Concevoir de manière responsable, l'exemple de Fairphone - Ethics by Design 2020

Agnès Crépet et Alix Dodur

Titre : Concevoir de manière responsable, l'exemple de Fairphone
Intervenant·e·s : Agnès Crépet - Alix Dodu - Karl Pineau
Lieu : Ethics by design 2020, en ligne
Date : septembre 2020
Durée : 1 h 10 min
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : fair_tech_specs, site fairphone.com - Licence Creative commons 4.0 International
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Agnès Crépet : Bonjour à toutes et à toutes.
Aujourd’hui on va vous parler de conception durable à travers l’expérience de Fairphone1 et on va essayer de vous présenter tous les challenges derrière le fait de concevoir un téléphone durable et éthique.

Qui sommes-nous ?
Je m’appelle Agnès. Chez Fairphone, j’ai plutôt un profil technique, je guide la partie software engineering, donc comment faire des téléphones qui durent en luttant, entre autres, contre les monopoles comme Google, etc. Je suis également cofondatrice, en France, d’une société qui s’appelle Ninja Squad2, à la base coopérative, qui fait beaucoup d’open source et des livres à prix libre sans DRM [digital rights management], etc. Je suis également impliquée en France dans deux collectifs, une conférence qui s’appelle MiXiT3, qui a lieu à Lyon, et qui met un fort accent sur l’éthique et la tech ; j’ai également un rôle dans Duchess France4 qui est un collectif qui essaye de promouvoir les femmes techniques dans l‘IT.

Alix Dodu : Bonjour. Je suis Alix Dodu, je suis moitié néerlandaise, j’habite à Amsterdam, et, en ce moment, je suis analyste et chercheuse pour la mairie d’Amsterdam. J’ai fait mon master à Paris et je suis ensuite restée un an à Paris pour travailler pour une association qui s’appelle Lundi Carotte5, qui écrit des articles sur comment sont faits les tee-shirts, les pommes, les smartphones et sur leurs impacts sociaux et environnementaux. J’ai ensuite travaillé pendant près d’un an pour Fairphone ; j’ai fait, entre autres, un projet de recherche sur le recyclage de l’or dans le monde et sur l’économie circulaire. Je suis très contente d’être là aujourd’hui et de présenter cette présentation avec Agnès.

Agnès Crépet : Aujourd’hui on vous va parler d’industrie électronique. Même si on prend l’exemple des smartphones, tout s’applique à la globalité de l’industrie. On utilise l’électronique tous les jours, que ce soit dans vos smartphones, dans vos ordinateurs portables, mais également dans des objets du quotidien, votre cafetière, etc.. Cette industrie électronique est également derrière les solutions dites écologiques. Pourquoi dites écologiques ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas utiliser de panneaux solaires ou de voiture électrique, mais je dis juste que ce qu’on va vous raconter sur les minerais de conflit, sur le travail des enfants, sur l’extraction des minerais, etc., ça existe forcément derrière les solutions qui sont présentées ici. L’idée c’est d’essayer, à travers l’exemple des smartphones, d’imaginer l’ampleur des impacts à échelle plus globale. L’approche de Fairphone, qui est aussi la nôtre, c’est le fait de penser une écoconception sans oublier l’humain, parce qu’un objet comme ça [Agnès montre son smartphone, NdT], ça ne pousse pas dans les arbres, un objet comme ça c’est fait par des hommes, des femmes et des enfants. L’idée c’est de pouvoir penser à ces personnes-là quand on achète, quand on décide de garder plus longtemps ces produits, etc.
On parle aussi d’écologie décoloniale, ce terme est apparu il y a quelques années, pour essayer de mettre de la lumière justement sur toutes ces personnes-là, impliquées dans la chaîne d’approvisionnement. On peut s’estimer écolo quand on achète une voiture électrique, mais je pense qu’on peut aussi ne pas oublier ou ne pas mettre le voile sur certains pays d’Afrique, certains pays asiatiques où des gens travaillent dans des conditions qui sont assez dures, dont on parlera assez longuement dans cette keynote. L’objectif c’est d’essayer de promouvoir une écologie décoloniale et de penser une écoconception en prenant compte de l’humain

On va beaucoup parler de smartphones parce que c’est un peu le boulot que je fais, qu’Alix a fait chez Fairphone. Quelques chiffres pour introduire le sujet : aujourd’hui on est on est à 1,5 milliard de téléphones produits par an, c’est hallucinant. Le pire c’est que c’est par an et ça fait longtemps que c’est ce chiffre-là, qu’on a passé la barre du un milliard par. En 2013 on a passé ce seuil qui nous interroge beaucoup et on a l’impression que ça va un petit peu en stagnant, mais pas du tout !, ça continue à augmenter. Un chiffre de l’ONU sorti la semaine dernière dit, qu’à l’heure actuelle, on a 8 milliards d’abonnements mobiles dans le monde, plus que d’êtres humains parce que, aujourd’hui, la population mondiale est estimée à 7,7/7,8, donc c’est quand même hallucinant.
On achète beaucoup ces téléphones et on les garde peu. On utilise un smartphone un peu plus de deux ans et demi, donc ce n’est quand même pas beaucoup, parce qu’on casse, mais aussi parce qu’on veut suivre la mode, les téléphones qui se plient, etc., des choses qui ne sont pas forcément très utiles. Du coup, l’autre tendance qu’il y a derrière, c’est que la plupart des téléphones qu’on jette ne sont pas recyclés, moins de 20 % sont recyclés – c’est la spécialité de Alix qui en parlera tout à l’heure – et ça produit aujourd’hui, une estimation de 50 millions de déchets électroniques par an. C’est aujourd’hui le flux de déchets qui grandit le plus vite dans le monde, donc il y a forcément quelque chose à faire, et on dit généralement que ça représente 4500 tours Eiffel de déchets électroniques par an.

Alix Dodu : Agnès l’a très bien dit, l’industrie du smartphone est une très grosse industrie et, bien sûr, un téléphone c’est aussi très important dans nos vies de tous les jours. Dans beaucoup de pays en voie de développement, pour beaucoup de gens, c’est le seul moyen de faire les finances, de faire tourner le business et aussi, bien sûr, de garder contact avec ses amis, sa famille éloignée. Mais l’industrie du smartphone a aussi de gros impacts écologiques et des impacts sociaux. Pourquoi ? Parce qu’un téléphone c’est un peu magique. Personnellement, je trouve que c’est assez impressionnant que ça fonctionne aussi bien vu la complexité de l’électronique qu’il y a derrière. C’est environ 200 composants et ces 200 composants sont fabriqués à partir d’environ 40 matériaux différents. Il y a du plastique, il y a du cobalt, du lithium pour la batterie. Ça c’est intéressant parce qu’il y en a dans la batterie des smartphones, mais il y en a énormément aussi, bien sûr, dans les batteries des voitures électriques. Il y a aussi de l’or, du cuivre pour les composants électriques et il y a aussi plein d’autres choses dont vous n’avez peut-être jamais entendu parler, de l’yttrium, du germanium, du gallium, du serbium, du plomb, du silicium. La plupart de ces matériaux sont minés, le plastique aussi en fait c’est miné, mais c’est une autre histoire, c’est le pétrole. Ils sont minés parce qu’ils sont présents dans la terre et on peut se poser la question de combien de matière il faut pour fabriquer un seul téléphone. France Nature Environnement6 a estimé qu’il faut environ 70 kg de matière pour fabriquer, utiliser et éliminer un seul téléphone. Pourquoi a-ton besoin d’autant de matière ? C’est parce que, quand on se trimballe dans une mine d’or ou de cobalt, on ne va trouver pas des gros blocs, comme ça, qui se promènent sous la terre. Les matériaux sont intégrés à la roche, à la terre, et il va falloir déplacer de grandes quantités de matière pour récupérer des quantités relativement petites. Donc là on voit le premier gros impact écologique de l’industrie minière c’est qu’il faut détruire les écosystèmes sur des hectares.
Le deuxième gros impact écologique de l’industrie minière, c’est qu’ensuite, quand on va récupérer les minéraux, quand on va dissoudre la roche ou faire dissoudre les minéraux pour ensuite les récupérer, on utilise donc des produits toxiques : par exemple l’or se dissout dans le mercure, donc on utilise du mercure ou bien on utilise de l’arsenic pour détruire la roche et garder l’or, de l'acide, pour le serbium c’est de l’acide sulfurique et du nitrique, ce genre de choses. Là, par exemple au fond on voit un lac d’acide, ce n’est pas un lac naturel, on voit un camion d’acide et ces substances toxiques peuvent se retrouver dans la nature.
Ce qu’on voit en haut c’est une mine industrielle, c’est Lode-Star Mining, LSM. Ces produits toxiques sont aussi utilisés dans ce qu’on appelle les mines artisanales. Les mines artisanales ce sont un peu des auto-entrepreneurs si vous voulez, ce sont souvent des gens avec très peu de moyens, qui n’ont pas d’autres moyens de subsistance, et qui vont, avec leur propre matériel de bord, plus ou moins performant, creuser des tunnels, aller chercher l’or dans les rivières avec du mercure. Et là, bien sûr, c’est complètement non régulé et ça se retrouve automatiquement dans la nature. Les deux sont très polluants.
Les mines artisanales, c’est aussi là, bien sûr, qu’il y a les gros impacts sociaux de l’industrie minière. Déjà ce sont des conditions de travail très difficiles. C’est du travail dur, de longues journées, il fait chaud, on se faufile à quatre pattes dans des tunnels très étroits, il peut y avoir des accidents, on respire des poussières toxiques qui peuvent diminuer la durée de vie. Tout ça se passe dans certaines régions du monde, sur des arrières-fonds de confits armés. Par exemple, en République démocratique du Congo, il y a plusieurs milices qui se partagent le territoire, en fait qui se disputent le territoire, qui prennent possession des mines par la force parce qu’elles sont armées, qui vont imposer des taxes aux mineurs qui n’ont pas vraiment le choix et ces taxes sont ensuite utilisées pour acheter plus d’armes et perpétuent un conflit qui aurait pu, peut-être, s’éteindre.
On parle de conflits armés, mais dans d’autres régions du monde on parle aussi de corruption. Par exemple en Colombie il y a beaucoup d’or dans les rivières, dans la terre, et là ce ne sont pas vraiment des milices mais ce sont des guérillas, des mafias, qui vont imposer des taxes. Le gouvernement colombien, par exemple, va combattre ça en considérant les mineurs eux-mêmes, qui souvent font ça depuis toute leur vie, comme illégaux, leur matériel est détruit – là on voit la police qui détruit le matériel – et ces mineurs se retrouvent coincés entre le gouvernement et ces milices. Ce qui est intéressant aussi de mentionner, c’est qu’en Colombie, par exemple en 2016, il y avait 8 tonnes d’or produit par des mines industrielles et la Colombie a officiellement exporté cette année-là 64 tonnes d’or. Donc tout cet or qui, en fait, est illégal, qui pollue la rivière et les forêts vierges, qui finance les milices, trouve son chemin via des intermédiaires, des faux-papiers dans le système légal.
Agnès va parler du dernier impact, social, des mines.

