Blockchain - Primavera De Filippi - Les temps électriques -

Primavera De Filippi

Titre : Blockchain
Intervenants : Primavera De Filippi - Sophie Sontag Koenig - Yannick Meneceur
Lieu : Amicus Radio - Émission Les Temps électriques
Date : mai 2018
Durée : 39 min
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Primavera De Filippi - Licence Creative Commons BY
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des orateurs·trices mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Yannick Meneceur : Les temps électriques, l’occasion de s’interroger sur l’avenir de la justice que nous nous préparons,
Nous recevons aujourd’hui Primavera De Filippi chercheuse au CERSA [Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques], unité mixte du CNRS et de l’Université de Paris II, et chercheuse associée au Berkman Center for Internet & Society à l’université de Harvard pour parler des blockchains. En quoi ces chaînes de blocs informatiques peuvent révolutionner la justice ? Primavera De Filippi a écrit un livre, Blockchain and the Law, où elle évoque les questions de régulation, les Smart Contracts et un peu tout ce bazar.
Primavera de Filippi merci d’être avec nous. L’émission sera également animée par Sophie Sontag Koenig. Bonjour Sophie.

Sophie Sontag Koenig : Bonjour Yannick.

Yannick Meneceur : Nous tenterons ensemble d’éclairer les débats, des débats assez complexes.

Sophie Sontag Koenig : Oui. Bonjour Yannick. Bonjour Primavera De Filippi.
C’est effectivement à mon avis plus qu’une simple traduction sémantique dont on va avoir besoin pour, comme vous dites, remettre de l’ordre dans ce bazar. À mon avis l’idée de blocs évoque peut-être déjà à l’esprit de certains auditeurs de célèbres jeux informatiques, peut-être une nouvelle extension de Minecraft, même si l’idée est tout autre. On est très heureux de vous recevoir pour en parler.

Yannick Meneceur : Parce qu’en effet dans la vie il y a parfois des concepts qui claquent, qui sonnent bien, qui sont même fondamentaux pour notre monde mais qui sont impossibles à expliquer autour de nous. Les blockchains, pour moi, entrent assurément dans cette catégorie, car le concept pour l’instant apparaît incompréhensible pour le grand commun des mortels que nous pouvons rencontrer même si, pour ma part, j’essaye à toute occasion de le vulgariser.

Je commence habituellement en parlant de bitcoin ; là les gens connaissent un peu, ils ont entendu plein de choses, notamment à la fin de l’année dernière, sur toute cette spéculation autour de cette cryptomonnaie, mais ils s’enferment rapidement dans l’idée que ce n’est qu’une monnaie d’échange, dématérialisée, et ont du mal à voir d’autres applications concrètes.
Après j’ai une autre astuce pour expliquer que l’on peut faire beaucoup plus de choses avec ce bazar, terme que vous avez d’ailleurs employé dans votre bio sur Twitter. Je reprends l’exemple de quelques personnes qui seraient assises autour d’une table, disons six, et qui verraient ensemble qu’il y a une feuille rouge au milieu. Ces personnes seraient ensuite en capacité de témoigner de cela auprès d’autres et, interrogées sur la couleur de la feuille, elles pourraient en témoigner auprès de six autres qui pourraient en parler ensuite chacune à six nouvelles personnes. Au final une communauté entière certifierait de la couleur de la feuille. Et si un petit malin s’amusait à la repeindre en bleu ou à corrompre un maillon de la chaîne tout le monde pourrait relever la supercherie.

On commence à s’approcher du cœur du sujet même si j’ai conscience que tout cela reste encore un peu stratosphérique.

Il faut commencer en réalité par concevoir les blockchains comme une sorte de registre géant, totalement décentralisé et transparent, dans lequel pourraient être consignés tous types de transactions. De la cryptomonnaie, comme l’on dit, mais aussi tout échange nécessitant la certification d’un tiers de confiance, voire des contrats et l’exécution de ces contrats.
J’espère que cela commence à devenir un peu plus concret. Rajoutons donc une couche de complexité en se posant une question évidente : mais pourquoi parle-t-on de chaîne de blocs ? Je vous arrête tout de suite, cela n’a rien à voir avec un jeu vidéo, Sophie, ni des briques en plastique assemblables à volonté et je ne cite aucune marque.

En fait, cela renvoie au fonctionnement même de cette technologie, qui assemble des groupes de transactions en blocs et qui sont certifiés par ces fameuses personnes réunies autour d’une table, décrites tout à l’heure. On appelle même ces gentils opérateurs des mineurs. Là aussi c’est assez imagé, il n’y a pas grand-chose de commun avec le temps des corons, quoique, et il faut, je pense, concevoir ces mineurs qui se trouveraient à différentes intersections d’un réseau constitué par tous les participants de la blockchain. Ces nœuds sont en fait des ordinateurs, suffisamment puissants, dédiés à la certification. Et l’originalité vient du fait qu’il n’y a pas qu’une seule autorité de centralisation mais tout un réseau d’autorités interconnectées, sans hiérarchie.

