Comment reprendre le contrôle de notre vie numérique - Tariq Krim

Tariq Krim

Titre : Comment reprendre le contrôle de notre vie numérique
Intervenants : Tariq Krim - Guillaume Grallet
Lieu : Paris - Le Point
Date : mai 2018
Durée : 34 min 19
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Tariq Krim 2015 Wikimedia Commons, licence Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International
NB : transcription réalisée par nos soins. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Transcription

Guillaume Grallet : On a la chance d’avoir avec nous, au Point cet après midi, Tariq Krim. Tariq, beaucoup de gens le connaissent parce que, Tariq, tu as créé pas mal d’entreprises sur Internet : tu as créé Netvibes, Jolicloud, tu as été vice-président du Conseil national du numérique et tu reviens aujourd’hui avec un nouveau projet Dissident.ai. On va bien sûr en parler. On t’a invité Tariq également pour commenter, pour réagir à une interview que tu as donnée dans Le Point dans Le Postillon : « Il faut limiter certaines technologies avant qu’il ne soit trop tard » et qui a suscité pas mal de réactions en ligne ; ça a été twitté, retwitté, tu as eu des réactions des politiques aussi, tu pourras peut-être nous en parler.

En fait je voulais pour une première question te faire réagir à cette phrase que j’aime beaucoup parce que je crois qu’un des buts de Dissident c’est de reprendre le contrôle sur notre vie numérique, et tu dis dans l’interview : « Nous entretenons une relation symbiotique avec nos applications. Nous avons autant besoin d’elles qu’elles ont besoin de nos données. »

Tariq Krim : Avant tout bon jour et puis merci de me recevoir dans cette maison. Effectivement, c’est un article que j’ai mis du temps à écrire ; c’est un sujet auquel je réfléchis depuis des années. Quand j’étais beaucoup plus jeune, au début des années 90 et du Web, on pensait que la technologie allait être quelque chose de fantastique, ça allait changer le monde en bien, on ne se posait pas du tout la question de savoir s’il y avait des défauts, s’il y avait des choses qui allaient être négatives qui allaient apparaître. Et puis, depuis quelques années, en fait depuis l’apparition notamment des téléphones, je pense qu’on commence à voir que les choses — enfin on l’a vu avec l’élection de Trump, avec le Brexit, avec ce qui s’est passé en Birmanie —, que la technologie sans contrôle a des conséquences inattendues et pas celles qu’on imaginait.

Alors l’idée de cette relation symbiotique c’est qu’en fait, c’est très drôle. C’est qu’il y a maintenant dix ans, quand Steve Jobs a finalement inventé l’iPhone, au départ il n’avait pas du tout la même vision que celle qui a été mise en œuvre ; il voulait faire un truc très simple, très fermé et ensuite, un an plus tard il a changé d’avis, il a décidé de faire l’App Store et donc de permettre à n’importe qui d’avoir une application sur le téléphone.

Alors c’est le problème des plateformes, c’est le cas aussi avec Facebook. À l’époque, quand j’étais à Netvibes, j’ai eu la chance d’être un des tout premiers à avoir un iPhone et puis, la deuxième chose que j’ai faite en ouvrant la boîte, c’est comment on fait pour être sur ce truc. Et c’est la question que tout le monde s’est posée.
Le problème c’est qu’il y a dix applications par écran et avoir un peu d’espace, de surface sur ce téléphone ça devient, à un moment donné, si cet outil devient un outil qu’on utilise tous les jours, une question de vie ou de mort. Tout le monde a voulu avoir son App ; tout le monde a fait tout ce qu’il pouvait pour exister sur l’iPhone et ensuite, un an plus tard sur Android. Le problème c’est qu’effectivement, soit on a une application qui est essentielle, qui fait partie de la vie : les SMS, les notes, le browser, la musique ; mais curieusement, en fait, toutes ces applications étaient au départ développées par Apple donc il a fallu que d’autres sociétés comme Facebook, comme Twitter, comme Foursquare, comme Google, essayent d’être présentes sur le téléphone à tout prix.

Et une des raisons pour, en fait, créer cette sorte d’attention sur le téléphone, ça a été de s’assurer que, finalement, les gens seraient hooked comme on dit aux États-unis, complètement pluggés sur son application du matin au soir. Donc quand on n’utilise pas une application, l’usage descend — on peut avoir, on a tous des dizaines d’applications sur son téléphone qu’on n’utilise plus du tout — et un des moyens de se rappeler à nous ce sont les notifications, c’est d’être présent en permanence et de dire « j’existe ! Il faut absolument que vous utilisiez mon application ». Et c’est là qu’on s’est retrouvés il y a quelques années, on se rappelle tous, à chaque fois qu’on était dans un dîner on avait des dizaines de notifications qui ne servent à rien, mais c’était une des méthodes utilisées par les applications pour exister.