Agnès Crépet : Forcément le travail des enfants, je pense qu’il y a eu pas mal de communication dans les médias sur le sujet.
Si je prends juste l’exemple du cobalt, 50 % de la production mondiale de cobalt est faite en RDC, donc au Congo, et on estime à peu près à 20 % le nombre de mines artisanales, ce dont tu parlais tout à l’heure Alix, qui sont les premiers vecteurs de cette extraction du cobalt. Dans ces mines-là, artisanales, on retrouve à peu près 40 000 enfants sur les 250 000 mineurs, ce qui est énorme.
Globalement, le travail des enfants aujourd’hui dans le monde sur l’extraction des minerais, donc les enfants mineurs, mineurs au sens je vais dans les mines, est à peu près de un million, donc c’est relativement énorme. C‘est principalement en Afrique, mais pas que. Il y a aussi le même genre d’exactions ailleurs et les conditions sont exactement les mêmes que celles que tu as décrites, Alix, en pire, parce que souvent les décès ne sont pas référencés, les salaires sont moindres – on parle souvent de un ou deux euros par jour – et les conditions générales n’ont rien à envier aux jeunes ouvriers du 19e siècle.
Là on a beaucoup parlé de l’extraction des minerais. Vous imaginez bien qu’une fois que vous avez fait votre extraction, vous allez raffiner le minerai, au bout d’un moment il va finir dans un composant électronique et ces composants il faut les assembler et il faut en faire, pour l’exemple du téléphone, un produit fini.
La production mondiale de l’assemblage, du produit final, a principalement lieu en Chine. C’est un petit peu en train de changer, mais on va dire que c’est principalement fait en Chine, évidemment parce que la main-d’œuvre est un peu moins chère – ça devient un peu moins vrai mais c’est encore le cas – et parce qu’il y a des minerais. On s’est beaucoup focalisé sur l’Amérique du Sud et l’Afrique dans le début de la présentation, mais il faut se dire qu’il y a beaucoup de minerais en Chine.
Des usines qui sont derrière la production il y en a une qui est très connue, dont on parle un petit peu depuis une dizaine d’années, qui s’appelle Foxconn. Ces usines-là ont des conditions de travail qui ne sont pas les mêmes mais tout aussi difficiles : les ouvriers vont passer parfois plus de dix heures par jour à bosser sur l’assemblage des composants. Le profil de ces personnes-là : ce sont des personnes dont les parents habitent à la campagne, qui sont venues dans certaines grosses villes pour pouvoir avoir des salaires plus élevés. Souvent ce sont des gens qui sont loin de chez eux, loin de leur famille. Pourquoi je le mentionne ? Parce que quand on vous parlera de Fairphone et de ce qu’on fait avec eux et tout ça, on ne se limite pas aux conditions de travail en atelier, on essaye aussi de prendre le cadre de vie. C’est un truc qui nous a un peu surpris. Oui, on parle de dortoirs, on parle de cantines, parce que ça fait partie du cadre de vie c’est important pour eux et elles.
Aujourd’hui Foxconn c’est 1,3 million d’employés. Il y a des villes Foxconn. C’est assez impressionnant et du coup, évidemment qu’on entend parler des conditions de travail parce qu’il y a de masse de personnes qui bossent là-bas et on en entend parler pas forcément dans le bon sens du terme. Début 2010, 2011, il y a eu des campagnes de suicides à la chaîne. Des gens qui, littéralement, se sont jetés des toits de l’usine pour dénoncer les conditions de travail. C’est quand même arrivé dans les milieux occidentaux, mais il a quand même fallu ça. Il faut dire qu’on ne sait pas si les conditions se sont vraiment améliorées, il y a un peu moins de suicides mais il y en a encore, dont on parle moins d’ailleurs.
La deuxième chose c’est l’emploi d’enfants de moins de 16 ans. Aujourd’hui, à l’heure actuelle en Chine, les enfants de plus de 16 ans ont le droit de travailler mais c’est interdit pour les moins de 16 ans. Évidemment Focxconn emploie des soi-disant stagiaires qu’on paye moins, qui ont 14 ans. Ils ont fait ça, ça a été dénoncé, pour être à l’heure pour lancer un des derniers iPhones, juste pour info.
Voilà pour la partie production et quand on passe la production on a la fin de vie, le recyclage, etc.

Alix Dodu : Je vais vous parler de recyclage. Comme on est dans les temps, je vais aussi mentionner le néodyme, Agnès tu parlais des minerais en Chine. Un exemple intéressant c’est le néodyme, très intéressant parce que c’est un élément très léger qui est utilisé dans les microphones et les haut-parleurs, mais qui est aussi utilisé en grande quantité dans les turbines des éoliennes. Le néodyme provient presque entièrement de Mongolie, en Chine ; il n’y en a pas que là-bas mais c’est là que la production est concentrée. Un des résidus c’est du thorium qui est relâché dans la nature, dans les lacs, donc ça aussi c’est très polluant. Voilà pour en rajouter une couche sur la pollution et les problèmes à l’extraction et à la fabrication.
Effectivement il y a l’autre bout de l’histoire, c’est la fin de vie, comme tu disais Agnès, et le recyclage.
Il faut savoir, comme tu le disais, qu’il y a environ 4500 tours Eiffel de déchets électroniques qui sont produits par an, 50 millions de tonnes, 53 millions en fait aujourd’hui. De ces 53 millions de tonnes, seuls 20 % sont officiellement tracés et recyclés, donc collectés et recyclés. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire recyclés dans une usine officielle, avec de la technologie de pointe qui fait ça de manière efficace, donc qui récupère tous les matériaux et qui fait ça sans polluer avec des filtres. Ce sont des procédés coûteux et polluants quand on le fait pas bien. Les 80 % restants, en fait, on ne sait pas ce qui leur arrive.
Une des conclusions, déjà, c’est qu’il faut qu’on trace mieux nos déchets. L’autre chose qu’on sait c’est qu’il y a une grosse partie qui se retrouve dans des déchetteries, dans des décharges, donc ça fait beaucoup de travail pour WALL-E7 et c’est bien sûr très polluant. Les toxines se libèrent et on perd aussi complètement ces matières premières.
On sait aussi qu’une grosse partie se retrouve dans ce qu’on appelle le réseau de recyclage informel. Ça, c’est un peu la parallèle des mines artisanales mais pour le recyclage. Ce sont des gens qui sont aussi auto-entrepreneurs mais qui ont aussi très peu de moyens, qui vont collecter, démanteler, trier tous les composants. Ça, ça se passe très bien, c’est quelque chose que l’être humain sait faire de manière très efficace et ça permet à ces gens de financer leur vie. Les problèmes commencent quand on va aller jusqu’au bout, quand on va aller chercher les matériaux qui sont dans les composants, c’est là qu’il y a de la valeur. Par exemple là on voit un adolescent qui brûle les câbles électriques pour récupérer le cuivre donc ça fait brûler du plastique, c’est cancérigène, ça pollue. On voit des enfants qui se trimballent avec des aimants pour récupérer des bouts de métal. On voit des gens qui manipulent à mains nues des bains d’acide pour récupérer de l’or dans des circuits électriques. Là aussi il y a de gros problèmes sociaux et sanitaires pour les travailleurs.
Tout ça c’est très gai, donc passons vite à la suite !