Pour reprendre le principe, on va dire que A veut effectuer une transaction vers B ; que cette transaction est ajoutée à plusieurs autres transactions en cours et assemblées dans un bloc. Le bloc est validé par les mineurs ; ensuite, avec des moyens cryptographiques, le bloc est ajouté à la chaîne de blocs diffusée aux autres nœuds et B reçoit la transaction de A. Ouf ! À partir de là les potentialités sont énormes et du fait de l’inviolabilité, supposée en tout cas, du système, on peut distinguer trois grandes catégories d’applications aujourd’hui, on pourrait peut-être en trouver d’autres, mais résumons cela à trois idées principales :

  • le transfert de monnaie, titres, actions, etc. ;
  • les fonctions de registre, immobilier, industrie, le vote même peut-être ;
  • les Smart Contracts, qui sont des programmes autonomes qui effectuent automatiquement les termes d’un contrat sans autre intervention humaine.

Mais naturellement, comme pour toute technologie, il y a tout de même une certaine réflexion à conduire pour en mesurer les enjeux.

Chère Primavera De Filippi, à ma connaissance vous n’êtes pas encore allée forger de la cryptomonnaie au fond une mine de charbon mais vous avez approfondi la question de l’impact de ces nouveaux modes de transaction, de leurs limites, notamment dans le domaine de la justice.

Commençons par revenir sur le fonctionnement même de cette technologie. J’ai conscience moi-même d’avoir été relativement théorique et vous le ferez certainement mieux que moi, est-ce juste de définir la blockchain comme un gros registre décentralisé ?

Primavera De Filippi : Oui, c’est correct d’une certaine façon. Après je pense qu’on peut être un petit peu plus spécifique, c’est-à-dire que, d’une certaine façon, une analogie assez simple c’est de dire qu’en fait la blockchain c’est une base de données, mais c’est une base de données qui a des caractéristiques spécifiques, notamment elle est décentralisée, elle est certifiée et elle est incorruptible. Donc la particularité de cette base de données c’est que, une fois que des informations ou que des données sont enregistrées sur cette base, ces informations ne peuvent plus être modifiées ni effacées par personne. Et en plus de ça, dans les bases de données traditionnelles il y a le mode lecture et le mode écriture, alors que la blockchain c’est une base de données particulière qui intègre aussi le mode exécution ; c’est-à-dire qu’on va pouvoir intégrer au sein de la base de données même des scripts ou des applications, des logiciels, qui vont s’exécuter automatiquement lorsque certaines conditions sont remplies.

Yannick Meneceur : Oui, c’est ça. On reviendra sur la notion de Smart Contracts, des déclencheurs qui permettent en tout cas de gérer automatiquement, en effet, des actions.

Primavera De Filippi : Exactement.

Yannick Meneceur : Ce qui m’interpelle naturellement c’est la question de sécurité du système tout d’abord. Là aussi, les profanes ont pu voir que sur le Bitcoin1 il y avait eu peut-être des difficultés de sécurité, je ne suis pas du tout spécialiste du domaine. Sur ces questions de cryptographie — on sait que tout peut-être cracké, ou quasi, en tout cas il y a des mesures à toute contre-mesure — quelles sont les faiblesses, en termes de sécurité, de ce type de système ?

Primavera De Filippi : Ça fait désormais neuf ans que Bitcoin n’a pas encore été cracké, ce qui est assez impressionnant, on va dire, considérant la quantité d’argent qui est derrière, donc les grandes motivations que les gens ont pour essayer justement de hacker.

Yannick Meneceur : On a une idée du volume financier ?

Primavera De Filippi : La capitalisation actuelle de Bitcoin c’est plusieurs milliards. En fait plus le temps passe et plus la valeur de Bitcoin augmente, plus il y a évidemment une incitation à essayer de cracker ce système et en neuf ans personne n’y a réussi en fin de compte ; c’est quand même la cryptographie de base. Après il y a bien sûr tous les 12 cours autour de la mécanique quantique, etc., qui pourraient effectivement poser des problèmes, mais pour l’instant le mécanisme, le protocole de Bitcoin n’a jamais été cracké.