Avec le temps, ce qu’il faut savoir c’est évidemment que tous les gens qui ont développé, Instagram, Facebook, viennent tous de la même école à Standford, Persuasive Design [The Stanford Persuasive Technology Lab] ; en fait l’idée c’est d’apprendre à construire des expériences addictives. Et on peut comprendre pourquoi puisque, finalement, je suis à table, j’ai une notification, je prends mon téléphone, « ah Instagram ; je vais aller sur Instagram », je vais passer une, deux, trois, quatre, « ah une pub ».
Donc en fait, juste avec un simple geste, le simple fait d’avoir lu mon téléphone génère de l’argent pour Facebook de manière passive et ce qui est toujours le cas c’est qu’on se dit « tiens je vais regarder un petit peu » et puis en fait on continue, on continue, on continue et puis, à un moment donné, on se dit « mince ! je viens de passer cinq minutes, j’ai perdu cinq minutes. » Toutes les applications ont été pensées pour ça parce qu’elles doivent exister et elles ne peuvent pas être enlevées du téléphone. Donc pour être sûr que vous ne les enlèvez pas, on vous rend addict.

Guillaume Grallet : Oui. Tout à l’heure tu citais Hooked, c’est le titre d’ailleurs d’un bouquin, d’un livre de Nir Eyal et qui montre bien à quel point le processus d’efforts et de récompenses fait qu’on revient souvent aux applications. Est-ce que tu pourrais nous parler également du temps qu’on passe aux applications et comment reprendre le contrôle du temps ?

Tariq Krim : Un des problèmes de « l’éthique » entre guillemets, c’est qu’effectivement les applications ont été pensées soit par rapport à un tiers, donc publicité ; à chaque fois qu’on prend son téléphone on doit voir, à un moment donné, de la publicité de manière passive, de manière active, mais c’est important parce que c’est un compteur et donc c’est ce qui fait les revenus incroyables soit de Facebook et également de Google ; mais ce qui est intéressant avec Facebook c’est, qu’en fait, on fait de l’argent simplement en déplaçant le pouce, alors que pour Google il faut faire une recherche, cliquer sur la publicité. Facebook et Instagram, on construit une version encore plus simple pour générer de l’argent.
Donc l’un des problèmes que l’on a c’est effectivement que les applications ne sont pas pensées par rapport à nous, elles sont pensées soit par rapport à des tiers, soit dans des logiques de temps, puisque aujourd’hui, une des mesures du succès d’une application c’est le temps passé ; un peu comme la télévision, finalement, c’est exactement le même modèle. Donc on essaie de gagner des secondes par ci, des secondes par là et effectivement ça a un impact, ça nourrit, parce que le temps est la seule chose non-compressible de nos vies.
Mais surtout on essaye, comment dire, de tromper l’utilisateur avec des petites astuces en permanence donc soit des notifications vraiment spécifiques, soit en manipulant les émotions. Il y a une photo de quelqu’un qu’on aime bien, qu’on n’a pas vu depuis des années, hop elle va réapparaître à un moment opportun ; c’est super ! Qu’est ce qui s’est passé ? Là tout de suite on se sent un peu [Tariq mime de la main le cœur qui bat]… Et donc ça crée ce désir et ça crée une addiction. C’est un peu le modèle des machines à sous : quand on arrive dans une salle avec des machines à sous, la règle c’est qu’on entende toujours les pièces tomber parce que ça veut dire que, quelque part, c’est un peu l’argent que vous auriez pu gagner qui est en train de tomber donc il faut absolument aller… Et c’est la même chose : à chaque fois qu’on prend son téléphone on a l’impression qu’on a raté quelque chose ou qu’il y a un truc qui est en train de se passer. Enfin c’est quand même très retors !

Guillaume Grallet : C’est très difficile de couper quoi, de se déconnecter. Alors juste avant de parler de Dissident qui est quand même une nouvelle proposition et puis on parlera aussi du souci que tu as de l’utilisateur, je trouve ça très intéressant, il y a un autre combat, quelque chose qui te tient à cœur, c’est de mettre en avant les développeurs français, des développeurs qui sont souvent derrière des applications très connues, mais on ne le sait pas toujours très bien, ils pourraient avoir encore davantage de succès. D’ailleurs, pour la version en ligne de cet article, de cette interview, on a renvoyé vers un rapport que tu avais présenté il y a quelques années1 où tu mettais en avant les développeurs français. Au Point on avait fait une enquête, c’est Marie Bordet qui avait signé des portraits de développeurs. Pourquoi c’est important de mettre en avant les développeurs français ?