Agnès Crépet : Pour nous c’était important de passer du temps sur l’explication. Beaucoup doivent être un peu au courant mais c’était important de mettre la lumière sur là où on en est.
L’objectif de Fairphone, qui est une société néerlandaise qui fabrique un téléphone différent, c’est aussi de mettre la lumière là-dessus. L’objectif est celui d’un design dit systémique, c’est-à-dire qu’on ne va pas forcément se focaliser sur le smartphone, le système c’est l’industrie électronique au sens large et le premier pas c’est vraiment de comprendre cette industrie-là. Il a fallu beaucoup de temps, et on est toujours dans une démarche d’apprentissage, pour que les gens de Fairphone comprennent comment ça marche, l’objectif étant de lever l’opacité, d’expliquer les chaînes d’approvisionnement. Tout à l’heure, Alix, tu parleras de comment on peut tracer des composants électroniques, les minerais, etc. L’objectif c’est vraiment de lever cette opacité et de divulguer ce savoir en open source à d’autres personnes, que ce soit le consommateur, que ce soit d’autres fabricants de téléphones et aussi des personnes qui participent à cette chaîne d’approvisionnement. L’objectif c’est de définir le changement avec ces personnes-là et surtout pas de notre point de vue, d’une boite d’Amsterdam qui n’est pas forcément présente tous les jours sur le terrain dans les mines même si, aujourd’hui, on a des employés qui bossent en Asie et qui vont souvent en Afrique.
L’objectif c’est de définir le changement, quels domaines d’impact, comment on va intervenir, avec qui, etc., une fois qu’on essaye de lever le voile sur cette complexité pour ensuite livrer un téléphone, mais encore une fois le téléphone c’est un moyen, ce n’est absolument une finalité. L’objectif c’est de montrer que c’est possible. On reviendra sur pourquoi on a décidé de faire un téléphone à un moment donné parce qu'on n’est pas parti avec un téléphone à la base. L’objectif c’est de se servir de ce téléphone-là, de dire on est à l’intérieur, on est dans cette complexité absolue, donc on voit ce que c’est, du coup on peut paraître plus légitimes pour influencer d’autres partenaires, pour vraiment arriver à favoriser la transition vers une autre industrie électronique.
L’approche de Fairphone est également assez holistique et itérative. On pense un produit fini, donc le téléphone, avec un système qui est derrière qui est l‘industrie électronique, mais avec beaucoup d’itérations et d’échecs.
Fairphone 1 a été vendu à 60 000 exemplaires. C’est un téléphone qui n’était pas modulaire mais qui incorporait de l’étain et du tantale, qui était conflict-free, donc qui ne participait pas aux conflits armés, qui essayait quand même d’améliorer les conditions de travail sur la production et l’assemblage.
Deux ans après Fairphone 2 arrive, là il y a de la modularité donc c’est cool, il y a plus de minerai de fer dit éthique, mais ce n’est pas simple de faire de la modularité. En tant que designer industriel, on a dû itérer même sur le seul Fairphone 2. On a sorti une nouvelle caméra au bout de deux ans, etc. La modularité avait un coût de qualité technique, je ne le cache pas aujourd’hui, c’est-à-dire que quand vous vouliez utiliser votre téléphone ça pouvait ne pas marcher, etc.
Évidemment qu'on a pris en compte toutes ces leçons pour sortir un nouveau téléphone, mais pas un an après, quatre ans après, le Fairphone 3. On vient de sortir récemment une petite évolution sur le Fairphone 3 sur les caméras, le 27 août.
L’objectif, sur les deux derniers téléphones, c’était vraiment d’inciter les gens à l’ouvrir encore plus, d’inciter à comprendre, à montrer aux gens comment c’était fait, d’appréhender une certaine complexité et évidemment, j’en reparlerai, de pouvoir facilement changer les pièces et de faire en sorte que ce téléphone dure.

Alix Dodu : Avec un Fairphone 3 qui fonctionne, du coup.

Agnès Crépet : Avec un Fairphone 3 qui est quand même mieux que le Fairphone 2 !
Je parle d’itératif dans le sens où on n’a jamais caché le fait qu’on avait des problèmes techniques. Évidemment que le Fairphone 3 marche mieux, le 4 marchera encore mieux. C’est compliqué de faire un téléphone et c’est bien aussi de le dire, que ça ne devienne pas un tabou.
L‘objectif c’est de concevoir, on l’a dit, un téléphone en prenant en compte tout le cycle de vie, de l’extraction jusqu’au recyclage.
Le démarrage de Fairphone ce n’était pas une boîte, ce n’était pas une start-up, c’était assez loin du milieu entrepreneurial, c’était plutôt des militants qui ont décidé de mener une campagne de sensibilisation aux minerais de conflit, aux minerais de sang.
En 2010, une loi américaine qui s’appelle la loi Dodd-Frank, a obligé les entreprises cotées en bourse à divulguer si elles utilisaient des minerais de conflit. Une loi européenne est sortie récemment, qui va être appliquée en janvier prochain, qui consiste à faire un peu la même chose. Il n’y a que quatre minerais de conflit officiellement : l’étain, le tantale, le tungstène et l’or. L’objectif c’était d’essayer de mener une campagne de sensibilisation. Ces personnes-là, qui sont principalement des personnes d’Amsterdam, sont parties en Afrique, y ont passé passer du temps à rencontrer de gens. Fairphone ce ne sont absolument des Occidentaux qui ont pensé un projet en disant « c’est génial, on va faire un téléphone éthique », c’est vraiment un projet qui s’est constitué avec des gens sur place, donc beaucoup de travail aves des Congolais pour essayer de trouver les premières extractions éthiques de certains minerais. Le focus était principalement sur l’étain et le tantale, au démarrage.
Au bout de deux-trois ans de campagne, il y a une personne, un designer ; je tiens à dire que c’est un designer, ce n’est pas un ingénieur, Fairphone n’est absolument pas née avec des ingénieurs, moi j’ai un profil d’ingénierie logicielle, quand je suis arrivée chez Fairphone j’ai dit « mais ils sont où les techs ? », ce n’est pas une boîte où il y a beaucoup de techs ; il y a vraiment plus de gens qui font des sciences politiques, qui font du design, etc. Donc ça a été principalement poussé par un mec qui s’appelle Bas van Abel, qui est designer, qui a été incubé par un truc dont je suis ultra fan à Amsterdam qui s’appelle la Fair Wear Foundation8, c’est un truc non-profit, qui essaye de soutenir des projets pour une technologie ouverte, éthique, équitable et inclusive.
Donc il y avait vraiment le contexte pour bien démarrer ce projet. Une entreprise sociale a été lancée, sociale j’y tiens, c’est un concept qui existe dans la loi néerlandaise, une boîte sociale, ça veut dire, en gros, que la rentabilité financière n’est pas l’objectif premier. La boîte est lancée pour justement essayer d’influencer d’autres partenaires industriels et montrer qu’on est dedans nous aussi, donc, du coup, vous aussi vous pouvez faire pareil. Ça c’était 2013.
Ça a été lancé en 2013 avec une campagne de crowdfunding. À la base 25 000 téléphones étaient à fabriquer, finalement on en a vendu 60 000 ; ça reste très peu. Il se vend 13 millions d’iPhones tous les 6 mois, juste pour resituer un peu, mais quand même, 60 000 téléphones vendus. Après cette campagne de crowdfunding, les personnes qui étaient à la base du projet se sont dit « en fait ça va être compliqué de faire un téléphone, on ne sait pas faire un téléphone. »
Tout à l’heure Alix disait un truc que j’ai beaucoup aimé, je pense que c’est peut-être un peu radical ce que je dis mais, vu que je suis ingénieure, je peux le dire, je ne sais si ça aurait possible avec des ingénieurs. Je pense que la base de Fairphone ce n’était pas des gens techs, c’était des designers, des gens de Sciences Po, des militants et tout ça et ils se sont dit « on va le faire ». En fait, en tant qu’ingénieurs, je pense qu’ils ne l’auraient peut-être pas fait connaissant la complexité, justement.
Donc le premier Fairphone est sorti après cette campagne de crowdfunding. J’en parle parce que ce téléphone n’aurait pas existé si jamais les utilisateurs, les personnes ne s’étaient pas impliquées dès le démarrage. La communauté des utilisateurs est ultra-importante. Dès le démarrage les personnes étaient là pour financer le projet. Il y a eu aussi beaucoup d’ateliers de co-création pour essayer de demander aux gens, à des gens qui étaient experts sur certains domaines d’intervenir sur des sujets, des utilisateurs qui n'avaient aucune connaissance technique, etc. Donc dès le démarrage il y avait cette volonté de cocréer. Beaucoup d’ateliers, beaucoup de meet-up où, certes, on parle de Fairphone mais pas que, on essaye aussi de montrer aux gens comment démonter son téléphone, comment potentiellement le réparer, donc les utilisateurs sont très impliqués dans toute la démarche. Il y a aussi des meet-up Fairphone, c’est quand même un truc incroyable. Le Fairphone 2 avait quand même des problèmes techniques. Il y a des gens qui, sans que la boite le demande, d’eux-mêmes se sont dit « on va se réunir, on va faire des meet-up dans notre ville, on va aider des gens à utiliser le Fairphone 2 parce qu’il y a des choses qui marchent moins bien. Il y a beaucoup d’open source, beaucoup de développeurs et de développeuses qui font de l’open source pour avoir des systèmes alternatifs au stock Android. Donc une implication très forte, j’allais dire des militants, mais presque, de la communauté qui essaye de pousser des personnes moins techniques à pouvoir trouver les solutions de contournement pour utiliser correctement le téléphone, même si le Fairphone 3 marche.
À l’heure actuelle le focus stratégique de Fairphone correspond un peu au cycle de vie. On est premièrement sur des matériaux éthiques, comment en sourcer plus. On est aussi sur l’amélioration des conditions de travail jusqu’à l’assemblage dans les pays asiatiques. On est sur une concession durable, j’en parlerai tout à l’heure, et on est également sur la réutilisation et le recyclage.