Après par contre, évidemment, les problèmes de sécurité existent quand même ; mais en fait ils n’existent pas au niveau de l’infrastructure même, donc au niveau de la blockchain, ils existent autour. C’est-à-dire qu’il y a des applications qui vont utiliser la blockchain ou qui vont intermédier en fait. Il y a aussi les individus qui vont utiliser le réseau et ce qui se passe, puisque justement il y a ce processus de désintermédiation d’un certain côté, mais de ré-intermédiation d’un autre, ça veut dire qu’en fait tous les hacks et tous les vols, les fraudes qui ont été réalisés c’est soit parce que ces nouveaux intermédiaires, que ce soit les échanges, que ce soit les porte-monnaies en ligne, etc., en fait eux ne vont pas implémenter les mesures de sécurité nécessaires, donc on va hacker ce service.

Yannick Meneceur : Par rebond, en fait quelque part.

Primavera De Filippi : Voilà. Mais l’infrastructure, en fait, n’a jamais été cracker. Après, il y a aussi tout le problème c’est-à-dire que puisqu’on désintermédie, ça veut dire que tous les individus, les utilisateurs de Bitcoin, doivent apprendre à sécuriser leur propre compte en banque.

Yannick Meneceur : Bien sûr.

Primavera De Filippi : Donc aujourd’hui personne n’a besoin d’avoir aucune connaissance en sécurité pour s’assurer que son argent est bien protégé dans une banque. Avec Bitcoin, si on ne veut pas utiliser ces intermédiaires, ça veut dire qu’il faut sécuriser son réseau, il ne faut pas perdre la clef privée, etc., donc évidemment…

Yannick Meneceur : Ce sont un peu les fondamentaux de tout technicien en sécurité informatique c’est que le problème souvent se trouve entre la chaise et le clavier.

Primavera De Filippi : Absolument. Exactement.

Yannick Meneceur : C’est ce qu’on dit, donc ce serait l’humain.
Pour résumer, on va essayer de rester sur des termes naturellement assez peu techniques : une infrastructure très sécurisée, peut-être la plus sécurisée aujourd’hui que l’informatique ait été capable de concevoir, et on entend assez facilement, pour revenir dans le domaine juridique, qu’un système aussi sécurisé pourrait naturellement, aujourd’hui, avoir d’autres applications que la simple cryptomonnaie. Et c’est vrai que la généralisation des systèmes aujourd’hui dans des professions qui exercent ces fonctions de tiers de confiance — je pense aux huissiers, aux notaires — semble une opportunité extraordinaire.
Est-ce que vous avez à votre connaissance des applications très concrètes dans ces types de métiers et quelles pourraient être les applications ?

Primavera De Filippi : Comme vous avez dit au début, il y a ces trois typologies d’applications.
La première c’est notamment tout ce qui touche au transfert de valeurs, donc les applications financières d’une certaine façon, et une autre application extrêmement intéressante de la blockchain2 c’est vraiment de l’utiliser comme cette forme de registre décentralisé, certifié, incorruptible, etc. Donc effectivement, tout ce qui touche à la notarisation, donc le fait d’enregistrer des données, de pouvoir en garantir l’intégrité, l’authenticité, etc., ce sont évidemment des applications extrêmement intéressantes. Après, il faut faire attention parce qu’il y a beaucoup de gens qui commencent à discuter : est-ce que ça va indiquer la fin des notaires, la fin des huissiers, etc. ? Pas vraiment ! C’est-à-dire que d’une certaine façon – et je pense que c’est vrai pour toutes les technologies donc ce n’est pas que la blockchain, – la blockchain, dans ce cas d’application particulière, en fait elle va permettre pas de remplacer, mais elle va permettre à ces professions d’identifier quelle est leur vraie valeur ajoutée. La vraie valeur ajoutée d’un notaire ce n’est pas celle d’enregistrer le fait qu’un contrat a été fait, c’est celle d’interagir avec les parties d’un contrat, de comprendre si elles ont effectivement compris de quoi il s’agit et ensuite d’enregistrer. Si la blockchain peut être utilisée tout simplement pour enregistrer évidemment ça veut dire que les notaires, en fait, se libèrent de cette fonction qui n’est pas vraiment la vraie valeur ajoutée du notaire, pour pouvoir se concentrer sur ce qu’ils sont vraiment censés faire.

Sophie Sontag Koenig : Pour aller dans le prolongement de ce que vous dites, puisque vous abordez la question du notaire et finalement de la nouvelle ré-intermédiation de ce nouveau rôle, et dans le prolongement de ce que Yannick vous demandait tout à l’heure en termes de responsabilité, j’ai bien compris que la sécurité, à l’heure actuelle, est quand même assez garantie, malgré tout quel acteur serait susceptible d’engager sa responsabilité pour l’ouverture d’un réseau qui serait illicite, à ce niveau, au niveau des blockchains ?