Tariq Krim : Je pense qu’en fait c’est très drôle, quand on parle de la France à l’étranger, quand on parle cinéma, on faisait une version française de cinéma, c’est Truffaut, la nouvelle vague ; pareil dans la gastronomie ; pareil dans le luxe ; pareil dans la musique ; pareil dans quasiment tout et dans la technologie, en fait, on a l’impression qu’il n’y a pas d’école française, que finalement — les mauvaises langues diraient on copie beaucoup ce que font les États-unis — on n’invente rien. Alors qu’en fait c’est totalement faux, on a une véritable expertise. Les gens qui travaillent, quand ils sont en France, c’est drôle, ils sont dans des écoles, on n’en entend pas parler, puis ensuite ils travaillent chez Google, ils ont cofondé Android, l’iPhone, Linkedin, Amazon, Google Cloud, etc.

Guillaume Grallet : Tu parles par exemple de Jean-Marie Hullot qui est derrière l’iPhone ?

Tariq Krim : Qui a été, à priori, d’après ce qu’on sait, initié à Paris avant que le projet reparte en Californie. Donc on a toujours eu une bonne école de développeurs, des gens extrêmement bons, mais on n’a jamais su, en fait, valoriser ce talent alors qu’on le fait dans d’autres domaines avec les chefs, avec les designers ; et c’est vraiment dommage parce qu’on a absolument toutes les ressources, toutes les expertises, pour développer une école française, pour développer une proposition de valeur.
Pour moi, la technologie aujourd’hui est politique ; il y a le modèle américain, il y a le modèle chinois, ce sont des modèles qui sont totalement différents dans leur vision et aujourd’hui, entre les deux, il y a l’Europe qui ne sait pas trop sur quel pied danser et la seule manière d’exister — c’est pour ça que j’ai toujours fait, d’ailleurs, des produits qu’on appelle consumers donc du grand public — c’est que le consumer c’est aussi une vision politique. Soit on développe des outils pour émanciper les gens, soit on développe des outils pour les emprisonner dans des bulles, ce qui a été le cas un peu avec Facebook pendant l’élection et avec le Brexit et avec toutes les élections, on s’est rendu compte que les gens n’avaient aucune capacité d’analyse, c’est-à-dire que leur vision du monde était basée sur des informations totalement fausses, alors qu’à côté il y a des choses comme Wikipédia, enfin il y a tout un ensemble d’éléments qui leur auraient permis de pouvoir changer leurs opinions mais comme les outils sont faits pour nous mettre un peu dans des tunnels !
C’est totalement différent, d’ailleurs, de la vision française, on adore le débat contradictoire, on n’est jamais d’accord sur plein de choses, mais on n’a jamais eu de logiciels — même quand tu regardes les choses comme Dailymotion — où on a appris à consolider ce débat. Et c’est dommage parce qu’on a largement les moyens de développer ces produits, il faut les soutenir et je pense que c’est vraiment, au-delà d’une question technique et de savoir-faire ou de VC [Venture Capital] ou financement, c’est une vision politique ! C’est-à-dire que si la France n’émerge pas dans le numérique et n’invente pas sa vision du monde, ça veut dire qu’on utilise la vision des mondes d’autres gens et si on se plaint on n’a qu’à nous… C’est vraiment un sujet important.

Guillaume Grallet : Un autre Français talentueux, il y a eu Yoshua Bengio par exemple, qui est un des Français, un des pères de l’intelligence artificielle, qui est l’idole de Yann LeCun qui, lui-même, est le responsable chez Facebook de l’intelligence artificielle ; mais tu en avais cité d’autres, des développeurs qui sont derrière des innovations intéressantes. Peut-être tu peux en redire un petit mot et puis surtout, comment on pourrait davantage les mettre en avant, comme on pourrait structurer davantage la Tech française ? Je sais que c’est que c’est difficile, mais tu as sans doute des idées là-dessus.

Tariq Krim : En fait je dis toujours que c’est compliqué parce que, à la fois, les différentes sociétés que j’ai faites on s’est toujours retrouvés en frontal avec Google et à chaque fois l’État a choisi des acteurs US. C’était le cas avec le précédent gouvernement où, en fait, au moment où on faisait Jolicloud , on faisait une plateforme — j’avais monté une équipe top-notch, vraiment la meilleure équipe possible pour faire ça — et ensuite, on découvre à la télé que le gouvernement, finalement, va travailler avec Microsoft. On en apprend beaucoup. Il a y, si tu veux, cette forme de manque de confiance ; on a un complexe d’infériorité et c’est vrai que sur les questions maintenant d’intelligence artificielle qui deviennent essentielles parce qu’elles vont à la fois simplifier le monde dans lequel on est mais aussi le réorganiser d’une certaine manière et donc c’est très important de comprendre comment ça peut se faire. En France on a un des piliers, je pense, dans le développement informatique, c’est notre héritage jacobin, c’est l’État et l’État devrait montrer l’exemple dans sa façon de développer, dans sa façon d’inventer le futur ; et aujourd’hui, chaque fois qu’on voit des articles que tu as écrits ou que d’autres ont écrits, c’est le projet Quaero, le projet Louvois, enfin toutes ces catastrophes, ces désastres où, en fait, on considère que la technologie c’est : on fait un cahier des charges énorme ; on passe la patate chaude à une société, une SS2I. Donc on a l’impression que la technologie est le dernier des éléments alors qu’en fait c’est le cœur du sujet. Il faudrait que ces développeurs soient dans les ministères, conseillent à la fois le président ; le fameux CTO qui, malheureusement, n’existe plus.