Alix Dodu : Le premier focus stratégique de Fairphone ce sont les matériaux éthiques. Comme le dit Agnès, c’est très compliqué, c’est très important, mais c’est aussi très complexe.
Déjà, une première question à se poser c’est qu’est-ce que c’est un matériau éthique ? Ça peut être plusieurs choses. Ça peut être, par exemple, des matériaux recyclés, c’est plus durable pour l’environnement et souvent c’est mieux pour la question de l’impact social. Par exemple le Fairphone contient 50 % de plastique recyclé dans les modules, on va passer à 75 % avec le Fairphone 3 +, ça amène la quantité de plastique recyclé dans le téléphone à environ 40 % et environ la moitié du cuivre dans le téléphone est aussi recyclée.
Fairphone fait le choix conscient de ne pas se concentrer seulement sur les matériaux recyclés, mais, en fait, de se concentrer plutôt sur les minerais et les produits qui viennent de mines, parce que, en fait, se concentrer seulement sur les produits recyclés c’est un peu se dédouaner du problème, c’est ne pas prendre ses responsabilités. Peut-être que Fairphone, avec les quantités de téléphones que la boîte produit, peut se permettre d’avoir entièrement des matériaux recyclés, mais, dans le monde, la demande en minerais et en métaux augmente et elle augmente plus vite que l’offre recyclée. On sait que dans les 10, voire les 100 prochaines années à venir, la plupart des métaux et minerais proviendront encore de mines. Ce qui, d’ailleurs, est un problème à part entière parce que ces mines ne sont pas infinies et c’est pour ça que c’est aussi quand même très important de recycler ces matériaux. Mais, si on veut faire quelque chose pour les mineurs artisanaux, il faut aller voir les mines, donc, par exemple, les métaux de conflit, les minerais dits de conflit qui sont présents dans le téléphone sont, du coup, sans conflit, donc le tantale, l’or et le tungstène et Fairphone va créer des contacts, créer des liaisons avec des mines qu’elle connaît et dont elle sait qu’elles ne financent pas les armes.
Un des premiers projets de Fairphone c’était aussi de travailler avec des ONG et les gouvernements pour envoyer l’armée pour protéger des mines. C’est vraiment en ayant ce contact et en proposant un prix correct pour les minéraux, en proposant aussi un contact direct et un partenariat entrepreneurial stable qu’on arrive à changer lentement la situation.
C’est aussi comme ça qu’on va, par exemple, combattre le travail des enfants dans les mines et, en fait, améliorer toutes les conditions de travail et de vie des mineurs artisanaux. Ça ne se fait pas du jour au lendemain et c’est pour ça que la plupart des métaux dans le téléphone ne sont pas certifiés fair trade. L’or est certifié fair trade. Le Fairphone 2 était le premier produit électronique à contenir de l’or fair trade, mais les autres métaux sont dits éthiques ou fair parce que, justement, il faut accepter que les minéraux ne sont équitables de base pour pouvoir lentement améliorer la situation.

Ça, c’est la première partie de l’équation en ce qui concerne les matériaux éthiques, ensuite vient le gros challenge d’intégrer ces matériaux à sa chaîne de production. Agnès l’a bien dit, c’est très complexe.
Là on voit une carte du monde, ce sont des liaisons entre plein de mines dans le monde et des usines dans des endroits différents. La loi Dodd-Frank, par exemple, n’a pas eu comme effet de diminuer la quantité de minéraux de conflit dans notre électronique – cette offre existe pour une raison, c’est parce qu’il y a une demande –, elle a juste eu pour effet que les matériaux étaient passés en contrebande au-dessus de la frontière et vendus à partir d’un autre pays, ce qui a rendu toute l’histoire encore plus opaque, encore plus difficile à améliorer. La première étape c’est vraiment d’accepter qu’il y a le problème, d’accepter qu’on a un produit qui n’est pas éthique pour pouvoir le changer.
Ensuite, essayer de comprendre ce qu’il y a dans sa chaîne. Fairphone a publié un bouquin avec toutes les usines, plus d’une soixantaine d’usines présentes dans la chaîne.
Comment on fabrique un téléphone ? Il y a l’usine d’assemblage qui est au-dessus, qui va assembler les différents composants, environ 200 composants. Ces composants sont fabriqués dans d’autres usines et ces autres composants ont potentiellement des sous-composants. Là, par exemple, on voit le moteur à vibrations et on voit tous les différents petits composants qu’il y a dans ce moteur à vibrations et beaucoup des composants qu’on voit ici, au début, sont fabriqués dans d’autres usines, par exemple le marteau et le contrepoids en tungstène. Donc ces usines de composants ont des partenariats avec des usines de sous-composants. Ensuite, ces sous-composants sont fabriqués à partir de matériaux ou encore à partir de sous-sous-composants, donc on a vraiment une espèce d’explosion et une racine très complexe d’usines. Toutes ces usines vont, une à une, se procurer ou s’approvisionner en matériaux et là on perd vraiment la traçabilité parce que ces matériaux sont travaillés dans des raffineries pour être épurés, c’est de la haute technologie, donc ce sont de grosses usines, il n’y en pas beaucoup dans le monde. Ça fait des racines jusqu’à des usines qui vont s’approvisionner en matériaux à un point plus central et ces raffineries s’approvisionnent à plein de mines différentes, des sources recyclées et, bien sûr, on ne sait pas du tout ce qui vient d’où. Une usine ne pourra pas vous dire quels métaux sont présents dans ses composants.
Vu la complexité il faut faire des choix, on ne peut pas changer toute la chaîne de production en une fois. Fairphone a choisi les huit matériaux qui sont présents en quantité relativement grande dans le téléphone, ce qui permet d’avoir un peu de poids lors des négociations et de vraiment avoir un impact sur la chaîne. Les huit matériaux qui sont présents en grande quantité et qui ont aussi un impact social et environnemental malheureusement négatif sur plein de fronts différents sont le cobalt, l’or, l’étain, le lithium, le tungstène, le néodyme et le plastique. On peut parler, par exemple, du tungstène. Je mentionnais le moteur à vibrations tout à l’heure. Le tungstène est une matière très dense et relativement peu chère, qui tourne et c’est ça qui fait vibrer le téléphone. Fairphone est donc allée parler à l’usine d’assemblage, qui lui a dit quelle usine fabrique le moteur, qui lui a dit quelle usine fabrique le contrepoids, jusqu’à trouver l’usine qui parle directement avec la raffinerie et ensuite persuader cette usine de passer par une autre raffinerie, qui est une raffinerie européenne, et là on a plus de contact, on a plus de traçabilité. Cette raffinerie va ensuite s’approvisionner en tungstène à une mine connue et conflict free. C’est comme ça, petit à petit, composant par composant, matériau par matériau, qu’on arrive à améliorer le contenu du téléphone.

Agnès Crépet : Ça c’est pour un matériau, donc imaginez pour 40 ! Ça c’est le livre dont tu parlais qui, même si on démarre sur 10 matériaux, aujourd’hui on est à 8, on publie tout : qui a produit tel composant, tel sous-composant de tel composant électronique, etc., pour que, éventuellement, d’autres producteurs de téléphones se l’approprient.