Primavera De Filippi : C’est-à-dire un réseau illicite ?

Sophie Sontag Koenig : Si on cracke cette fameuse sécurité qui semble infaillible, dont vous parliez, en termes de responsabilité juridique qui pourrait endosser la responsabilité juridique de l’utilisation frauduleuse qui pourrait en être faite ?

Yannick Meneceur : Est-ce que c’est le notaire qui s’engagerait ? Est-ce que c’est le concepteur de la blockchain ?

Sophie Sontag Koenig : Est-ce que c’est le notaire ? On parle des tiers de confiance et de la redéfinition de leur rôle. Est-ce que, à l’heure actuelle, on aurait une responsabilité de tiers de confiance qui auraient pu agir, mal agir ou en tout cas manquer à leurs devoirs au niveau professionnel. Si on redéfinit le rôle de ces tiers de confiance et qu’on est donc sur une approche complètement différente des relations, qui pourrait à ce moment-là être responsable ?

Yannick Meneceur : Lorsqu'un notaire faillit, c’est sa responsabilité qui est engagée. Si demain on a un système décentralisé dont personne en réalité n’est propriétaire…

Sophie Sontag Koenig : N’est propriétaire ! Tout fonctionne sur l’anonymat, Yannick a introduit le sujet à cet égard, tout fonctionne sur l’anonymat des relations au sein de ces blocs, au sein de cette chaîne, donc finalement en termes de responsabilité, qui devient responsable de ce qui s’opère ?

Primavera De Filippi : J’essaie de m’assurer que j’ai compris la question. Vous dites « s’il y a une information incorrecte qui est enregistrée sur la blockchain », c’est ça ?

Sophie Sontag Koenig : Une information incorrecte ou une utilisation détournée des relations au sein de la blockchain.

Yannick Meneceur : Je pense que pour le Bitcoin la chose pourrait aussi se poser dans les mêmes termes, c’est-à-dire que si une transaction, jusqu’à présent ça ne semble pas s’être produit, est par exemple contestée , quels sont les modes de régulation ? Pour reformuler.

Primavera De Filippi : J’ai du mal à répondre parce qu’en fait théoriquement ce n’est pas possible ; c’est pour ça que je n’arrive pas…

Yannick Meneceur : D’accord ! C’est une réponse déjà.

[Rires]

Sophie Sontag Koenig : On s'est éloigné de la théorie en fait.

Primavera De Filippi : C’est-à-dire que le concept même de la blockchain, à moins qu’un jour ce soit effectivement hacké ou cracké mais ça ne s’est pas encore réalisé, c’est que justement il ne peut pas y avoir une transaction qui soit erronée. À différence d’un notaire qui pourrait peut-être se tromper, toute transaction qui est exécutée et qui est validée sur une blockchain ne peut pas comporter une erreur, sinon elle n’aurait jamais validée sur cette blockchain.

Yannick Meneceur : Pour reformuler, vous faites une distinction entre la couche technique et la couche humaine, si je puis dire, c’est-à-dire que sur la couche technique, pour l’instant, vu son fonctionnement, on ne pourrait pas contester une transaction puisqu’elles sont incontestables du fait de la fiabilité totale, technique, du système et un humain resterait sur sa propre responsabilité. C’est-à-dire que si nous avons demain un notaire qui opère, plutôt que de mettre un coup de tampon sur un document, un enregistrement sur la blockchain, s’il y a une erreur, la responsabilité lui reviendrait ? Pour le reformuler.

Primavera De Filippi : Disons que la blockchain permet une certification de ce qui a été enregistré ; évidemment elle ne va pas résoudre le problème : si on veut notariser un document, si le document lui-même est incorrect et on le notarise, ça ne va pas résoudre ce problème. La blockchain c’est vraiment on va juste déléguer à la technologie cette confiance qui normalement est de la responsabilité d’un notaire ou d’un individu, mais évidemment le problème à la source reste. C’est-à-dire que si on va créer un contrat qui n’est pas un contrat valide et on va le notariser, la blockchain va juste prouver que ce contrat a été notarisé, mais elle ne peut pas prouver la validité de ce qui a été notarisé.
À différence d’une transaction qui est une transaction financière, dans ce cas effectivement, puisque ce sont des maths en fait, la blockchain peut vérifier que c’est exactement une transaction valide ou pas.

J’ai quand même du mal à répondre à cette question parce que, en gros, ça ne change pas grand-chose. Si un notaire va enregistrer un contrat et si une personne enregistre le contrat sur la blockchain, tous les deux sont exactement au même niveau de responsabilisation. Si moi j’ai enregistré quelque chose qui est une information fausse sur la blockchain, on peut prouver que moi qui ai enregistré ça avec ma clef privée, eh bien je suis responsable d’avoir introduit une information qui est fausse. Donc ça ne change pas complètement la donne, en fait, à ce niveau-là.