Guillaume Grallet : Tu peux en dire un mot parce que je crois qu’il y a des exemples réussis de CTO et ce que ça veut dire ?

Tariq Krim : Aux États-Unis, à l’époque pré-Trump, c’était effectivement très intéressant. Mais l'idée de CTO…

Guillaume Grallet : Chief Technology Officer.

Tariq Krim : Chief Technology Officer qu’il y a dans quasiment toutes les entreprises : la personne qui est responsable de la vision stratégique. Par exemple, quand le président veut faire une manœuvre militaire ou aller en guerre quelque part, il a son chef d’État-Major. Son chef d’État-Major connaît parfaitement les rouages de l’armée, connaît tous les généraux ; tu n’as pas le président de la République qui va appeler un général dans une base en Corse ou dans le Sud de la France et dire « voilà je voudrais aller »… Non ! Il demande à son chef d’État-Major qui va appeler tout le monde, qui va réfléchir à une stratégie et qui va la proposer ; et ensuite le politique qui, en général, ne connaît d’ailleurs rien aux affaires militaires, va suivre ou non.
Pour la technologie ça devrait être la même chose quand on a des projets : quels que soient les projets, réforme des retraites, questions liées au travail, à la réinvention de la Sécurité sociale, enfin tous les projets importants nécessitent une composante technologique. Donc si cette composante technologique n’est pas anticipée en amont et s’il n’y a pas quelqu’un qui est capable d’expliquer en des mots clairs, soit au président, soit au Premier ministre, « voilà les directions qu’il faut prendre ; si on ne prend pas ces directions eh bien on aura soit du retard, soit on ne pourra pas mettre les choses en œuvre » et cette personne, malheureusement, elle est diluée en trois-quatre personnes à des niveaux beaucoup plus bas et qui n’ont pas forcément l’oreille et surtout la vision globale stratégique. Ça je pense que c’est un vrai problème.

Guillaume Grallet : C’est un vrai problème. Alors il n’y a pas de fatalité dans la manière d’innover, en matière de politique d’innovation. On voit des conseils qui, espérons, inspireront peut-être des décideurs. Il n’y a pas non plus de fatalité dans la manière de consommer Internet, j’ai envie de dire, et tu popularises, tu expliques une notion de Slow Web. Est-ce que tu peux nous expliquer ? Tu dis dans l’interview que le Slow Web c’est l’équivalent du mouvement éco-gastronomique Slow Food pour la technologie ; c’est une alternative éthique de l’Internet. C’est quoi le Slow Web ?

Tariq Krim : En fait je voulais juste avant revenir un peu sur la question que tu posais et rappeler que derrière la question du CTO il y a aussi la question de la politique industrielle et puis le fait qu’aujourd’hui cette politique industrielle, dans le numérique en tout cas, est difficile à voir. Je n’arrive pas à voir où est-ce qu’on va et pourtant j’ai l’impression d’être au cœur du sujet.
Il y a aussi la question de ce complexe d’infériorité qui est liée aussi à des choses comme la nomination du patron de Cisco, qui est quelqu’un que, par ailleurs, j’admire parce que c’est un CTO incroyable, mais dire qu’on va prendre le patron d’une grande boîte américaine comme ambassadeur, c’est-à-dire représentant la France, alors qu’on a des dizaines de personnes qui auraient pu avoir ce rôle, ça te montre à quel point on a un complexe d’infériorité qui se traduit aussi dans l’acceptation de modèles qui ne sont pas forcément les modèles sur lesquels on travaille : le modèle de big data, d’analyse permanente qui est un peu le modèle des US aujourd’hui où constamment tu es analysé, constamment on va suivre ce que tu fais ; alors tu as maintenant le modèle chinois qui est un modèle où non seulement tu es analysé, mais, en plus, tes actions personnelles peuvent avoir un impact sur ta capacité à te déplacer.

