Révolution numérique, quel avenir pour l'emploi et le travail

Véronique Bonnet

Titre : Révolution numérique, quel avenir pour l'emploi et le travail
Intervenante : Véronique Bonnet, grand témoin
Lieu : Soirée débat - PCF Paris
Date : Mars 2017
Durée : 10 min 48
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Licence de la transcription : Verbatim
NB : Transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des intervenants et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Transcription

Bonsoir.

Aux États-Unis, en 1983, il se passe une chose très bizarre. Vous avez Richard Stallman qui est un programmeur et mathématicien, au MIT, qui s’aperçoit qu’il ne peut pas dépanner son imprimante Xerox tout simplement parce que le code source est verrouillé et que quelqu’un qui voudrait voir ce qui se passe, pourquoi il y a dysfonctionnement, ne peut pas. L’utilisateur est empêché de faire usage de son outil.

La loi de Stallman1 énonce une hypothèse concernant ce verrouillage-là, ces nuisances-là, et dit : « Tant que les grandes entreprises domineront la société et écriront les lois, chaque avancée ou chaque changement de la technologie sera pour elles une bonne occasion d’imposer des restrictions ou des nuisances supplémentaires à ses utilisateurs. » Cette loi fait l’hypothèse que l’informatique privatrice fait de ses utilisateurs des moyens, alors des moyens pour les rançonner, pour leur imposer des mises à jour qui, à chaque fois, sont de plus en plus onéreuses, pour entraver les fonctions qui sont possibles, pour empêcher que les logiciels puissent être étudiés, puissent être améliorés, redistribués.

Et donc à cette fin, nous sommes en 1983, Richard Stallman lance ce qu’on appelle le projet GNU, qui est plus connu sous le nom de GNU/Linux puisqu’un noyau Linux a été articulé à ses réalisations. Et, dans ce projet GNU, il va s’agir de rendre possible, alors aussi bien pour les loisirs, aussi bien pour le travail, des formes qui soient autonomes dans l’usage de l’informatique et qui permettent ce qu’on appelle les quatre libertés :

  • la liberté d’exécuter, c’est la moindre des choses ; utiliser ;
  • la liberté d’étudier ; qu’il n’y ait pas de verrous logiciels, qui empêchent d’étudier comment les codes sont écrits, pour accéder à eux ;
  • La liberté d’améliorer, ne serait-ce que réparer ;
  • la liberté de distribuer des copies modifiées.

Et assez souvent, Richard Stallman fait le lien entre ces quatre libertés et la triade de notre République Liberté, égalité, fraternité :

  • liberté, puisqu'il ne s’agit plus de faire de l’utilisateur quelqu’un qui ait les mains liées ;
  • égalité, puisqu’il n’y a pas de raison de priver celui qui n’est pas informaticien de la possibilité de la vigilance d’une communauté qui va veiller au grain, qui va voir s’il n’y a pas dans le code source des formes qui seraient privatrices, des formes qui feraient, par exemple, des traçages, qui enverraient des cookies, qui imposeraient des menottes numériques ;
  • fraternité, puisque cette possibilité, de distribuer des copies modifiées à qui peut en faire usage dans ses loisirs et dans son travail, est une forme de coopération qui est inventive, qui est créative et qui permet des rapports sociaux qui sont des rapports symétriques et non plus dissymétriques, hiérarchisés et qui essaient de faire de la technologie une forme de pouvoir insidieux, une forme de soft power, pour reprendre le terme de Foucault ; ou encore, pour le dire à la manière de La Boétie, une forme de servitude volontaire qui serait empoisonnée, qui serait sucrée, puisque la plupart des utilisateurs de l’informatique ne savent pas qu’il y a une forme de traçage, une forme de relevé de données qui sont monnayables, qui vont permettre à des statisticiens de faire des utilisateurs des cibles.