Sophie Sontag Koenig : D’accord.

Yannick Meneceur : On peut peut-être passer justement à cette notion de contrat.

Sophie Sontag Koenig : Sur un autre aspect, sur l’aspect des contrats parce qu’on entend parler de ces contrats intelligents, ces Smart Contracts dont parlait Yannick. Pouvez-vous nous définir ce que sont les Smart Contracts3 ?

Primavera De Filippi : Oui. La première chose très importante pour les juristes ce n’est pas un contrat et ce n’est pas intelligent.

Yannick Meneceur : C’est bien merci ; en effet ça nous aide !

[Rires]

Sophie Sontag Koenig : Il y a la théorie et il y a…

Primavera De Filippi : Voilà ! C’est un concept qui fait vraiment passer beaucoup de temps aux juristes, toujours essayer d’analyser est-ce qu’un Smart Contracts c’est un contrat valide, est-ce que… ? Ce n’est pas du tout un contrat, c’est tout simplement un logiciel, un script qui est déployé sur la blockchain et qui va donc être exécuté de façon décentralisée par tous les nœuds qui participent à cette blockchain. Et la particularité d’un Smart Contract par rapport à des logiciels traditionnels qui sont sur le Web, sur des serveurs centralisés, c’est qu’en fait justement puisqu’il n’y a pas d’opérateur centralisé qui va gérer et exécuter ce contrat, ça veut dire que, une fois qu’ils ont été déployés, lancés, personne ne va pouvoir modifier ou influencer l’exécution de ces Smart Contracts, donc il y a cette garantie d’exécution qui n’existe pas aujourd’hui dans les systèmes centralisés.

Yannick Meneceur : C’est, comment dire, une exécution séquentielle de certaines transactions.

Primavera De Filippi : C’est prédéfini. On sait que personne ne peut affecter cette…

Yannick Meneceur : Sur les Smart Contracts il y aurait plein de questions à vous poser et puis le temps avance donc on va avancer, notamment les Smart Contracts en matière médicale, etc., mais on reparlera peut-être en conclusion.
Dans les autres applications, peut-on aussi imaginer utiliser les blockchains pour les élections par exemple ? C’est un sujet que j’avais un temps vu à la CNIL, traité avec toutes les problématiques liées naturellement à des élections électroniques. Est-ce que cela pourrait, vu la fiabilité technique que vous énoncez, est-ce qu’il n’y aurait pas des applications possibles dans ce registre ?

Primavera De Filippi : Le problème avec le vote c’est qu’en fait le vote c’est quelque chose qui demande certains critères, certaines nécessités, notamment la question de la vérifiabilité, c’est-à-dire la possibilité pour une personne qui a voté de vérifier qu’effectivement le vote a été compté et, deuxièmement, c’est l’incorruptibilité dans la mesure où non seulement on ne peut pas modifier le vote, mais aussi on ne peut pas, en tant qu’individu, prouver pour qui on a voté parce que sinon ça voudrait dire qu’on pourrait me corrompre. En fait, ces deux critères doivent être remplis pour avoir effectivement un système de vote qui fonctionne.
La blockchain est très bonne pour résoudre le premier, c’est-à-dire la vérifiabilité, pouvoir suivre effectivement que mon vote a été pris en compte et qu’il n’a pas été modifié en cours de route ; par contre il y a un gros problème au niveau de l’incorruptibilité c’est-à-dire que puisque c’est tout transparent, puisque mon vote est marqué, il est difficile d’empêcher une personne de prouver pour qui cette personne a voté.

Yannick Meneceur : C’est grosso modo un inconvénient des qualités du système, si je comprends bien !

Primavera De Filippi : C’est ça. Ça ne veut pas dire que c’est impossible. Il y a beaucoup de personnes qui sont en train vraiment de se plonger dans cette question et d’essayer d’identifier avec des systèmes de cryptographie beaucoup plus sophistiqués, avec le chiffrement homomorphique4 et tout ça si, effectivement, on pourrait utiliser la blockchain pour obtenir aussi bien la vérifiabilité que l’incorruptibilité. Pour l’instant je dirais que la blockchain a des applications potentielles pour le vote, mais c’est surtout pour tous les votes qui, en fait, n’impliquent pas un système de secret. Donc c’est plus pour les pétitions et pour ces choses-là où, en fait, on veut juste un système incorruptible pour catégoriser et pour collecter les votes.

Yannick Meneceur : On n’est pas encore prêts à passer à des élections nationales sur ces systèmes-là.

