Article de Glyn Moody dans « boingboing.net » : Du foutoir, de l'Article 13, et de la déconstruction de mythes

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d'illustration de la campagne Save Your Internet

Ce texte est une traduction d'un article rédigé par le journaliste Glyn Moody et publié sur le site boingboing.net le 7 juin 2018. Traduction : etienne, Mannik, rms'assist, mo, Maestox, April.

Comme quiconque ayant suivi la triste saga de la réforme du droit d'auteur européen, les éléments-clefs — les articles 3 sur la fouille de texte, 11 sur la « taxe des liens » et 13 sur le filtrage des contenus par des robots censeurs — sont en train de devenir comme le repas du chien dans le proverbe anglais, un foutoir complet. Les critiques justifiées de la proposition législative se sont accumulées à un niveau encore jamais atteint, obligeant les politiciens derrière à des subterfuges répétés. Les arguments successifs contre chacun des trois articles mentionnés ont conduit à ajouter des précisions pour tenter de faire face à ces critiques, mais cela a juste empiré les choses et réduit le texte initial en bouillie, le tuant

Il suffit de regarder la dernière version du texte (PDF, en anglais) en cours de discussion au Parlement européen, dont le rapporteur est le député européen Axel Voss pour la commission au fond JURI (affaires légales) : c'est un ramassis à peine alphabétisé d'idées mal digérées. Et ceci avant que quelques-uns des 1000 amendements (PDF) proposés pour le rapport final de la commission JURI ne soient votés et balancés dans le texte pour le massacrer encore plus.

Les péripéties législatives sont assez normales pour une loi complexe. Ça ne serait pas très grave si (a) le résultat final était bon et (b) le public n'était pas trompé par certaines des affirmations d'un texte en constant changement. Mais incapables de répondre aux critiques fondées à l'égard des propositions, il semble que certains des défenseurs de la directive droit d'auteur essayent de brouiller les cartes. Le plan étant évidemment de dissimuler ce qui se trame réellement – la destruction de l'Internet que nous connaissons dans l'Union européenne — jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour réagir.

Une fois la directive bel et bien finalisée, l'industrie culturelle pourra tranquillement célébrer l'adoption d'une loi qui diminue l'espace public en ligne tout en renforçant les entreprises fainéantes, qui on refusé de rentrer de plein pied dans l'ère numérique. Même lorsque les conséquences néfastes des articles 3, 11 et 13 seront devenues évidentes quand ils seront entrés en vigueur, il n'y a aucune chance que la directive droit d'auteur soit corrigée ou réétudiée avant de nombreuses années. Peu importe que la campagne en faveur de la directive droit d'auteur soit trompeuse voire clairement mensongère : une fois qu'elle sera adoptée, elle sera adoptée.

Ce caractère en pratique irréversible de la loi européenne rend le combat contre les pires éléments de la directive copyright d'autant plus vital. Si nous ne les arrêtons pas maintenant, nous ne les arrêterons jamais. L'action clé est de contacter les euro-député⋅es et de leur expliquer pourquoi les propositions des versions des articles 3, 11 et 13 sont si néfastes, et quelles seront les conséquences pour l'Union européenne et son territoire numérique si ces articles ne sont pas abandonnés ou du moins grandement modifiés.

Déconstruire les mythes, source de désinformation, concernant l'article 13 et les robots censeurs

Le nouveau site SaveYourInternet (Sauvez Votre Internet en français) possède de nombreuses ressources pour aider le public à agir, notamment des outils pour contacter facilement les euro-député⋅es via des courriels, des appels téléphoniques ou des messages Twitter. Ces ressources traitent du fond du problème. J'aimerais ici examiner une partie des mythes qui entourent ce texte, parce qu'ils participent à l'atmosphère toxique de désinformation calculée et pensée pour rendre difficile tout vrai débat concernant la directive droit d'auteur avec les parlementaires.

