Rapport du Sénat sur la souveraineté numérique : il est urgent d'engager la réflexion sur le recours aux logiciels libres au sein de l'État

Le rapport sénatorial sur « Le devoir de souveraineté numérique » dresse un constat sévère face au manque de stratégie politique du gouvernement et indique qu'il est urgent d'engager une réflexion au niveau interministériel sur la conduite d'une politique publique du logiciel libre.

De mai à septembre 2019, une commission d'enquête sénatoriale sur la souveraineté numérique, initiée par le groupe Les Républicains et pour laquelle Gérard Longuet a été nommé rapporteur, a conduit près de 40 auditions sous la présidence de Franck Montaugé. L'April a été auditionnée dans ce cadre aux côtés de La Quadrature du Net et de l'ISOC France le 2 juillet. Le rapport a été remis le 1er octobre 2019.

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Auditionnée dans le cadre de cette commission d'enquête, l'April a pu présenter sa définition de la notion de « souveraineté numérique » comme la détermination des conditions de l'expression et de la maîtrise des activités et des libertés fondamentales sur les réseaux informatiques. Cette audition a été l'occasion pour l'April de rappeler l'éthique qu'elle défend, de préciser à nouveau, s'il en était besoin, que les logiciels libres, par les libertés qu'ils garantissent, sont une incarnation de principes structurants de tout système démocratique : l'accès aux règles et leur lisibilité, la capacité de les discuter et d'agir sur leur élaboration. Alors que des pans de plus en plus importants de nos intimités, de nos interactions sociales mais aussi de nos relations avec les pouvoirs publics passent par des outils informatiques, la défense et la promotion du logiciel libre apparaissent comme un enjeu fondamental de « souveraineté numérique » et de démocratie.

Réécouter l'audition conjointe de l'April ou lire sa transcription

La lisibilité des codes sources : une condition essentielle de souveraineté

Le rapport issu des travaux de la commission s'est en partie fait l'écho de ces considérations, principalement sous l'angle des marchés publics dans la sous-section « 3. mobiliser tous les leviers de la politique industrielle » (à partir de la page 153). Le rapport insiste sur l'importance du soutien à l'industrie française et européenne logicielle1 et sur le « levier de l’achat public ». Le document relève à cette occasion l'enjeu particulier de la maîtrise des données et met en avant que « plusieurs de [ses] interlocuteurs ont souligné que la lisibilité totale des codes sources des programmes informatiques pouvait être une des conditions essentielles de la souveraineté de l’État sur ses moyens numériques. » Le rapport souligne ainsi la nécessité, urgente, d'engager une réflexion de fond sur la conduite d'une politique publique du logiciel libre.

«  Les administrations publiques pourraient également engager une réflexion sur le recours au logiciel libre en vue de s’assurer de maîtriser leurs données et de mieux conduire, potentiellement à moindre coût, les politiques publiques dont elles ont la charge. […] À tout le moins, il est urgent d’engager rapidement une réflexion au niveau interministériel sur ce sujet. L’idée, présentée devant notre commission, selon laquelle le choix d’acquisition de logiciels par les ministères serait, in fine, dicté par le confort d’utilisation des agents n’est pas recevable. »

En évoquant le « confort d'utilisation des agents » dans son rapport, la commission tacle un des arguments de Nadi Bou Hanna, l'actuel directeur de la DINSIC (Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État), qui, lors de son audition, plaidait pour une approche « pragmatique » de l'informatique qui se traduirait, selon lui, par une « neutralité » quant au choix des licences d'utilisation – donc les droits de l'administration sur les logiciels qu'elle utilise. C'est dans cette logique qu'il a exprimé son opposition au fait d'« imposer » des outils libres aux agents publics. Cette manière de poser le débat est une façon peu subtile de passer sous silence la dimension intrinsèquement politique des choix relatifs aux licences des logiciels employés par les pouvoirs publics. Il n’est bien sûr pas question de forcer les agents à l'usage de logiciels libres, en dépit de leurs besoins matériels, mais bien de mettre en place, et à hauteur de ce qu’il est possible, des politiques d’accompagnement vers plus de liberté informatique, pour une meilleure maîtrise des systèmes d’information. Les logiciels libres doivent justement permettre aux agents publics de mieux remplir leur mission, en partant de leurs pratiques, de leurs besoins, plutôt que de leur imposer des outils qui conditionneront leurs usages 2.