Primavera De Filippi : On est probablement encore un peu loin de ça.

Sophie Sontag Koenig : Justement cette expression de la volonté, on parle des élections, on a parlé des contrats, ça renvoie aussi à une idée d’identification des parties qui est indispensable. Ça me conduit naturellement à un autre sujet qui est la question de la signature électronique. Les récentes conclusions des chantiers de la justice en matière numérique font une part belle à la dématérialisation des procédures civiles, pénales, et on sait qu’à l’heure actuelle l’un des obstacles à une complète dématérialisation de ces procédures réside dans les difficultés posées par la signature électronique.
Finalement pensez-vous que les blockchains pourraient permettre de mettre en œuvre une dématérialisation et de passer comme ça outre les difficultés liées à la signature électronique ?

Primavera De Filippi : Je pense que oui définitivement. En fait si une transaction ou une signature sur la blockchain est reconnue comme une signature qualifiée, je pense notamment que dans ce cas, au niveau technique la blockchain est vraiment une solution très robuste pour effectivement créer cette preuve qu’il y a eu une transaction qui provient, en fait, de cet individu, enfin de cette clef on va dire. Donc potentiellement oui. Après, le problème est un problème juridique, c’est-à-dire qu’il faut que le droit reconnaisse cette transaction comme faisant, effectivement effet de signature qualifiée et, dans ce cas, eh bien il faut que les gens arrivent à appréhender vraiment le potentiel de cette technologie.
Je pense qu’actuellement la blockchain au niveau technologique c’est clairement une solution pour la signature électronique. Non seulement pour ça mais aussi pour tout ce qui touche à la preuve, la notarisation, etc., donc le fait de pouvoir avoir des documents et de certifier qu’il s’agit effectivement de la copie intègre de ce fichier, que le fichier n’a pas été modifié ou même maintenir toutes les versions.
En fait ça crée une infrastructure qui permet et qui supporte la dématérialisation des documents.

Sophie Sontag Koenig : D’accord.

Yannick Meneceur : Bien. Nous avançons lentement vers la conclusion et c’est dommage, je pense qu’on aurait eu tellement d’autres questions à vous poser, Primavera, sur ce sujet. Je vais essayer de conclure sur une et notamment un entretien que j’ai entendu il y a assez peu de temps d’Henri Verdier, qui est l’équivalent du directeur des systèmes d’information de l’État en France, sur les blockchains et qui admettait un certain scepticisme sur la durabilité de ce qui était présenté comme une révolution. Il avançait notamment des limites techniques – pour ma part en tout cas je ne rentrerai pas dans ces détails-là, vous allez nous éclairer – pour lesquelles au-delà de la taille de chaîne de certains blocs cela devenait compliqué de réaliser les transactions. Et un autre constat qui ne venait pas de lui mais qui est également avancé, la question de la consommation électrique de tous ces ordinateurs qui doivent miner. Ces limites, est-ce que vous les identifiez aussi ? Est-ce que vous les recevez ?

Primavera De Filippi : Je pense que ce sont des limites techniques actuelles tout à fait pertinentes. Après, ce sont des problèmes techniques et, par conséquent, ce sont des problèmes temporaires. C’est-à-dire qu’évidemment aujourd’hui la blockchain, que ce soit Bitcoin ou les autres blockchains, en fait c’est difficile qu’elles rentrent à l’échelle parce que, justement, il y a ce problème de la scalability.

Yannick Meneceur : De l’échelle. La scalability c’est la capacité à déployer en plus grand.

Primavera De Filippi : La capacité de grandir et de gérer un nombre suffisant de transactions. Il y a énormément de recherche qui se fait dans ce sens-là pour, justement, identifier quelles sont les solutions techniques qui résoudraient ces problèmes. Je ne vais pas rentrer dans les détails.

Yannick Meneceur : Il y a énormément de pistes, en tout cas, qui sont identifiées.

Primavera De Filippi : Il y a énormément de pistes. Après la question, justement, c’est quelle est la bonne piste ? C’est-à-dire qu’il y a plusieurs personnes qui se disputent qui disent « on pense qu’on doit faire plutôt le Sharding, plutôt le Lightning Network. Il y a vraiment énormément de solutions existantes ; le problème c’est un, qu’elles n’ont pas encore été complètement testées et deux, c’est qu’il n’y a personne qui soit complètement d’accord que l’une est meilleure que l’autre. Donc il faut expérimenter avec toutes ces solutions pour éventuellement réussir à identifier quelle est la bonne solution.