Et le Slow Web, en fait, c’était l’idée de se dire qu’à un moment donné il doit forcément exister une façon différente d’utiliser la technologie, une façon qui est en phase avec notre cycle personnel. Par exemple il a cinq ans nos téléphones étaient toujours comme ça et les gens étaient en permanence… Ils te parlaient et puis, en fait, ils ne te regardaient plus, ils sont là [Tariq mime une personne rivée à son portable]… Maintenant, systématiquement, on met notre téléphone de côté ; c’est une façon de dire « j’ai du temps pour toi ».
C’est aussi l’idée, par exemple, qu’une application comme Netflix à deux heures du matin quand tu es en train de regarder des séries en Binge-watch, comme on dit, devrait avant de te dire « regarde l’épisode suivant », « il est deux heures du matin peut-être que vous devriez aller vous coucher parce que vous vous levez tôt demain et vous n’aurez pas assez de sommeil ».
C’est aussi l’idée que les applications ne jouent pas en permanence avec tes émotions en te disant « tiens ! si je te montre quelque chose qui va te faire du mal ou qui va te rendre triste ou qui va te rendre euphorique, je sais que, d’une certaine manière, je contrôle les quelques prochaines heures de ta vie parce que tu vas repenser à ce truc en disant « ah ouais, quand même ! » Alors qu’on pourrait être uniquement dans une logique d’assistance, être un compagnon numérique et non pas une sorte de domination.

Donc l’idée du Slow Web est très proche de celle de la nourriture parce que, finalement, la technologie comme la nourriture, ce sont des choses qu’on ingère tous les jours. Et ce qu’on ingère sur certaines plateformes n’est pas toujours très digeste et on se rend compte aujourd’hui que ça a des impacts sur la santé : par exemple aux États-unis la dépression chez les adolescents. Il y avait ce fameux article de The Atlantic de Jean Twenge2, c’est terrifiant ce qu’il te raconte sur le fait que les gamins ne veulent même plus sortir de chez eux ou, quand ils accompagnent leurs parents au centre commercial, ils sont derrière, scotchés sur leur téléphone. Tu as plein de choses qui ont l’air, pour des gens comme nous, qui ont l’air de n’être pas éthiques et pour l’instant le discours qu’on a, au-delà du I’m sorry, c’est qu’en fait on se rend compte que… Mary Meeker a fait sa fameuse présentation il y a deux jours : le nombre de téléphones qu’on vend est en train de tomber à zéro, il n’y a plus de croissance dans les téléphones ; le nombre d’heures qu’on passe par jour sur son téléphone est aussi arrivé, je crois, à 5 heures ou 6 heures donc on est arrivé à une limite – ça c’est en moyenne ; il y a des gens qui sont bien au-delà – et donc il va falloir commencer à consommer moins, consommer mieux et c’est cette idée, en fait.
L’idée aussi des Slow Web, comme le Slow Food, ce n’est pas uniquement comment tu consommes mais aussi comment tu penses tes applications, comment tu inventes quelque chose qui soit beaucoup plus naturel et qui soit beaucoup plus en relation, en phase avec ton propre cycle.

Aujourd’hui, je pense que la technologie nous rend fous parce qu’on n’arrive pas à s’arrêter et la raison pour laquelle on n’arrive pas à s’arrêter, c’est que ces applications ont été pensées by design, comme on dit, pour ne pas pouvoir les arrêter.

Guillaume Grallet : Très bien. En ce moment tu as un gros chantier donc c’est Dissident, je crois que vous êtes en train de le créer, ça pourrait ressembler à quoi Dissident dans quelques semaines, quelques mois, quelques années, le Dissident de tes rêves et qu’est-ce que l’utilisateur pourra faire ?

Tariq Krim : L’idée en fait de Dissident3, c’est on avait envie redevenir dissidents de ce monde qui est uniforme. Moi j’ai eu la chance, il y a des années, de travailler à Radio Nova avec Jean-François Bizot et j’ai découvert un monde de culture incroyable et je pensais, au départ, que l’Internet allait être un monde de culture incroyable. Et aujourd’hui, quand tu regardes, en fait on a restreint les catalogues : tu vas sur Netflix, Netflix ne te met en avant que ses propres productions parce qu’évidemment ça leur coûte moins cher. Spotify, maintenant, fait la même chose. Donc en fait on se retrouve, vingt ans après les débuts d’Internet, avec un Internet plus petit que ce qu’il était au début. Donc il y a cette première idée qui est de pouvoir redécouvrir toutes ces choses que les outils actuels ; ce n’est pas qu’ils nous empêchent de les découvrir c’est qu’ils mettent notre attention ailleurs. Donc cette idée de pouvoir souscrire à des dizaines de choses différentes, du monde entier, que ce soit dans la musique…

Aujourd’hui, si tu veux, ce que nous proposent Google ou Facebook : si tu n’as pas quelqu’un dans la journée qui te poste quelque chose d’intéressant, il n’y a rien d’intéressant sur ton Facebook. Donc tu es totalement, j’allais dire, lié à ce que ton écosystème fait. Or l’Internet c’est aussi un outil de recherche, de découverte.