Je m’exprime là au nom de l’April2 puisque, dans la sphère francophone, fin 1996 – nous avons fêté les 20 ans de l’April – il y a de la part d’anciens étudiants de Saint-Denis, dont Frédéric Couchet qui est notre actuel délégué général, la constitution d’une association francophone pour promouvoir et défendre l’informatique libre, c’est-à-dire sensibiliser aux formats ouverts, interopérables.

Alors on appelle formats ouverts des formes qui permettent d’accéder à des codes sources, de voir s’il n’y a pas dans des codes sources des dispositifs qui font des utilisateurs ceux qui ne savent pas exactement ce qui se passe dans leur outil, puisqu’il peut tout à fait y avoir des fonctionnalités malveillantes : il peut y avoir ce qu’on appelle des malwares, des formes de logiciels qui, par exemple, vont enregistrer ce qu’on souhaiterait garder pour soi, qui vont dessiner ce qu’on appelle un sociographe, c’est-à-dire savoir qui écrit à qui pendant combien de temps, fréquemment.

Et donc il y a dans ce projet de l’informatique libre, aussi bien dans le projet GNU que dans l’écho que manifeste l’April, une vigilance qui essaie de faire en sorte qu’aussi bien en amont, dans l’éducation, les futurs travailleurs, ceux qui auront à mener dans leurs choix professionnels aussi bien des initiatives, aussi bien des formes inventives, créatives ; faire en sorte que les élèves qui sont ces futurs travailleurs-là, ces futurs citoyens-là, ne soient pas mis devant le fait accompli d’une informatique qui impose par exemple à leurs parents qui veulent connaître leurs notes, d’avoir tel logiciel qui est à la fois onéreux, qui nécessite des mises à jour, qu’il n’y ait pas de rupture d’égalité.

Et surtout que celui qui s’apprend, qui apprend à coder, qui append à faire usage des logiciels, ne soit pas dans la borne de ce qu’on appelle aussi bien les verrous logiciels, qui sont des verrous existentiels, que dans des formes qui le dispensent de décider ce qu’il fait. Parce qu’il y a effectivement des programmes de l’informatique privatrice qui sont choisis pour qu’on ne puisse effectuer avec eux que des activités parfaitement balisées, parfaitement mécaniques et, éventuellement, parfaitement enregistrées, puisque l’utilisateur est aussi un produit.

Lorsque certains GAFAM, alors il s’agit de grandes entreprises qui essaient de récolter le maximum d’éléments sur les individus, les grandes entreprises dont parlait la loi de Stallman vont essayer de faire en sorte que l’informatique ne soit pas un mode d’épanouissement, mais éventuellement une autre régulation sociale, celle de la gouvernementalité technologique qui, d’une façon insidieuse, fait que nos manières aussi bien de nous déplacer sur le Web, nos manières de faire des brouillons pour construire des textes, gardent une certaine place, sans que le droit à l’oubli, sans que le droit à la libre disposition des données, soit nécessairement prévu.

C’est pourquoi il me semble que dans son combat l’April essaie de sensibiliser le plus qu’il est possible à ces privations qui, parfois, ne sont même pas soupçonnées par les utilisateurs des logiciels non libres. Il s’agit d’éviter la vente liée : maintenant, quand vous achetez un ordinateur, vous avez une distribution qui est imposée, ça s’appelle une vente forcée. Il y a des verrous qui empêchent d’accéder au code. Autrement dit, l’April fait sien ce programme de permettre à celui qui utilise, d’exécuter, étudier, améliorer, distribuer.

Pour finir cette intervention toujours avec un texte de Richard Stallman, il note que la vie sans liberté est une oppression et que ceci concerne aussi bien l’informatique que les autres domaines de la vie. Or, comme dans la révolution numérique les autres domaines de la vie passent d’une façon de plus en plus privilégiée par l’informatique, il est important que l’autonomie, qui est le mode de manifestation humaine le plus excellent, puisse être encadrée par des demandes faites aux politiques de privilégier l’informatique libre.