Pareil, au niveau de la consommation énergétique, c’est un problème évident ; c’est devenu assez ridicule on va dire, mais, d’une certaine façon, en fait c’était une décision. Le design de la blockchain de Bitcoin était conçu pour consommer de l’énergie parce que c’est ça qui permet d’acquérir la sécurité dans ce réseau. Après, évidemment maintenant il y a beaucoup de personnes qui se rendent compte qu’on est peut-être allé un peu trop loin dans cette consommation énergétique.

Yannick Meneceur : J’ai vu des gens qui avaient des chauffages avec des ordinateurs intégrés.

Primavera De Filippi : Absolument. Il y a plusieurs solutions. Il y a soit la solution qui dit « de toutes façons on est en train de consommer de l’énergie, essayons d’utiliser cette énergie pour quelque chose d’autre », ou alors il y a des gens qui disent « peut-être qu’on va essayer d’identifier d’autres solutions qui permettraient quand même de maintenir une sécurité du réseau, mais qui ne vont pas impliquer toute cette consommation énergétique. »
Pareil, c’est un problème actuel et aujourd’hui il n’y a pas de solution qui est définie et qui est testée pour dire qu’effectivement ça fonctionne, mais il y a énormément de pistes.

Yannick Meneceur : D’accord. On avance, voilà !

Primavera De Filippi : Je pense d’ici quelques mois-années, il y aura des solutions.

Yannick Meneceur : Donc restons attentifs aux évolutions à venir. On n’est peut-être pas, en effet, que sur un simple phénomène de mode.

Merci beaucoup pour cet entretien et je vous propose maintenant d’illustrer musicalement la thématique, puisque nous tenterons lors de chaque émission d’aller chercher de l’inspiration auprès de la communauté des Temps électriques dont vous faites tous partie et je vous invite à nous envoyer vos suggestions pour nos prochains thèmes.

Pour cette fois-ci, je vous propose d’embarquer avec les Islandais de Sigur Rós, le titre Hang, qui est sorti fin 2017, qui a été composé spécifiquement pour la série Black Mirror et son épisode HangThe Dj qui n’avait rien à voir avec les blockchains, mais, je pense, illustre cette thématique des technologies.

Pause musicale : Hang de Sigur Rós.

Yannick Meneceur : Je vous invite maintenant à nous plonger quelques instants dans la twittosphère, car il se passe toujours quelque chose sur les réseaux sociaux. Asseyons-nous discrètement auprès de cette timeline.

Voix off féminine : Je ne pensais pas qu’une fois à l’EFB [École de formation du barreau], j’entendrais encore des propos comme : « Ce n’est pas grave si votre activité n’est pas rentable Mesdemoiselles, épousez un homme riche ! »

Voix off masculine : Ouais, ben n’empêche, si j’avais épousé une femme riche, je ne serais pas en train d’espérer l’EuroMillions pour régler mon arriéré d’URSSAF. À l’EFB, les bons conseils, ce n’est que pour les femmes apparemment ; #Misandrie, #Sexisme.

Voix off féminine : Indépendance de la justice. Roumanie : le gouvernement demande la tête de la chef du parquet anti-corruption.

Voix off masculine : L'ultra-féminisation de la profession d'avocat, oui, mais pas encore dans le classement de @GQ_France

Voix off féminine : J'ai loupé le 22 22.

Voix off masculine : Petite remarque aux apprentis juristes : se prévaloir de cette qualité pour faire pression sur sa victime et prétendre pouvoir anticiper la réaction du procureur peut vite agacer le dit procureur et ça, ce n'est pas la meilleure des choses à faire.

Voix off féminine : Je suis @Maitre_Eolas et j'approuve ce message.

Voix off masculine : Je confirme !… Déjà que j'ai, paraît-il, tendance à m'agacer rapidement, il ne faut pas me provoquer avec ce genre de remarque.

Voix off féminine : Bonjour Maitre Aupalais. Connaissez vous un avocat spécialisé en mensonges et malveillances ? — Aucun. Cette spécialisation n'existe pas. Nous sommes tous des généralistes en la matière.

Voix off masculine : Alors vous savez quoi ? Je n'ai pas à être jugé sur la longueur de ma robe, ni moi, ni aucune femme. Je n'ai pas à subir d'insultes, de harcèlement ou pire en raison d'une robe. Ni moi, ni aucune femme. Rien ne justifie, n'excuse cela ; #sexismeordinaire.

Yannick Meneceur : Eh bien il va maintenant être temps de conclure cette rencontre avec Primavera De Filippi que je remercie encore pour sa disponibilité et pour avoir partagé sa vision et son expertise sur les blockchains. Je propose maintenant à Sophie de conclure pour une lecture au fil du temps de nos Temps électriques.