Promouvoir et défendre le logiciel libre pour une meilleure « souveraineté numérique »

Dans un encadré (page 155), le rapport développe la notion de logiciel libre en mettant en exergue « deux conceptions opposées du recours au logiciel libre par les administrations » : celle du gouvernement et celle des promoteurs des libertés informatiques. Il cite à cette occasion l'audition de l'April et de La Quadrature du Net qui « ont plaidé vigoureusement en faveur du logiciel libre » et fait le lien avec l'expression concrète de cet engagement :

« L’association April lutte ainsi pour éviter ou mettre fin aux partenariats conclus par les administrations de l’État avec les géants américains du numérique, comme le ministère de l’Éducation nationale, le ministère de la Justice ou celui de la Défense. Elle plaide également pour que l’État encourage le logiciel libre, par exemple au moyen d'appels d'offres, ou en soutenant les contributions des agents publics. »

L'encouragement politique est en effet indispensable. Mais une formalisation normative est impérative pour organiser la conduite du changement vers une généralisation du recours aux logiciels libres. Cela doit passer par l'inscription dans la loi d'un principe de priorité au logiciel libre et aux formats ouverts dans les marchés publics. (Relire à ce sujet la position de l'April lors des débats relatifs à la loi « pour une république numérique »).

On pourra par ailleurs regretter le biais dans lequel s'inscrit la commission dans son rapport en revendiquant la nécessité de « champions européens du numérique ». Il n'y a en effet pas lieu de réduire la problématique de « souveraineté numérique » – c'est peut-être là le défaut du terme – à une simple question de nationalité. Un silo technologique privateur, qu'il soit européen ou non, imposera toujours ses propres intérêts. Les acteurs du logiciel libre, entreprises et communautés au sens large, s'inscrivent bien davantage dans les tissus économiques locaux et dans une logique de réseaux et de collaboration.

Des auditions éclairantes sur le manque de vision politique du gouvernement sur les usages informatiques

Lors de leurs interventions la sénatrice Catherine Morin-Desailly et le sénateur Pierre Ouzoulias ont régulièrement sollicité les membres du gouvernement pour qu'ils précisent leur « stratégie » en matière de « souveraineté numérique » et manifesté leur inquiétude face à l'absence de prise de position politique claire. Constat explicite dans le rapport :

« La stratégie gouvernementale pour la défense de la souveraineté numérique est dispersée entre souveraineté et libertés publiques, sécurité et défense, et présence économique effective sur un marché nécessairement mondial, ce qui la rend peu lisible. Les ministères et grands opérateurs publics doivent impérativement mieux articuler leurs efforts et leurs actions en faveur de la souveraineté numérique, posée comme un enjeu fédérateur. […] Nous avons, au cours de nos travaux, constaté qu’il manquait, au-delà des actions menées, engagées ou projetées, une impulsion fédératrice. »

Si les ministres de l'Armée et de la Justice ont soigneusement évité de répondre aux questions relatives aux pratiques contractuelles de leurs propres ministères, particulièrement vis-à-vis de Microsoft, le secrétaire d'État au numérique, Cédric O, et le directeur de la DINSIC, Nadi Bou Hanna, ont plus clairement affiché leur idéologie. Ainsi leur « stratégie logicielle » est réduite à une simple considération de « performance » ou d'« efficacité ». Une approche focalisée sur une lecture strictement technique et dépourvue d'une réflexion politique transversale sérieuse, le tout sous couvert de « pragmatisme ». Publiée en octobre 2019, la feuille de route « Tech.Gouv » de la DINSIC reflète, s'il le fallait encore, cette absence de pensée politique et marque un recul fort par rapport aux travaux menés par la DINSIC en faveur du logiciel libre alors qu'elle était dirigée par Henri Verdier. En février 2018, la Cour des comptes avait pourtant appelé à amplifier la stratégie initiée.

Quelles suites ?

Le rapport offre un état des lieux utile de la situation et indique la direction à suivre, notamment en mettant en exergue que loin d'adresser les enjeux liés à la « souveraineté numérique », le gouvernement actuel s'inscrit dans l'inertie d'années de politiques publiques d'où sont absentes ces considérations. La commission d'enquête préconise plusieurs pistes pour adresser ces enjeux. On peut ainsi citer la définition « d'une stratégie nationale numérique au sein d’un Forum institutionnel temporaire du numérique » ou le vote « d'une loi d’orientation et de suivi de la souveraineté numérique (LOSSN) ».

Quelles qu'en soient les modalités institutionnelles, l'April insiste sur le fait qu'aucune politique publique visant à répondre à ces problématiques ne pourra faire l'économie d'une priorité aux logiciels libres et à la mise à plat des relations entre l'État et certains « géants » technologiques comme les GAFAM, ces grandes entreprises du secteur informatique qui font payer leurs services avec nos libertés.

  • 1. Une considération qui évoque un des risques identifiés par le groupe d'experts chargé d'étudier la proposition Open Bar de Microsoft en 2008 : « la destruction de l'industrie européenne et française du logiciel ».
  • 2. L'April tient ici à saluer l'initiative code.etalab.gouv.fr, une plateforme de partage de « Codes sources du secteur public » en cours de développement et poussée par des agents d'Etalab, qui s'inscrit dans une logique de collaboration et d'ouverture intrinsèques à l'éthique du logiciel libre.