et en fait sur ces sujets-là, sur la responsabilité des intermédiaires techniques, sur la neutralité du Net, etc., il y a beaucoup de réflexions qui ont lieu en France, où pas mal d’autres pays sont plus à la marge. En fait, ce qu’on produit là, je pense qu’on a de bonnes chances de gagner, mais je n’en suis pas certain. Et si on ne gagne pas et qu’on a quand même produit des éléments de pensée politique nécessaire, ce sera toujours ça de pris et ça peut resservir.
Nicolas Martin : On peut rappeler que le patron du CSA, en 2014, avait estimé qu’il fallait en finir avec la conception absolutiste de la neutralité du Net. C’est mauvais signe ? C’est bon signe ?
Benjamin Bayart : Le patron du CSA qui raconte n’importe quoi concernant Internet c’est presque une vocation ; ça fait partie de la fiche de poste !
Nicolas Martin : Merci, ce sera le mot de la fin. Ce n’est pas très sympa pour moi ça. Merci beaucoup à tous les trois. Merci Benjamin Bayart. Merci Serge Abiteboul. Merci beaucoup Mathilde Morineaux d’être venue nous présenter vos travaux de recherche. Bon courage et bonne chance pour votre soutenance la semaine prochaine.
Mathilde Morineaux : Merci.
Nicolas Martin : Merci à toute l’équipe de La méthode scientifique…