Le processus législatif européen, et pourquoi nous devons agir maintenant

L'un des problèmes est que la plupart des gens comprennent mal le processus législatif européen. Il ne s'agit pas de critiquer ces personnes : le travail fait par l'UE pour expliquer son fonctionnement a été désastreux. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le grand public ait des difficulté à comprendre comment la machine administrative passe les propositions à la moulinette pour recracher de nouvelles lois.

Par conséquent, les gens ne se rendent sans doute pas compte de l'importance qu'aura au final le texte adopté par [la commission] JURI, qui sera voté à la fin du mois. Actuellement le texte JURI est vraiment similaire à celui du Conseil (PDF, en anglais) arrêté sous la présidence bulgare. Cela signifie que quand la discussion législative entrera dans les négociations appelées « trilogue », en présence des représentants de la Commission européenne, du Conseil et du Parlement européen, le résultat final sera inévitablement très proche du très mauvais texte du Conseil et de la commission JURI.

Il faut que les euro-député⋅es agissent pour les citoyens et citoyennes de l'Union européenne pour introduire des alternatives fortes, particulièrement pour l'article 13 qui est l'article le plus pernicieux du texte actuel. En l'état, la seule solution acceptable est son retrait complet.

Ce n'est parce que vous n'utilisez pas le mot « filtrage » que ce n'est pas du filtrage

Il est frappant que les différentes versions de la directive droit d'auteur ont toutes assidûment évité d'utiliser le terme révélateur de « filtrage ». Mais il est clair, au vu des obligations imposées par l'article 13, qu'un filtrage généralisé et constant est la seule technologie capable de repérer les fichiers que les « entreprises » du droit d'auteur veulent voir retirés automatiquement. Afin d'être sûr qu'il n'y ait pas de copies de contenus [ndt : soumis au droit d'auteur] sur un site, il est évident que chaque téléversement doit être inspecté, comparé à une liste de contenus « interdits », et filtré si nécessaire. Il n'y a tout simplement aucun autre moyen de le faire, donc il est entièrement faux d'affirmer que l'article 13 n'impose pas une obligation de filtrage généralisé aux entreprises. Il le dit clairement, même si pas explicitement. Et un filtrage général et omniprésent c'est de la surveillance et cela mène inévitablement à la censure - c'est pourquoi la proposition de directive évite d'utiliser le terme de « filtrage ».

Cela va beaucoup plus loin que le signalement et retrait

Il y a un autre malentendu à propos des filtres à contenu automatisés. Il arrive que des gens affirment que ces filtres n'ont rien de spécial ou d'onéreux puisque c'est exactement le même système de retrait mis en place par le Digital Millennium Copyright Act (en anglais) aux États-Unis et par la directive e-commerce (en anglais) dans l'UE. Mais la différence cruciale est que ces systèmes ne s'appliquent qu'aux contenus prétendus contrefaits ; la directive droit d'auteur permettrait aux entreprises d'envoyer de longues listes de contenus et de demander que chaque téléversement soit filtré en fonction de ces listes.

Le texte du Conseil rend cela clair : « il pourrait ne pas être proportionné d'attendre des petites et très petites entreprises qu'elles appliquent des mesures préventives, donc dans ces cas ces entreprises ne devraient pas être obligées de promptement retirer des contenus spécifiques non-autorisés après signalement par le titulaire de droit d'auteur ». Les autres entreprises, en revanche, seront tenues d'appliquer des « mesures préventives » — c'est-à-dire de filtrer et retirer préventivement tout ce que l'industrie culturelle aurait envie de lister. Non content d'être une obligation complètement disproportionnée, cela confirme également la nécessité d'opérer un filtrage généralisé des contenus puisque c'est le seul moyen d'espérer atteindre cet objectif.

Il n'existe pas de filtre magique pour tous les types de contenus

Certains affirment que ce massif effort de filtrage de chaque contenu téléversé n'est pas un problème. Après tout, comme certains le font remarquer, Google le fait volontairement pour les contenus téléversés sur YouTube. Cela montre, selon eux, que la technologie existe déjà et donc qu'il est simple de l'étendre davantage. Ce raisonnement ignore un certain nombre de points.