On va vous parler de conditions de travail.
Si je vous parle, par exemple, des usines avec lesquelles on travaille en Chine, parce qu’aujourd’hui on travaille beaucoup avec la Chine, on a une usine qui assemble nos téléphones et là on a mené un travail assez intéressant où, en fait, on a essayé de ne pas venir avec notre propre vision de ce que pourraient être de bonnes conditions de travail, mais on a vraiment bossé avec les ouvriers, les écouter et les impliquer dans toutes les négociations. La voie des travailleurs est celle qu’on suit, donc beaucoup d’interviews, on a un travailleur chinois qui est à demeure dans l’usine et qui bosse avec eux, parce que le concept d’union, enfin de syndicat, n’est quand même pas évident en Chine. On vise un revenu dit décent et pas minimum, parce qu’on verra que le revenu minimum ne suffit pas aux gens pour vivre, et, au lieu de viser une conformité vis-à-vis d’une législation, on vise vraiment la satisfaction de ces gens. Donc régulièrement on leur demande s’ils sont contents, s’ils ont des voies d’amélioration, etc.
Ce qu’ils ou elles choisissent étant la priorité, le focus est, du coup, sur la sécurité des ateliers, ça c’est sûr, mais aussi sur la qualité des repas, sur le nombre de personnes dans les dortoirs, sur la propreté des espaces communs, la propreté de la cantine, la qualité de la nourriture, etc. Mais, quand même, le nerf de la guerre ce sont les sous.
On pourrait voir, avec notre point de vue d’occidental, que ça serait bien de réduire les horaires de travail, etc., ça pourrait être la première idée qu’on peut avoir, faire en sorte que les gens ne bossent plus 60 heures. En fait, là-bas, les personnes peuvent bosser plus de 60 heures parce qu’elles ne sont pas assez payées, du coup elles font des heures supplémentaires pour avoir un revenu décent. On a fait un sondage, on a bossé avec eux. De toutes les personnes qu’on a interrogées, il n’y a pas une personne qui ait été forcée de faire des heures supplémentaires. Il n’y a jamais eu quelqu’un qui lui a mis un peu la pression pour que cette personne fasse des heures supplémentaires. C’est vraiment un choix, mais c’est un choix qui n’en est pas un, tout ça pour atteindre un revenu décent. Donc, ce qu’on a visé, c’est un revenu décent. Un revenu décent, selon eux et elles, c’est 650 euros par mois au lieu de 260 qui est le revenu minimum. Donc on s’est dit « OK, on va le faire » et « OK, on va le faire », je reste humble, c’est 1,5 euro par téléphone. OK ? Donc on produit 100 000 téléphones par an, ça nous coûte 1,5 euro de payer ces gens 650 euros. C’est juste pour donner des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Si tout le monde faisait ça, parce que Fairphone aujourd’hui dans cette usine c‘est 10 %, ça représente 10 % du boulot à faire, donc si les 90 % restants – je ne connais pas ses clients, mais imaginez les gros, Samsung, Sony, etc. – faisaient pareil. tout le monde aurait un revenu décent.
Donc on a fait ça et les gens sur place, quand on a dit comment on voulait qu’on le fasse, on vous paye tous les mois, les gens nous ont dit « en fait on va le partager, on va le partager avec 100 % des travailleurs ». Donc on a pris ces sous et ils ont partagé l’intégralité du budget sur les 302 travailleurs. Il y avait des contraintes d’ancienneté, que les personnes soient là depuis plus six mois, etc., mais on va dire que la plupart des travailleurs de l’usine ont eu l’équivalent du budget qu’on voulait y mettre et ça représentait pour chaque personne 785 euros, donc à peu près trois mois de salaire.

On a parlé de l’amélioration des conditions de vie. On va parler maintenant de conception durable, c’est un peu mon truc, je bosse beaucoup là-dessus chez Fairphone, plus sur le software. Conception durable, ça veut dire comment on fait un téléphone qui dure.
Le téléphone le plus durable c’est quand même celui que vous avez, ce n’est pas forcément un Fairphone, en tout cas quand vous en avez un c’est cool de s’interroger sur comment vous allez pouvoir le réparer. Et comment vous allez pouvoir le réparer ? Eh bien si votre téléphone est collé, que vous ne savez pas comment il marche, qu’il n’y a pas de guide pour vous expliquer comment l’ouvrir, eh bien ça va être compliqué.
Depuis Fairphone 2, donc depuis cinq ans, nos téléphones sont modulaires. Sur Fairphone 2 ont a avait cinq modules, là on en a six, donc vous pouvez changer la batterie, l’écran, les caméras, etc. Une des raisons principales pour lesquelles les gens changent de téléphone c’est que l’écran casse ou que la batterie est pourrie. Là, l’objectif c’est de pouvoir facilement ouvrir le téléphone – peut-être, Alix, que tu peux le montrer ou je peux le montrer sur le Fairphone 3 – il n’y a rien qui est collé. Vous pouvez avec une tourne-vis ou, sur le Fairphone 2 c’était clipsable, changer la batterie. Une batterie coûte, je ne sais plus, 29 euros je crois sur le site, si votre batterie est pourrie. L’écran c’est pareil. L’objectif c’est de garder ce téléphone. On essaye de collecter le plus de data qu’on peut sur ce qu’on fait, et si vous gardez sept ans votre téléphone, on estime que vous allez réduire de 40 % les émissions de CO2.
Quand je vous disais tout à l’heure qu’on était dans de l’approche itérative, il ne faut pas non plus que ce coût de la modularité, là on est dans l’écoconception, ait un coût écologique. Il faut que le design soit fait pour que la modularité ait un coût neutre ou quasi. Sur Fairphone 2 on était à 12 % de surplus d’émissions de CO2 du fait qu’on ait intégré la modularité – c’est un peu compliqué, mais vous voyez ce que je veux dire – et là, sur le Fairphone 3, on est à 2,3 %. On essaye de faire en sorte que le coût de design de la modularité soit presque neutre. Donc on a des designers industriels qui bossent sur le truc et sur le Fairphone 2 on avait de quoi s’améliorer.

Ça c’est vraiment mon sujet, le software. Oui. Si vous avez un téléphone que vous pouvez réparer, vous pouvez changer votre batterie, votre caméra, etc., il faut aussi que le logiciel sur le téléphone marche, qu’il soit à jour. Je ne suis pas fun de Snapchat, mais tous les gamins qui utilisent Snapchat sur un téléphone, Snapchat ne fonctionne plus sur Android 7 par exemple, donc ils ne veulent plus utiliser leur téléphone si jamais ça ne marche plus sur ce qu’ils utilisent, du coup l’objectif c’est de faire des mises à jour logicielles qui durent dans le temps.
Je précise juste pour être fair, que Apple n’est pas mauvais là-dessus. Vraiment Apple fait vraiment un effort assez conséquent sur les mises à jour logicielles, ça dure trois, quatre, cinq ans. Sur Android c’est un peu la catastrophe. OnePlus, une marque chinoise que vous connaissez, Huawei aussi, c’est un à deux ans. Vous achetez un téléphone OnePlus, au bout d’un an vous n’avez plus de support logiciel, vous ne passez pas à Android supérieur, etc., et vous n’avez pas de mise à jour de sécurité, ce qui peut mettre vos data à mal. Si vous n’avez pas de mise à jour de sécurité ça veut dire qu’on peut récupérer vos data.
Chez Fairphone, avec deux ingénieurs, juste pour resituer le nombre de personnes, donc à deux et demi, trois, le boulot qu’on est en train de faire en ce moment sur ce téléphone qui a cinq ans, c’est qu'on essaie de porter Android 9, une des dernières versions d’Android, ce n’est pas la dernière mais c’est une des dernières. Au milieu de ce téléphone vous avez un processeur. En fait, le processeur qui est ici, c’est un peu le cerveau de votre téléphone. Il y a deux fabricants mondiaux. Il y a deux monopoles. On parle souvent de GAFAM, etc., oui, ce sont des monopoles, mais il y a aussi des monopoles au niveau des puces. Il y a deux fabricants principaux MediaTek et Qualcomm, qui sont absolument obscurs sur la manière dont ils vont délivrer des supports logiciels dans le temps ; beaucoup de secrets industriels, beaucoup de brevets, etc.. Donc vous achetez une puce Qualcomm, vous la mettez dans votre téléphone, vous ne savez pas si une prochaine version d’Android va être supportée.
À côté Android, Android c’est Google, va dire « vous êtes gentils, mais je ne supporte plus Android 6. Ça fait trois ans que je l’ai sorti, donc j’arrête les mises à jour logicielles. » Donc vous êtes entre deux monopoles, où Qualcomm ne veut pas supporter une prochaine version d’Android et Google ne veut plus supporter l’ancienne. Donc notre taf, à deux et demi, c’est d’essayer de développer les lignes de code pour essayer de mapper ces deux systèmes, donc c’est très bas niveau. J’ai remis la tête dans du C, des langages que je ne faisais plus depuis longtemps. C’est vraiment tricky, mais, on est trois.
Imaginez si tous les ingénieurs de Samsung s’y mettaient ! C’est techniquement possible, si on est trois, quelques partenaires le font aussi avec nous, je pense que c’est jouable techniquement.

