L'approbation d'une ministre pour migrer vers le logiciel libre serait un secret de la défense nationale ?

Le 17 février 2020, nous avons reçu la réponse de la Direction générale du numérique (DGNUM) du ministère des Armées suite à notre demande de communication de plusieurs documents. Réponse positive pour trois documents, refus pour deux autres. Refus qui semblent caractéristiques du niveau d'adhérence du ministère aux produits Microsoft et illustrent, malgré des propos par ailleurs encourageants, la nécessité d'engager sans plus attendre une migration effective vers le logiciel libre.

Depuis plusieurs années, et plus particulièrement depuis qu'elle a appris son premier renouvellement en 2013, l'April s'est mobilisée pour que lumière soit faite sur les conditions de conclusion de l'accord Open Bar Microsoft/Défense et sur les différentes décisions prises depuis. Un des outils juridiques à la disposition de l'April : le droit d'accès aux documents administratifs qui permet à quiconque de demander communication d'un document administratif à une administration 1, dans les limites de quelques exceptions, que le ministère des Armées ne s'est d'ailleurs pas privé d'utiliser, comme le secret des affaires ou la sécurité nationale.

C'est dans ce cadre que l'April avait fait plusieurs demandes de communication auprès de la DGNUM portant sur :

  • une lettre de 2005 dans laquelle Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Défense, aurait approuvé les conclusions d'un rapport recommandant la migration du ministère vers le logiciel libre. Refusée ;
  • une « feuille de route » de 2018 du ministère, censée préciser les conditions d'une migration vers davantage de logiciels libres. Refusée ;
  • les comptes rendus des 6e, 7e et 8e session de la commission ministérielle techniques des systèmes d'information et de communication (CMTSIC) qui se sont tenues entre 2006 et 2009 si on s'en réfère aux documents à notre disposition.

La DGNUM a répondu favorablement à notre demande portant sur les comptes rendus de la CMTSIC dont l'objet était, en somme, la rationalisation de l'informatique au sein des différentes branches du ministère de la Défense. L'April avait déjà obtenu communication d'autres comptes rendus de ces sessions qui ne sont pas dénués d'intérêt. Les questions de la dépendance à Microsoft et des logiciels libres y sont parfois abordées, mais elles n'adressent pas les zones d'ombre relatives aux prises de décision que dénonce l'April depuis plusieurs années.

Ce qui est plus intéressant et qui s'avère particulièrement révélateur, ce sont les motivations pour refuser la communication des deux autres documents. Leur communication nuirait-elle à la défense nationale ou aux intérêts français ?

La ministre aurait approuvé un rapport préconisant la migration vers le logiciel libre ? Confidentiel Défense !

En réponse à la demande b), le ministère des Armées vous informe que la lettre n°12887 du 26/09/2005 (et non 1288 - erreur de référence) du ministère de la Défense est un courrier classifié « Confidentiel Défense » et ne peut être diffusé sans porter atteinte aux secrets protégés par la loi.

En janvier 2018 nous apprenions grâce à Next INpact qu'en 2005 — soit deux ans avant le début des négociations pour l'Open Bar — la ministre de la Défense de l'époque, Madame Michèle Alliot-Marie aurait approuvé les conclusions d'un rapport recommandant la migration vers le logiciel libre. Nous avions demandé communication du rapport comme de cette lettre et l'administration nous avait répondu qu'elle n'était pas parvenue à les retrouver. Nous apprenons aujourd'hui qu'il y avait une erreur de nommage en ce qui concerne la lettre de la ministre, mais que celle-ci demeurait non-communicable car, selon la DGNUM, elle serait classifiée « Confidentiel Défense ». L'article R2311-3 du code la défense précisant : « le niveau Confidentiel-Défense est réservé aux informations et supports dont la divulgation est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d'un secret de la défense nationale classifié au niveau Très Secret-Défense ou Secret-Défense. »

En d'autres termes : communiquer un document ministériel dont l'objet serait de valider les conclusions d'un rapport préconisant une migration vers le logiciel libre pourrait porter atteinte à la défense nationale ? Et les raisons de cette restriction d'accès seraient encore d'actualité quinze ans plus tard ?

Une feuille de route pour migrer vers le logiciel libre ? Avançons masqués

Dans la même veine, nous apprenons que la feuille de route devant préciser les possibilités de migration vers le logiciel libre au sein du ministère ne pouvait être communiquée « pour protéger les intérêts français et le secret industriel et commercial ».

En réponse à la demande a), le ministère des Armées vous informe qu'il s'est effectivement progressivement engagé dans une dynamique de moindre dépendance aux grands éditeurs en proposant une stratégie d'ouverture vers le libre. Cette stratégie est décrite dans un courrier de fin 2018, évoqué dans la réponse à la question écrite de madame Garriaud-Maylam. Ce courrier porte la mention de protection « diffusion restreinte — spécial France ». Bien qu'il ne s'agisse pas d'une mention de classification pour protéger les intérêts français et le secret de la Défense nationale, cette restriction a été apposée pour protéger les intérêts français et le secret industriel et commercial car il comporte les éléments de stratégie sur les négociations en cours.

En 2017, dans une réponse à une question écrite de la sénatrice Joëlle Garriaud Maylam sur le deuxième renouvellement du contrat Open Bar le ministère précisait entre autre qu' « une feuille de route pour le ministère des Armées, indiquant à la fois le calendrier et les applications pour lesquelles il serait pertinent de passer au logiciel libre, sera établie courant 2018. » Constatant l'absence de communication autour d'une telle feuille de route, l'April en a demandé communication le 25 octobre 2019. Parallèlement au refus de la commission d'accès au document administratif, que nous avions saisi entre temps, a émis un avis favorable à notre demande le 12 mars 2020, sous réserve de l'« occultation, le cas échéant, des mentions qui seraient de nature à porter atteinte au secret des affaires ». Une réserve qui apparaît donc appliquée sans retenue par le ministère.

Dans sa réponse le ministère confirme donc qu'il « s'est effectivement progressivement engagé dans une dynamique de moindre dépendance aux grands éditeurs en proposant une stratégie d'ouverture vers le libre », mais refuse toute communication, y compris d'un document partiellement offusqué, pour « pour protéger les intérêts français et le secret industriel et commercial car il comporte les éléments de stratégie sur les négociations en cours ».

Pour le reste, la DGNUM nous renvoie aux « éléments d'ouverture [qui] ont été diffusés dans la réponse [du 09/01/2020] à la question écrite n°12547 du 10/10/2019 de madame Christine Prunaud. » L'April notait effectivement un changement de ton en faveur du logiciel libre, la réponse pouvant laisser entendre que des postes de travail entièrement libres pourraient être mis en place au sein du ministère. À l'instar de la reconnaissance du « rôle des communautés » dans la nouvelle directive logicielle du ministère, il s'agit bien sûr d'un signe positif. Mais les années d'une culture d'opacité, encore à l’œuvre ici, et les renouvellements discrets des accords Open Bar successifs, illustre la réalité du niveau d'adhérence et de dépendance du ministère aux « grands éditeurs » comme Microsoft.

De même, si l'information que le ministère « s'engage dans une dynamique de moindre dépendance » est encourageante, lutter contre une dépendance décennale, au moins, ne pourra se faire sans adresser un enjeu fondamental de souveraineté et de démocratie : la confiance. Confiance qui commence par des gages de transparence, une volonté claire de faire un état des lieux des décisions passées et qui doit se traduire par un engagement pour une priorité effective aux formats ouverts et aux logiciels libres en s'appuyant sur les communautés qui les font vivre.