Sophie Sontag Koenig : Merci Yannick. Aujourd’hui c’est une lecture et, en réalité, une idée, une application dont je vais vous parler, un peu particulière, qui est donc expliquée sur plusieurs sites internet à l'heure actuelle.

Yannick Meneceur : Oui, parce que ça mène à priori à tout les blockchains.

Sophie Sontag Koenig : C’est une application qui a été créée par trois jeunes néerlandais dont l’idée s’appuie sur un projet de loi du gouvernement suédois, c’est ce qui est expliqué en premier lieu sur le site de BFM Business, donc un projet de loi du gouvernement suédois sur l’obtention d’un consentement explicite avant les relations sexuelles. Ce texte introduit la notion d’outrage sexuel par négligence et doit être présenté dans les semaines qui viennent pour entrer en application en juillet 2018.
L’extrait que j’ai choisi vient du site Numerama5, je vous le lis :

LegalFling : la magie de la blockchain peut-elle sauver le consentement sexuel ?

Une entreprise néerlandaise lance LegalFling, une application qui utilise la blockchain pour s’assurer que des personnes sur le point d’avoir une relation sexuelle sont consentantes. Mais la question du consentement peut-elle vraiment se régler d’un simple balayage d’écran ?
« LegalFling est la première application qui se fonde sur la blockchain pour vérifier le consentement explicite avant toute relation sexuelle. » Voici, résumé en quelques mots, le principe fondateur de ce service, proposé par l’entreprise LegalThings, que l’on pourrait situer quelque part entre l’univers des crypto-monnaies et celui des applications de rencontre. D’un simple balayage de votre écran — le fameux « swipe » popularisé par Tinder — LegalFling ne vous propose ainsi pas autre chose que d’établir un contrat attestant de votre consentement sexuel enregistré dans une chaîne de blocs.

Envoyer des demandes de consentement par WhatsApp

Dans le fonctionnement des crypto-monnaies, à l’instar du Bitcoin, la blockchain est le nom donné à l’immense registre de toutes les transactions jamais effectuées en son sein. Issue de la cryptographie, cette technologie fonctionne comme un livre ouvert, auquel serait régulièrement ajouté de nouvelles pages (les fameux blocs).

LegalFling adapte ce principe à son application, qui permet par ailleurs d’envoyer une demande de consentement à une relation sexuelle via des messageries, comme WhatsApp. L’app prévoie que vous puissiez fixer des limites ou l’utiliser avec un ou une partenaire de longue durée. Et, comme tout contrat, vous pouvez signifier votre désistement à n’importe quel moment.

« LegalFling crée un accord juridiquement contraignant »

Estimant que l’incertitude est une donnée à prendre en compte lors d’un rapport sexuel, l’entreprise néerlandaise souligne également la difficulté que peut représenter une action en justice dans le cas d’une relation non consentie. Selon elle, la blockchain apporterait une solution au problème, en permettant de matérialiser le consentement sous la forme d’un contrat.

Yannick Meneceur : Merci Sophie pour cette lecture quelque peu effrayante et où on questionne moins la technologie que les usages. En fait, est-ce qu’il n’y aurait pas besoin un peu d’éthique, Primavera, autour de tout cela ?

Primavera De Filippi : Je pense que c’est un exemple parfait de l’utilisation de la blockchain là on n’a absolument pas besoin de la blockchain ! Juste parce que c’est bien d’utiliser la blockchain !
Personnellement je pense que la blockchain est une technologie qui a un impact et qui a vraiment un potentiel révolutionnaire ; le problème c’est qu’aujourd’hui, de plus en plus, on ne va même plus chercher ce qu’est le vrai potentiel de cette technologie, on va juste l’appliquer à tout alors que pour la plupart, la majorité des applications de la blockchain aujourd’hui, le même service serait probablement mille fois mieux sans la blockchain.

Yannick Meneceur : Merci beaucoup Primavera. Merci également Sophie pour cet échange.

Sophie Sontag Koenig : Merci.

Yannick Meneceur : Les temps électriques, l’occasion de s’interroger sur l’avenir de la justice que nous nous préparons.
Nous avons reçu aujourd’hui Primavera De Filippi chercheuse au CERSA et également au Berkman Center for Internet & Society. Je la remercie encore de nous avoir aidés à nous forger non pas des blocs, mais une solide opinion, j’espère en tout cas, une opinion un peu plus éclairée sur le sujet éminemment technique des blockchains.
Vous retrouverez toutes les références citées dans l’émission sur notre site internet amicusradio.net rubrique « Les Temps électriques ». Une émission préparée avec l’aide de Léa Delion et à la technique Alban Lejeune.

Les Temps électriques saison 1 épisode 4, c’est terminé.
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