Alix Dodu : Elle est là la puce. J’ai réussi à le démonter. C’est la première fois qu'il est démonté, donc c’est un peu moins facile, tout simplement.
On a parlé de matériaux éthiques, de produire de manière éthique et de le garder le plus longtemps possible, mais, même avec le super travail que Agnès fait avec ses collègues, au bout d’un moment le téléphone va quand même être jeté et c‘est là que rentre la dernière phase, la phase de recyclage.
Comme je l’ai dit au début, c’est quelque chose que, peut-être, certains d’entre vous ne savent pas, mais il y a aussi des gros problèmes dans la chaîne de recyclage. 80 % de nos déchets, de nos 4500 déchets électroniques, ne sont pas recyclés ou ne sont pas recyclés de manière éthique et responsable.
Comment est-ce que ces déchets rentrent potentiellement dans la chaîne informelle de recyclage ? Soit les déchets sont produits dans un pays où il n’y a pas de chaîne de recyclage formelle, les pays en voie de développement, soit les déchets sont exportés de manière illégale, souvent, parce que c’est illégal d’exporter des déchets électroniques vu que c’est très toxique, soit exportés de manière légale par des entreprises qui vont les récupérer dans d’autres entreprises soi-disant pour les recycler, mais on fait des connexions et c’est beaucoup moins cher de faire recycler ça, bien sûr, dans le réseau informel. Ils font de l’argent de cette manière et c’est exporté sous le prétexte, par exemple, d’être des téléphones de seconde main, ce qui est impossible à vérifier pour les douaniers parce que ce sont de gros containers de téléphones.
Que fait Fairphone ? Fairphone essaye de faire en sorte que les téléphones qui sont produits dans des pays en voie de développement soient recyclés, du coup, chez nous. On voudrait qu’il y ait également des usines là-bas pour que ces pays puissent récupérer les matériaux qui ont de la valeur, aujourd’hui ce n’est vraiment pas le cas. Au Ghana, par exemple, il y a Recell Ghana et Closing The Loop, qui sont des partenaires de Fairphone, qui vont récupérer les téléphones et les faire recycler en Belgique.
On a aussi un take-back program, une manière pour Fairphone de récupérer les téléphones. Il y a aussi plein de téléphones qui sont dans des tiroirs, plus de 100 millions de téléphones dans le monde dorment dans des tiroirs, peut-être aussi dans les vôtres, il y a de l’or dedans. C’est important de recycler ces matériaux et de les récupérer et c’est important aussi de garder nos smartphones dans les chaînes formelles de recyclage. Vous pouvez envoyer gratuitement votre vieux smartphone à Fairphone, et si vous achetez un Fairphone 3 on vous remboursera de 30 à 40 euros.
Ce qui est important aussi, quand on recycle un téléphone, c’est de regarder comment on peut faire ça de la manière la plus efficace, c’est-à-dire en récupérant le plus possible de matériaux et en polluant le moins possible, parce que recycler ça prend aussi de l’énergie, ça émet du CO2. Fairphone a donc fait des études. Là c’est l’étude pour le Fairphone 2 ; l’étude pour le Fairphone 3 est en cours. On peut le faire de différentes manières, on peut par exemple broyer le téléphone, mais l’étude montre que pour le Fairphone 2 et probablement pour la plupart de l’électronique, le moyen le plus durable de le faire c’est de démonter le téléphone composant par composant et de récupérer les éléments matériau par matériau. Et c’est là aussi, bien sûr, que la modularité du téléphone est un gros atout.
Bien sûr, le plus gros atout de la modularité du Fairphone c’est de pouvoir garder le téléphone plus longtemps. Agnès l’a déjà dit, le téléphone le plus durable c’est celui que vous possédez déjà.

Agnès Crépet : Exactement. Si vous avez envie d’acheter un téléphone, posez-vous la question de qui sont les gens qui l’ont fabriqué et posez-vous la question de savoir si vous avez vraiment besoin de changer de téléphone. Voilà. Ce sera notre mot de conclusion.
Merci.

Alix Dodu : Merci.

Agnès Crépet : On se retrouve pour des questions en live.
Merci. Au revoir.

Karl Pineau : On se retrouve en direct avec Agnès. Salut Agnès. En tout cas merci infiniment, le temps que tu arrives, à toi et à Alix pour votre conférence qui était vraiment super. Du coup, je retiens notamment que, visiblement, il suffirait qu’on paye 1,5 euro de plus sur nos téléphones pour que les employés qui les fabriquent en Chine soient décemment payés, ce qui, évidemment, nous fait réfléchir.
On avait une question de Arthur qui nous demande : à l’exception des smartphones qui sont conçus avec des enjeux environnementaux en tête, quelle différence est-ce qu’il y a entre smartphone très haut de gamme, flagship, et un smartphone entrée de gamme autour de 200 euros ?

Agnès Crépet : Je ne défends pas Apple, mais Apple, qui produit généralement des téléphones plus complexes, je trouve quand même que leur travail sur la qualité hardware et même software est assez indéniable, c’est-à-dire qu’ils font quand même des téléphones qui, concrètement, durent plus.
Sur l’étude que je montrais tout à l’heure dans la keynote, sur la longévité software par exemple – je parlais de téléphones Android, je l’ai bien souligné, mais je le souligne encore, c’est sur les téléphones Android – vous avez la même étude qui parle des téléphones Apple et les téléphones Apple ne sont pas mauvais. Souvent c’est entre trois, quatre ou cinq ans la durée de vie software. Donc ils maintiennent, ils fournissent des mises à jour logicielles pendant trois, quatre ou cinq ans. Et ça fait quand même la différence. Ils ont tout un tas d’équipes, chez eux, qui régulièrement, tous les mois, tous les trois mois, sortent des mises à jour logicielles et ça, ça coûte cher, c’est quand même une différence majeure.
La qualité hardware aussi est quand même assez forte si je parle des téléphones uniquement Android. Les iPhones sont souvent qualifiés de téléphones haute qualité. Sur les téléphones Android c’est la même chose, c’est-à-dire que les composants vous allez les retrouver plus robustes sur les téléphones plus complexes et plus chers, généralement parlant, il y a toujours des exceptions. Je dirais que la principale différence c’est sur la robustesse du téléphone. Même si ce n’est pas tout à fait vrai pour toutes les marques, en général, quand vous achetez un téléphone qui coûte plus de 500 euros, vous avez souvent des matériaux qui sont un peu plus robustes. Mais il y a des exceptions ! Il y a aussi des marques, et je ne les citerai pas, qui sortent des téléphones chers et qui ne sont pas forcément plus robustes.
En tout cas sur la partie software, il n’y a pas photo, Apple fait des téléphones chers, mais Apple fait des téléphones dont la maintenance logicielle est quand même assez bonne.

Karl Pineau : La deuxième partie de la question qui me semble aussi très intéressante c’est : est-ce que le smartphone entrée de gamme a un impact plus ou moins proche qu’un smartphone haut de gamme, d’un point de vue impact environnemental ?

Agnès Crépet : Si on parle de l’impact environnemental oui, en fonction de la marque, les designs des téléphones ne sont pas forcément très différents entre un entrée de gamme et un haut de gamme. Par contre, si on parle de la durabilité, est-ce que le téléphone va durer longtemps ou non ?, là, par contre, il y a une différence.

Karl Pineau : OK. Merci beaucoup pour la première question.
On avait une deuxième question posée par Louis, qui revenait sur un point que tu as abordé avec Alix qui était qu’à priori Fairphone n’aurait jamais vu le jour si ça avait été créé par des ingénieurs. Louis te propose d’élaborer un petit plus sur ce propos, notamment toi qui es justement ingénieure, en tout cas développeuse. Est-ce que tu pourrais nous expliquer un peu plus pourquoi est-ce que ça n’aurait pas vu le jour si ça avait des profils ingénieurs technos ?

Agnès Crépet : En fait je me suis fait, pas défoncée, mais j’ai plein de potes comme moi, qui ont le même profil que moi, donc un profil, background ingénierie logicielle tout ça, qui m’ont dit « mais pourquoi tu as dit ça ? C’est nul. » Voilà, désolée ! J’ai plutôt un profil technique, donc je me mets dans ce truc-là. Je dis juste, en fait, que pour une personne comme moi, par exemple, et encore, moi j’ai plutôt un profit software que hardware, si jamais un profil comme le mien avait su toute la complexité que ça représente de construire un téléphone, je ne suis pas sûre qu’on s’y serait lancés, quoi ! C’est ce que je voulais dire. Je pense que quand l’équipe originelle de Fairphone s’est lancée dans le truc, il n’y avait pas forcément de grosses compétences techniques au début, je parle des trois, quatre personnes qui étaient autour de Bas van Abel, elles n’avaient pas forcément un profil technique très pointu, mais elles avaient cette créativité en disant on va essayer, on verra. Elles auraient su la complexité, je ne sais pas si elles l’auraient fait, c’est ce que je voulais dire. Et moi-même, quand j’ai postulé chez Fairphone, je n’imaginais pas que c’était aussi complexe, en fait. Je n’imaginais pas qu’il y avait autant de composants, autant de difficultés d’arriver au niveau du business lui-même, du design, d’arriver à engager des partenaires dans ce que nous voulions, je ne maîtrisais pas cette complexité-là.
Je ne dis pas que je n’aurais pas postulé si j’avais imaginé cette complexité-là, mais je pense plus au départ de l’histoire. L’histoire de Fairphone vient d’une bande de trois ou quatre personnes qui lancent une campagne activiste sur les minerais de conflit et qui disent « OK on va le faire ». Je pense qu’ils n’étaient pas conscients, je dis je pense, mais je le sais. Ils le disent eux-mêmes, ils n’étaient pas conscients de cette complexité-là, mais ils avaient cet esprit assez créatif qui les a poussés à le faire. C’est un peu raccourci, je m’excuse pour tous les ingénieurs, on peut aussi être créatif quand on est ingénieur, ce n’est pas du tout ce que je veux dire, je dis juste que s’attaquer au smartphone ce n’était vraiment pas le plus simple. C’est ce que je voulais dire.