La technologie de filtrage vidéo de Google, Content ID, a nécessité 50.000 heures de codage, et a coûté 60 millions de dollars de développement (en anglais). Ce n'est pas seulement un projet énorme, c'est un projet propriétaire, ce qui signifie que Google ne voudra sans doute pas le partager avec ses rivaux. Et s'il le voulait, ce serait, sans l'ombre d'un doute, au prix de très lourds frais de licence. Si d'autres entreprises voulaient proposer une technologie de filtrage, elles devraient probablement dépenser une somme similaire à celle de Google. Les coûts très élevés et la taille relativement petite du marché pour ces logiciels spécialisés — des solutions complètement distinctes et différentes doivent être développées pour la vidéo, la musique, les images, du texte et le code informatique, rendant un tel investissement encore moins attractif – font que seules des entreprises avec de très grosses trésoreries seraient intéressées.

Par conséquent, ces technologies seraient probablement basées aux États-Unis, comme Audible Magic (en anglais). Cette entreprise offre un système de filtrage pour la musique, et sera en bonne place pour gonfler ses affaires grâce à la directive droit d'auteur. Cela signifie que l'Internet de l'UE serait non seulement censuré de manière automatique par des boîtes noires utilisant des logiciels opaques, mais, qui plus est, les règles qui codifieront cette censure seront probablement décidées par des entreprises américaines. L'UE pense-t-elle vraiment que c'est le meilleur moyen d'encourager une économie numérique locale et innovante ?

Le RGPD est un allié, pas un ennemi

Finalement, une des affirmations les plus absurdes que l'on peut entendre est que l'opposition à l'article 13 n'a rien à voir avec des préoccupations de surveillance et de censure au moment du filtrage des téléversements. Certains disent que c'est plutôt simplement une nouvelle attaque de la part des grandes entreprises américaines qui détestent la manière dont l'UE aborde son rôle de régulateur. C'est particulièrement le cas avec le RGPD (en anglais) qui impose une protection de la vie privée contraignante à des services en ligne qui autrement fonctionneraient en roue libre. S'il est certainement vrai que les services en ligne américains comme Facebook ou Google n'apprécient pas le RGPD et continuent à agir pour qu'il soit interprété de la manière la moins contraignante possible, cela n'a pas de rapport avec la lutte contre l'article 13.

En effet, la constante surveillance requise pour que le filtrage des téléversements puisse fonctionner n'est pas seulement l'antithèse du RGPD, mais est une violation de ses dispositions. L'article 22 du RGPD dispose : « La personne concernée a le droit de ne pas faire l'objet d'une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé ». Le filtrage est un processus automatisé qui a d'importantes conséquences négatives pour les citoyens de l'UE, particulièrement en limitant leur droit à la liberté d'expression. Puisque les algorithmes de filtrage ne peuvent saisir la riche complexité des lois de l'UE sur le droit d'auteur — même les tribunaux trouvent ça compliqué — ils sont inévitablement incapables d'assurer la « sauvegarde des droits et libertés et des intérêts légitimes de la personne concernée » comme requis par le RGPD, et ils sont donc illicites au regard de cette loi. Donc, loin d'être une réaction contre le RPGD, l'opposition à l'article 13 agit pour son respect.

S'il vous plaît, essayez de sauver votre Internet

Même si certains des points mentionnés plus haut peuvent paraître triviaux, les discussions au sujet de la directive droit d'auteur en général, et de l'article 13 en particulier, s'articulent très souvent autour de ces points très subtils. La connaissance est une arme et être en mesure de contrer des points tendancieux potentiellement soulevés par les parlementaires européens — que ce soit par calcul ou simplement par défaut d'information — devrait aider à avoir une conversation plus constructive avec eux, et donc une plus grande chance de succès. Essayez s'il vous plaît.

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