Donc on a construit cette idée pour, à la fois, ses données personnelles donc pouvoir réorganiser sa vie, ses fichiers, quels qu’ils soient ; parce qu’aujourd’hui c’est une catastrophe, nos trucs sont dans 20 services différents et, au bout du compte, en fait, tu ne sais plus où est quoi. Et en fait, ils sont dans 20 services différents, pas parce que tu voulais que ce soit dans 20 services différents, mais c’est que tu as mis tes photos sur Flickr ; après Flickr a arrêté, a été racheté par Intel. Tu dis « bon ! mes photos sont là-bas ! » Tu as Google, tu as Dropbox, ensuite tu as Google Drive parce que tu as acheté un téléphone Android ; bon eh bien j’ai Google Drive. On t’a donné un tera sur machin parce que tu as acheté un Chromebook et puis tu as le boulot, tu as ça, tu as ci. Au bout du compte tu te rends compte que, finalement, ta vie est sens dessus dessous et que tu n’as aucun contrôle déjà sur ce que tu possèdes.

Donc notre idée, vraiment, c’est de redonner du sens, permettre aux gens de réorganiser ; un peu comme quand tu ranges ta chambre, ton appartement et que tu as l’impression, à un moment donné, que tu vois un peu mieux où tu vis. Et on se dit que si on arrive à faire ça, on arrivera peut-être à mieux retrouver un équilibre avec l’univers qui nous entoure.

Guillaume Grallet : Très bien. C’est un peu se soustraire à la bulle que certains algorithmes voudraient créer pour toi et c’est retrouver le contrôle des données que tu as un peu éparpillées partout et les ranger un peu comme tu veux.

Tariq Krim : Je donne toujours l’exemple de l’hôtel et de la maison ; quand tu es à l’hôtel tu mets tout sens dessus dessous ; tu repars, tu reviens, on t’a remis exactement : le plateau est posé exactement où il est ; ils ont une carte de la chambre, ils savent exactement où ils vont mettre le pot de fleurs, tu ne peux rien changer ! Alors que chez toi tu as peut-être une chaussette qui traîne sous le canapé, mais c’est chez toi tu l’organises de la manière dont tu veux. Et c’est un peu cette idée qu’on veut véhiculer à travers ce que l’on fait, c’est-à-dire remettre un environnement où tu te sens bien toi parce que tu l’as choisi et pas un système qui essaye, en testant plusieurs solutions, de voir ce qui sera le mieux pour toi et qui, aujourd’hui je pense, nous rend encore une fois un peu fous et complètement incapables de vivre correctement avec les outils qu’on a autour de nous.

Guillaume Grallet : Retrouver pas mal de liberté, ranger un peu, mettre un peu tout ce qu’on veut où on veut.

Tariq Krim : Ce n’était pas l’idée originelle de l’Internet d’avoir plus de liberté ; aujourd’hui on est dans une sorte de prison c’est, comment s’appelle-t-il, Nicholas Carr qui disait The Glass Cage, « la cage de verre », et je trouve que c’est d’une justesse incroyable. Les téléphones sont des prisons dorées, c’est une dystopie un peu comme dans le Brave New World, Le Meilleur des mondes où, en fait, tu acceptes progressivement de limiter tes possibilités, mais comme c’est cool, comme c’est simple, comme tout le monde le fait ! Et puis un jour, tu te rends compte que finalement tu ne fais plus grand-chose et c’est ce qui m’a fait peur et c’est pour ça que j’ai voulu lancer ce projet

Guillaume Grallet : À lire aussi le dernier livre de Andrew Keen qui est très intéressant, How to Fix the Future, sur la manière de régler ce genre de problème. Dans l’interview, tu cites également Norbert Wiener, c’est extrêmement intéressant, et puis la doctrine Gerasimov et tu vas jusqu’à dire que certaines technologies peuvent être dangereuses et qu’il faut en limiter la portée. Est-ce que tu peux dire ce à quoi tu penses et puis comment on peut s’en sortir en fait ?

Tariq Krim : Ça c’est toujours compliqué parce que quand on dit «on va limiter la technologie », il y a des gens qui disent « Hou là ! ». Je ne sais pas si c’est la technologie ou les usages, le problème qu’on a aujourd’hui c’est qu’on n’a pas pris l’ampleur du problème : ce qui s’est passé aux États-Unis, mais ce qui s’est passé finalement aussi au Brexit, un peu en France et dans tous les pays.