Karl Pineau : On a bien compris le message.
Il y avait une question de Gabriel qui est assez dans la lignée de ce que tu viens de dire, qui pose la question de l’origine de Fairphone où vous avez mené tout ce travail de négociation, d’enquêtes sur place, en Afrique notamment, pour aller trouver des mines qui soient conflict free. Comment avez-vous réussi à financer cette période-là ? En fait quel est le business modèle pour que ce soit rentable derrière, notamment le MVP [Minimum Viable Product ] qui intéresse Gabriel ?

Agnès Crépet : C’est pareil, ça rejoint la même folie du projet. Fairphone n’est pas encore une entreprise rentable. On vit encore sur des prêts bancaires, on vit encore sur des investissements. On espère.
En fait pourquoi on veut être rentables, pourquoi on veut vendre des téléphones ? C’est juste pour montrer aux autres qu’on est crédibles. Pour montrer aux autres fabricants qu’on peut faire un téléphone avec des volumes décents, pour être crédibles auprès des autres partenaires. Mais ce n’est pas encore une entreprise rentable. On a énormément investi dans des trucs qui ne sont absolument pas rentables, et pas que sur le côté écoconception, etc., aussi sur le fait de payer des mines, des partenaires en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud de manière décente. On n’a pas encore atteint l’équilibre, mais ce n’est pas grave. Comme n’importe quelle entreprise sociale, on a d’autres indicateurs, il n’y a pas que la réussite financière, il y a aussi – ce que j’ai dit dans la keynote – le fait de viser le fait d’influencer tel ou tel partenaire industriel, de viser le fait que nos actions aient un impact sur plusieurs milliers de personnes sur toute la chaîne, tous ces KPI-là [Key Performance Indicator], tous ces indicateurs-là sont aussi importants pour nous, pour notre réussite.
Heureusement qu’on a des investisseurs. Il faut aussi savoir que Bas van Abel, le fondateur de la boîte, a été et il est toujours assez vigilant sur qui rentre au capital ou pas, pour qu’on ne se fasse pas manger en termes de stratégie, je dirais. On est assez transparents là-dessus, on a des impact report qui parlent de qui est dans le capital de Fairphone. Tout ça vous pouvez le trouver sur le Net, parce que, effectivement, en fait si on reste dans cette stratégie où on n’est pas encore rentable, mais ce n’est pas grave on espère l’être bientôt, ça veut dire qu’il faut que nos investisseurs suivent. Donc on a un board où il y a des investisseurs qui mesurent notre réussite non pas que sur des critères financier, ça c’est super important, il faut que ça dure.

Karl Pineau : Du coup, est-ce que ce n’est pas un petit peu contradictoire avec le fait que vous cherchez systématiquement à avoir une industrie qui va être plus vertueuse et, de fait, vous consacrez, j’imagine, énormément de coût là-dessus, d’investissements ? Si vous n’êtes déjà pas rentables, est-ce que vous allez tenir dans la durée, si vous n’arrivez pas à vendre des centaines de milliers d’exemplaires par an ?

Agnès Crépet : On n’est pas les seuls à ne pas être rentables. Il y a plein de boîtes qui perdent de l’argent, qui sont encore dans une phase de scale. Donc non, ce n’est pas très grave. Il faut juste qu’on ait assez de courage pour rester. Si Fairphone commence à moins vendre de téléphones là on se posera des questions, on dira « OK ! on a raté un truc », mais pour le moment c’est plutôt cool. On continue à vendre plus de téléphones, sans en sortir un tous les ans, donc c’est bien. Il y a pas mal de gens qui nous ont demandé pourquoi on a sorti fin août un Fairphone 3 + alors qu’on a sorti un Fairphone 3 l’année dernière. L’objectif c’était un upgrade de Fairphone 3. Notre objectif ce n’est pas de sortir un téléphone tous les six mois ou tous les ans comme les autres fabricants, mais c’est vraiment de pouvoir mettre à jour votre téléphone régulièrement, tout en ayant tout un tas de programmes qui touchent les travailleurs sur toute la supply chain et ce truc-là on va le garder. Qu’on ne soit pas tout de suite rentables ce n’est pas un problème.
Par contre si jamais on avait une baisse sur le volume de ventes ce serait plus inquiétant, mais pour le moment ce n’est pas le cas.

Karl Pineau : Justement, on a une question de Thierry qui dit : est-ce que le client de Fairphone reçoit un kit d’informations qui permet d’évangéliser ses proches, justement pour augmenter le nombre de ventes de Fairphone ?

Agnès Crépet : On paye aussi des gens au-delà des gens qui extraient les minerais et qui assemblent le téléphone, on a aussi pas mal de gens sur la partie knowledge, donc support et tout ça. Vous allez sur notre site web, vous avez plus de 350 articles sur apprendre à réparer le téléphone, apprendre à l’utiliser, expliquer d’où viennent les minerais, etc. Je pense qu’on a encore du boulot sur la clarté de tout ça. Je pense que quand vous arrivez sur le site de Fairphone ce n’est pas encore ultra-clair, par contre on a investi énormément de temps sur l’écriture de toute cette histoire ; je n’aime pas le mot évangélisation mais prosélytisme positif on va dire. Quand vous êtes un client qui ne connaît pas Fairphone, vous avez accès à toute cette information-là. Il y a toute une communauté d’utilisateurs qui nous a aidés à faire ça, je le souligne aussi, ce ne sont pas que les employés, c’est aussi toutes les personnes qui font partie de la communauté, qui organisent les meet-up, etc.

Karl Pineau : Je vois qu’Alix vient de nous rejoindre justement pour les toutes dernière minutes de cette partie. Le temps qu’elle nous rejoigne, il y avait justement une autre partie qui vient après dans les questions, qui est plus qu’est-ce qu’on peut faire, nous, à titre individuel. Et Léopoldine nous demande : à l'heure actuelle, que faire de nos téléphones défectueux et/ou non utilisés pour qu’ils soient recyclés proprement dans une usine officielle, comme les 20 % évoqués dans votre conférence ?

Agnès Crépet : Vous nous l’envoyez on s’en occupera ! Alix parlait du programme de take-back qu’on a. Évidemment qu’on ne recycle pas que les téléphones Fairphone. Il y a aussi tout un tas d’autres partenaires qui font ça. En Europe il y a Closing The Loop qui fait ça, qui s’assure de recycler les téléphones de manière propre. Vous avez aussi des déchetteries qui le font bien, ça dépend lesquelles. Vous devez poser la question quand vous allez dans une déchetterie, mais il y a des déchetteries qui font le boulot, qui sont en lien avec des partenaires qui recyclent de manière propre, donc il y a des possibilités. Il n’y a pas que Fairphone quoi ! Il faut être vigilant là-dessus. De la même manière qu’il faut être vigilant sur l’acte d’achat, il faut aussi être vigilant sur l’acte de recyclage. Mais déjà, si vous êtes dans une démarche de le recycler, c’est bien. Parce que, comme le disait Alix, il y a encore beaucoup trop de téléphones qui dorment dans nos placards.

Karl Pineau : Du coup justement, quand vous donniez des chiffres au début de votre conférence, on a quelques questions pour préciser ces chiffres : quand vous disiez un milliard de téléphones vendus par an est-ce que ça compte aussi le marché de l’occasion ? Et est-ce qu’on a une évaluation du nombre ou du poids des déchets électroniques qu’on stocke chez nous ?

Agnès Crépet : L’évaluation du poids des déchets électroniques, je laisserai répondre Alix parce que je n’en sais rien. En tout cas, pour répondre à la première question, ça ne compte que les nouveaux téléphones.

Karl Pineau : D’accord. C’est un milliard de téléphones neufs.

Agnès Crépet : Oui. 1,5 milliard. Je crois que c’est 1,5 milliard par an d’achats de produits de première main.

Karl Pineau : Oui, c’est impressionnant !

Agnès Crépet : C’est pas mal ! Pour être tout à fait honnête, je ne connaissais pas ces chiffres-là avant de rejoindre Fairphone. Je ne pensais pas et pourtant ils sont vieux, on a dépassé le milliard, comme je disais, il y a quand même un paquet d’années et j’hallucine. C’est vraiment un chiffre qui m’étonne toujours.
Alix, est-ce que tu peux répondre sur le poids ?

Alix Dodu : Bonsoir. J’étais en train de regarder les questions sur le chat, donc je n’ai pas bien entendu la question. Est-ce que vous pourriez la répéter ?

Karl Pineau : La question c’était le poids des déchets que l’on stocke chez nous. Est-ce que tu as une idée de ce que ça peut représenter à l’échelle mondiale ou même d’un individu ?

Alix Dodu : Je ne vais pas m’avancer, comme ça, sur des chiffres, mais il me semble que dans l’image on parle de plusieurs téléphones dans les placards chez nous. Je pense que ça représente moins que ce qui est jeté quand même, mais je n’ose pas m’avancer. Je vais regarder l’image.

Karl Pineau : Si jamais tu trouves. Normalement on arrive à la toute fin de l’entretien, mais on a encore deux petites questions à vous poser qui sont plutôt des grosses questions en fait. La première c’est Alexandre qui nous demande quelles sont les principales KPI écologiques de Fairphone ?

