Déclaration de Strasbourg : les États membres affirment leur intention de promouvoir le logiciel libre dans leurs administrations respectives

Jeudi 17 mars 2022 les ministres en charge de la fonction publique des 27 États membres ont signé une déclaration commune « sur les valeurs et défis communs aux administrations publiques européennes ». Construite autour de trois axes de travail, la déclaration annonce l'intention des ministres chargés de la fonction publique « de promouvoir les logiciels open source au sein des administrations publiques ainsi que leur partage ». Un texte qui inscrit le logiciel libre comme vecteur de mutualisation et de souveraineté et qui reconnaît l'enjeu d'une plus juste « redistribution de la valeur créée ».

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Dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne (du 1er janvier au 30 juin 2022), les ministres des 27 États membres chargés de la fonction publique ont signé une déclaration commune « sur les valeurs et défis communs aux administrations publiques européennes ». Cette déclaration est de portée générale et ne vise pas spécifiquement les enjeux numériques.Trois axes de travail sont détaillés. L'axe portant sur « des services publics numériques de qualité, inclusifs qui respectent les valeurs européennes » inscrit spécifiquement le logiciel libre comme une valeur commune à promouvoir.

Ce document est une déclaration d'intention politique. Il ne pose donc aucun cadre contraignant ni détail opérationnel, ce n'est pas son but. Il n'en est pas moins utile dans sa forme comme objet politique et demeure globalement bienvenu sur le fond par les constats qu'il pose. Il est en effet loin d'être anodin que l'ensemble des États membres signe une position commune sur la place du logiciel libre au sein de leurs administrations. La France en particulier, dans le cadre d'une présidence française, est symboliquement encore davantage engagée par sa signature. C'est sous ce prisme qu'il convient d'appréhender cette déclaration, sans en exagérer les attentes quant à ses traductions dans l'ordre juridique et politique français et sans minimiser sa portée.

Les ministres chargés de l’administration, la transformation et la fonction publiques, avec le soutien de la Commission européenne, déclarent leur intention : […] De promouvoir les logiciels open source au sein des administrations publiques ainsi que leur partage, en :

  • Reconnaissant le rôle majeur joué par les solutions open source sécurisées dans la transformation des administrations publiques, qui permettent de mutualiser les investissements entre de multiples organisations, offrent une transparence et une interopérabilité par défaut et garantissent une maîtrise sur les technologies utilisées ainsi qu’une plus grande indépendance technologique ;
  • tirant parti des solutions open source pour renforcer la collaboration entre les administrations publiques, en favorisant le partage de telles solutions créées ou utilisées par les administrations au sein de l’Union européenne ;
  • promouvant une redistribution équitable de la valeur créée par les solutions libres, notamment pour ceux qui produisent et partagent du code source ouvert.

Le logiciel libre, reconnu comme vecteur de mutualisation et de souveraineté

Avec cette déclaration, les États membres semblent placer l'enjeu d'un plus grand engagement vers le logiciel libre sur un meilleur partage des investissements et des connaissances logiciels : « mutualisation des investissements », « renforcer la collaboration entre les administrations ». Si l'on peut regretter que l'idée de contribution au logiciel libre – en tant que commun informationnel – ne soit pas explicitement affirmée, la construction d'une position autour des notions de partage et de mutualisation entre les administrations, plutôt que de la seule utilisation, est une chose à saluer.

Dans la continuité de cette logique, la déclaration évoque une notion essentielle, et pourtant jusque-là majoritairement absente du discours politique : la « redistribution équitable de la valeur créée ». Cette mention aurait sans doute gagné à être explicitée, cependant on peut y lire une prise en compte bienvenue de certaines réalités économiques du logiciel libre. Les logiciels libres ont souvent beaucoup de valeur – économique et d'usage –, pour beaucoup de monde, mais ce ne sont pas toujours les personnes qui produisent cette valeur qui en tirent le plus grand bénéfice. Si répondre à cet enjeu nécessitera une approche systémique profonde, il est notable qu'il ait été identifié comme un enjeu politique dont les pouvoirs publics doivent se saisir. Et cela pose entre les lignes la question de la contribution aux logiciels libres par les administrations, soit directement en produisant du code, soit en s'appuyant sur le levier de la commande publique.

En introduction, la déclaration inscrit son ambition dans le contexte de l'enjeu de « souveraineté industrielle et numérique », et elle soulignera à plusieurs reprises l'importance de renforcer l'interopérabilité des outils numériques au niveau européen. Il est donc particulièrement intéressant qu'elle souligne que les logiciels libres « offrent une transparence et une interopérabilité par défaut et garantissent une maîtrise sur les technologies utilisées ainsi qu’une plus grande indépendance technologique ». De là à dire que le logiciel libre doit devenir la règle…

Une ambition politique à davantage affirmer ; de l'importance du choix des mots

Les administrations publiques ne peuvent plus se contenter de « promouvoir » le logiciel libre. Elles doivent s'engager plus résolument pour le libre. C'est une question d'intérêt général et sans cela il ne sera pas possible de renverser des rapports de force encore largement favorables aux grandes multinationales de l'informatique privatrice. La puissance publique doit « donner priorité » ou « systématiser » le recours aux logiciels libres, l'affirmer est une condition qui lui permettra de s'en donner les moyens, d'autant plus s'il s'agit d'enjeux déterminants comme ceux mis en avant dans la déclaration, à savoir la souveraineté et la mutualisation (donc de substantielles économies d'échelle).

Il est regrettable que le document utilise les expressions « open source » ou « code source ouvert » plutôt que logiciel libre ; cela réduit une partie de la portée politique de la prise de position. Dans une déclaration politique le choix des mots est déterminant : ce qu'ils portent comme charge symbolique, comment ils sont perçus et compris auprès des différents profils des personnes qui reçoivent le message – les personnes familières des distinctions sémantiques, celles qui ne le sont pas – à quels imaginaires politiques ils renvoient, etc. Tout cela joue. Ainsi, utiliser une formule anglo-saxonne plutôt que française, évoquer l'ouverture (du code) plutôt que la liberté (des utilisateurs et utilisatrices), tout cela est significatif car s'inscrivant dans des imaginaires politiques, qu'ils participent à leur tour à construire, ou non.

L'April accueille positivement la signature de cette déclaration commune, particulièrement la mise en avant de la notion de partage et l'inscription comme ambition politique d'une plus juste « redistribution de la valeur créée ». Elle sera vigilante dans les mois à venir sur sa traduction en politique publique effective ainsi que sur les arbitrages opérationnels à venir au sein des administrations.