Je donne toujours cet exemple où tu discutes avec quelqu’un et, à un moment donné, la personne que tu as en face de toi est tellement énervée par quelque chose, ça peut être toi mais ça peut être autre chose qui n’a rien à voir, que quoi que tu lui dises, quelque argument rationnel que tu aies, elle ne t’écoute plus. Et le problème qu’on a aujourd’hui c’est que tu as 30 millions d’Américains qui sont dans cette situation. Tu as un nombre incroyable de gens en Angleterre qui sont dans cette situation. Donc on est dans un déni, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de discussion sur des faits de rationalité. Les politiques sont évidemment, en plus, incapables de rentrer dans ces débats et donc, en fait, on se retrouve dans un moment très bizarre où des institutions qui ont leurs qualités, mais aussi leurs défauts, aujourd’hui sont critiquées pour des choses qui n’ont aucun sens.
Donc la question que je pose c’est : ces technologies de manipulation comportementale qui font qu’en fait, au lieu de te permettre d’avoir toutes les informations pour comprendre et faire partie du débat, soit on te décourage ; c’est ce qui a été fait aux États-Unis : pour plein de gens, l’idée que tu peux hacker — c’était le parti démocrate, et donc de montrer ce que la plupart des gens savaient c'est qu’il y avait une tambouille interne pour que Hillary soit mise en avant — ça a permis de démotiver pas mal de gens qui votaient pour Bernie Sanders. Tu te rends compte qu’une des techniques aussi c’est de démotiver, démotiver les Noirs américains pour voter. Enfin il y a eu plein de techniques qui sont assez effrayantes ! Un jour tu auras peut-être un homme politique qui s’adressera à un million de personnes avec un million de messages différents, personnalisés, exactement ce que tu as envie d’entendre et personne d’autre que toi le saura et donc qu’est-ce qu’on fait ? Que fait le régulateur ? Donc on est à la fois au début de quelque chose mais, en même temps, si on est naïf et qu’on se dit les données personnelles c’est effectivement un problème, le spam, les données personnelles, mais la technique de manipulation qui est possible grâce au téléphone, au timing, si on ne fait rien, eh bien c’est assez inquiétant !

Guillaume Grallet : On va profiter de t’avoir un tout petit peu Tariq, peut-être bien sûr pour prendre les questions. En attendant tu voyages pas mal, tu vas à pas mal de conférences, tu parles parfois, beaucoup t’écoutent également, tu lis pas mal de choses, est-ce qu’il y a des technos, est-ce qu’il y a des choses que tu trouves intéressantes en ce moment ? Tu as donné des livres à lire tout de suite mais est-ce qu’il y a des choses intéressantes que tu as vues récemment ?

Tariq Krim : Pour moi, la chose la plus excitante en ce moment ça se passe aux États-Unis, dans de nombreuses villes des réseaux internet alternatifs, réseaux en Mesh, soit par du laser, soit par du micro-ondes, enfin des réseaux qui se construisent ; alors on oublie, mais en France on a quand même une qualité de réseau incroyable : pour 30 euros, quand tu dis aux gens que tu as 100 gigas en fibre ou même 30 mégas en ADSL, aux États-unis les gens te disent « Ah bon ! ». Et tu as plein de villes où aujourd’hui c’est devenu tellement compliqué d’avoir de l’Internet haut débit que les gens se sont rassemblés. Et puis tu sais, avec ce qui s’est passé avec la fameuse neutralité du Net qui est abolie, qui va faire qu’en fait, en gros, on aura de moins en moins de choix pour ses opérateurs, ils ont commencé à reconstruire leurs propres opérateurs internets ; des villes comme Détroit. Et je trouve ça fascinant parce que un, ça marche très bien, et deuxièmement, ça montre que ces technologies sont aussi des choses que les gens peuvent s’approprier pour reprendre le contrôle de leur vie, justement on en parlait tout à l’heure, et je trouve que c’est quelque chose d’assez positif.

Guillaume Grallet : On dit également que les tycoons d’Internet, de technologie, ne mettent pas leurs enfants dans des écoles où il y a des écrans ; il y a notamment une école internationale Waldorf qui accueille beaucoup d’enfants de ces géants, de ces patrons de techno, où il n’y a quasiment pas d’écran justement. Pour tous les enfants d’aujourd’hui, quels conseils tu donnerais aux parents ? Est-ce qu’il ne faut pas d’écran du tout ? Est-ce qu’il faut apprendre le code comme on l’a dit un moment ou est-ce que c’est complètement idiot comme conseil ? Montessori, apprendre à apprendre ? Est-ce que tu as un conseil sur ce sujet ?

Tariq Krim : C’est compliqué parce que bon, déjà je pense que chacun a sa vision de l’éducation ; je pense que, évidemment, c’est un mélange des deux. On parle toujours des tycoons de l’Internet mais en fait, on ne sait pas trop si c’est vrai ou si ce n’est pas vrai !