Agnès Crépet : Si je ne me mets que sur la partie écologique, on mesure le nombre de take-back, le nombre de téléphones recyclés : on mesure le nombre de téléphones qu’on a recyclés par rapport au nombre de téléphones qu’on a vendus, c’est le premier truc qu’on a. On mesure aussi le nombre de téléphones qui sont toujours actifs, le nombre de téléphones Fairphone qu’on vend qui sont toujours actifs pour voir si on se plante, ou pas, sur la durabilité. Parce que si on fait un téléphone qui est soi-disant durable mais que personne ne le garde, ça ne sert à rien. C’est vraiment ce qu’on mesure tous les mois, etc. On a tout un tableau de KPI qui mesure les gens, donc les conditions de vie des gens, la satisfaction des gens, etc. Mais sur la partie écologique, si je ne me focalise que là-dessus, on a aussi un LCA, Life cycle assessment, donc sur chaque téléphone on demande une à tierce personne qui n’est pas une boîte, qui est souvent une université – on bosse beaucoup avec des universités allemandes – qui mesure l’impact environnemental de notre téléphone. Dans la keynote je parlais du fait qu’on était moyennement bon sur Fairphone 2, on avait quand même plus de 12 % du surcoût de notre conception modulaire – je n’arrive jamais à bien expliquer ce truc-là. En gros, le coût de la modularité fait que l’émission de CO2 est plus élevée de 12 %, ça c’était sur le Fairphone 2,; maintenant on est tombé à 2, % sur le Fairphone 3. C’est un institut tiers qui mesure tous ces chiffres-là pour nous, c’est une université allemande et c’est disponible sur notre site web. Je pourrai donner tous ces liens.

Alix Dodu : Il y a aussi la proportion de matériaux recyclés dans le téléphone.

Agnès Crépet : Oui, exact. Bien vu Alix, qui a augmenté quand même de manière assez forte sur le dernier truc qui est sorti, effectivement.

Karl Pineau : Et ce qui est très intéressant, on a posé la question dans le chat, vous avez des KPI, Indicateurs clés de performance.

Agnès Crépet : Oui.

Karl Pineau : Pour mesurer la performance d’un produit ou d’un service. Est-ce que vous avez des KPI qui prennent en compte aussi des externalités et pas forcément que ce que vous faites à Fairphone, parce que, notamment, le nombre de téléphones que vous recyclez ce n’est pas forcément que de votre fait et ça c’est assez intéressant ?
Et une dernière question peut-être : quelles étapes à venir justement pour continuer à avoir une industrie plus responsable de la part de Fairphone ? C’est quoi les plans pour les prochains mois et les prochaines années ?

Agnès Crépet : Alix, je te laisse t’exprimer.

Alix Dodu : Je pense que cette question est effectivement très grande parce que Fairphone s’attaque à cette question sur beaucoup de fronts. Je peux donner un début de réponse qu’Agnès pourra compléter.
Fairphone vient de lancer le Fairphone 3 + dont la principale amélioration, en fait, est qu’il est plus responsable. Il me semble qu’il y a du cobalt équitable, plus ou moins, enfin pas encore équitable, mais du cobalt qui provient de mines qui sont soutenues par Fairphone pour devenir équitables. Je sais que pour le Fairphone 2, il y a des améliorations, un update de l’OS dont parlait Agnès, qui allonge sa durée de vie.
Agnès il faut que tu complètes.

Agnès Crépet : Il n’y a pas de souci.
Donc oui, ce qu’a dit Alix est vrai, on essaie toujours de s’améliorer sur le nombre de matériaux fair, sur le nombre de recyclés, sur ces KPI qu’on trace déjà, on essaie tout le temps de les améliorer, qu’il y ait plus de matériaux fair c’est important. Ce que tu disais sur le cobalt, on a enfin pu rendre le truc officiel. Quand je disais qu’on suivait tout le temps le nombre de partenaires qui nous suivent, d’avoir du cobalt fair dans notre téléphone c’est bien, mais ça ne sert à rien s’il n’y a que nous qui l’utilisons. Là, enfin, on vient de convaincre notre partenaire d’être avec nous, la Fair Cobalt Alliance. Il y a Tesla qui nous a rejoins, qui ne voulait pas trop qu’on l’annonce avant le Fairphone 3 +, on n’a pu l’annoncer que quelques jours avant. Pour nous, le fait qu’on a un partenaire comme Tesla qui nous rejoint c’est énorme, ça permet d’avoir plus de volume sur ces fameuses mines de cobalt équitable.
Ça, ce sont les KPI qu’on mesure toujours, le nombre de personnes qu’on impacte, de personnes qui fabriquent le téléphone, qui extraient les minerais, etc. ; le nombre de téléphones recyclés, le nombre de téléphones toujours actifs. Évidemment, on veut tout le temps s’améliorer là-dessus. Là où on aimerait, ça c’est plus ma partie – ce n’est pas grave, je vais quand même en parler, en plus c’était une question sur le chat, je l’ai vue – ce qu’on veut essayer de faire de vraiment nouveau, qui n’est pas encore tout à fait bien communiqué, sur lequel on a encore un petit peu de temps, c’est tout le côté privacy. On s’est joint à eFoundation9, un partenaire qui permet de livrer un téléphone dégooglisé. C’est un projet assez récent dans l’histoire de Fairphone. On avait déjà un OS open, qui s’appelait Fairphone open, mais qui n’avait pas beaucoup d’apps alternatives, d’applications alternatives quand on le délivrait. Là, avec eFoundation, on passe à autre chose, ce sont vraiment des gens qui ne sont focalisés que là-dessus, ils sont très enthousiastes de ce partenariat. Effectivement, ce sont des choses sur lesquelles on devrait plus travailler dans l’avenir. En tout cas on a des projets tangibles qui pourront montrer qu’on fera plus de choses comme ça dans l’avenir.
Effectivement, tu avais raison Alix de dire qu’on est en train de bosser sur un update Android 9 sur un téléphone qui a cinq ans qui est le Fairphone 2, ça ne paraît rien, mais c’est un projet très compliqué et on espère pouvoir faire des choix techniques sur nos prochains téléphones qui permettront de faciliter cette longévité logicielle, plus que ce qui se passe aujourd’hui. Aujourd’hui on est à cinq ans et vraiment, vu comment on galère sur cet update, j’espère que les choix techniques au niveau du chipset, etc., qu’on va faire à l’avenir seront bien meilleurs que ce qu’on a fait jusqu’à présent. Voilà !

Alix Dodu : Je vais encore compléter un peu parce que je pense que c’est une très grande question. Ça fait depuis une petite demi-année que je ne travaille plus tous les jours, donc je n’ai pas les dernières nouvelles, mais Fairphone est constamment en train d’améliorer petit à petit sur le plan des matériaux, donc sur le plan des matériaux équitables, le plan des matériaux durables, on en a parlé dans la présentation, c’est donc une quarantaine de matériaux différents dans 200 composants différents. C’est un travail qui va lentement mais sûrement et qui s’améliore matériau par matériau, composant par composant. En fait, les conversations dans l’équipe où j’étais à Fairphone, c’est tous les jours quel pourcentage de plastique est recyclé dans le téléphone ? Quel plastique on va utiliser pour la nouvelle coque du téléphone ? Est-ce que ce seront des plastiques recyclés de l’océan ou des bioplastiques ? Toute cette histoire pour améliorer tous les matériaux, durables et recyclables, des composants et ensuite intégrer de plus en plus de matériaux équitables. Fairphone a commencé avec l’or au tout début ; maintenant il y a aussi le tungstène, le lithium, il me semble, de plus en plus durables. Ce sont des choses qui vont progressivement mais qui ne s’arrêtent jamais, en fait, et que Fairphone continue à faire.

Agnès Crépet : On dit toujours, on ne se cache jamais et je le dis, je crois, dans l’interview, qu’on n’est pas parfaits sur tous les domaines, par contre on est transparents sur là où on en est. Et vraiment pour arriver à faire un téléphone qui soit vraiment éco-conçu jusqu’au bout et complètement fair on n’y est pas encore. Tout ça doit s’améliorer. Ce qui est intéressant c’est qu’on soit toujours dans cette démarche-là, qu’on communique là-dessus, qu’on montre que c’est possible et qu’on influence d’autres partenaires, qu’on ne soit pas les seuls dans la boucle.

Karl Pineau : Complètement. En tout cas merci beaucoup d’être venues partager ces réflexions et ces avancées avec nous. C’était vraiment une super keynote d’introduction. On a tous vraiment kiffé de vous écouter, de vous sous-titrer, etc., ces derniers jours.

Agnès Crépet : Merci.

Alix Dodu : Merci.

Karl Pineau : On vous remercie infiniment d’être venues.

Agnès Crépet : Merci pour l’invitation, c’est nous qui vous disons merci.

Karl Pineau : On se retrouve avec tous les autres participants d’ici peut-être cinq-dix minutes. On a pris un peu de retard, peut-être dix minutes, pour une conférence qui sera animée par Dominique qui va accueillir Yaprak Hamarat qui va venir nous parler du choix des formes comme levier de l’engagement écologique. C’est une conférence qui est super intéressante, qui amène plein de nouvelles perspectives, plein de nouveaux regards justement sur ces pratiques d’engagement écologique avec des choses qui ne sont pas forcément innées quand on les regarde, donc on a hâte de partager ça avec vous. On se retrouve dans dix minutes.