Ce qui est sûr c’est que Steve Jobs détestait avoir un ordinateur à la maison, avait une vision très minimale : il avait cette idée que les objets devaient être beaux donc il n’y en avait pas beaucoup. Et cette idée qu’il a toujours dit qui, moi, a été quelque chose qui m’a marqué quand j’étais très jeune, il a dit que le jour où on comprend que le monde autour de nous a été fait par des gens comme vous et moi, ça veut dire qu’on peut le changer, ça veut dire qu’on peut changer les choses. Et ce qui est important c’est que nous, quand on a démarré l’informatique, on démontait les ordinateurs, on apprenait, on savait que ce qu’il y avait à l’intérieur de ça pouvait être changé, pouvait être différent ; on pouvait interagir. Et c’est vrai qu’aujourd’hui il y a peut-être le sentiment que les outils arrivent un peu déjà prêts comme du réchauffé ; on a juste à les mettre dans le micro-ondes et ça fonctionne. Effectivement je pense qu’il est important que l’on comprenne comment les choses marchent, ça ne veut pas dire qu’on doit les comprendre en détail.

Le code. À l’époque on disait que c’est le latin ; le latin ne sert pas dans la vie actuelle mais ça nous permet de comprendre le langage. Le code ne sert pas forcément à tout le monde, mais ça permet de comprendre les bases, de savoir que quand on va acheter un vol sur Air France, par exemple, il y a différents prix en fonction du temps, du moment, de la classe socioprofessionnelle et que tout ce que l’on voit à l’écran n’est pas une fatalité ; ça a été la décision de quelqu’un d’autre ou d’une machine et qu’il faut être capable de le comprendre. Et ça, je pense que c’est quelque chose que toute la jeune génération doit apprendre sinon la technologie ça sera de la magie, quelque chose qui est donné, inné, qu’on ne peut pas changer. Je crois que ce serait très dangereux que ça ne soit pas le cas, qu’on n’ait pas une nouvelle génération de hackers.

Guillaume Grallet : Reprendre le contrôle de la machine grâce à la compréhension des algorithmes et des éventuels biais. L’esprit maker aussi qui peut être important parce qu’on va déconstruire les machines, les reconstruire.

Tariq Krim : Absolument. De toutes façons c’est un des débats ; aujourd’hui on a de plus en plus de gens qui développent. Slors on a deux problèmes : on a la capacité de développer qui n’a jamais été aussi grande et la capacité d’avoir un impact par rapport à son travail. Et là, c’est vrai qu’un des sujets c’est que quand on a fait son app, quand on fait son site web, comment exister dans un monde où il y a des milliers de choses ? C’est très difficile et c’est de plus en plus difficile et c’est là où je pense, par contre, que à la fois l’Europe doit intervenir et doit permettre de casser cette espèce de goulot d’étranglement où, en fait, c’est la vision de 15-20 sociétés, ça veut dire à peu près 1000 personnes, qui est devenue la vision dominante. Et ça, pour moi qui ai toujours aimé développer, être libre sur le numérique, c’est quelque chose qui est souvent un peu insupportable.

Guillaume Grallet : Merci beaucoup, merci beaucoup Tariq. On te remercie. On te suit également sur Twitter.

Tariq Krim : Eh bien oui @tariqkrim si vous voulez ; je ne poste pas beaucoup ; j’essaye de poster un lien ou deux qui m’intéressent tous les deux jours donc je suis un peu moins actif qu’avant, mais en tout cas j’essaye de poster des choses de qualité.

Guillaume Grallet : Et si on veut te rejoindre sur Dissident, encourager Dissident ?

Tariq Krim : Dissident, aujourd’hui, c’est vraiment un side project, c’est une suite d’outils : on a un bureau, on a un lecteur de news et on a une bibliothèque avec des millions de contenus du domaine public. On a fait un modèle sur abonnement parce qu’on ne voulait pas de publicité ; on voulait, en fait, un modèle un peu participatif, une sorte de coopérative où les gens investissent avec nous ; ça coûte 5 euros par mois et on a, à ce prix-là, tout ce qu’on développe.
Évidemment, allez sur dissident.ai, vous pouvez vous abonner et tester. On pourra donner des codes aussi pour que les gens puissent tester gratuitement. C’était l’idée de faire quelque chose un peu artisanal ; au moment où on avait des grosses machines avec du gros marketing, j’avais envie de faire quelque chose de… À chaque fois je me suis heurté à Google et à chaque fois j’ai perdu, donc j’avais envie de faire quelque chose d’un peu plus petit, d’un peu plus artisanal avec une équipe incroyable, mais c’est le produit avant tout. On se compare un peu des fois à un producteur de vins naturels ou à des petites entreprises qui font des produits de qualité, donc on essaie de faire de la qualité dans le numérique et voila.

Guillaume Grallet : Merci beaucoup Tariq.

Tariq Krim : Merci encore de m’avoir invité.