Interview de Nathalie Kosciusko-Morizet par CIO-Online (6 mars 2009)

Bertrand Lemaire de CIO-Online a réalisé une interview vidéo de Nathalie Kosciusko-Morizet (devenue secrétaire d'Etat chargée de la prospective et du développement de l'économie numérique depuis janvier 2009).

Image de Nathalie Kosciusko-Morizet

Dans cette interview vidéo la ministre évoque notamment le plan France Numérique 2012, le RGI (Référentiel Général d'Interopérabilité) et l'Hadopi.

Voici une transcription de l'interview (transcription réalisée et publiée avec l'accord de CIO-Online).

Bertrand Lemaire : Madame le ministre, bonjour.

Nathalie Kosciusko-Morizet : Bonjour.

Bertrand Lemaire : Vous avez été récemment nommée Secrétaire d'État notamment à l'Économie Numérique. Est-ce que ce titre d' « économie numérique » n'est pas un peu réducteur, est-ce qu'il n'aurait pas fallu plutôt quelque chose autour de la « société numérique » ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Pour moi, l'association entre mes deux casquettes, la casquette prospective et la casquette économie numérique, conduisent à la société numérique. Et le fait est qu'une part de mon activité relève tout autant de la société numérique que de l'économie numérique. C'est à dire que quand on parle de services, on est dans l'« économie numérique » ; quand on parle d'usages, on est dans la « société numérique ». Mais c'est vrai que j'ai une approche qui peut-être ressemble plus au mot « société numérique » qu'au mot « économie numérique », qui est un peu plus réducteur.

Bertrand Lemaire : Évidemment votre prédécesseur a beaucoup travaillé sur le plan France Numérique 2012. Où en êtes-vous, vous, à votre prise de fonction et quel est finalement votre sentiment vis-à-vis de ce plan qui est resté, pour l'instant, très théorique ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Je mettrai bientôt en ligne un tableau de suivi de la mise en oeuvre du plan. Actuellement, tout ce qu'on trouve sur Internet est assez paradoxalement ... un peu limité et un peu minimaliste et donc je suis en train d'essayer de reconstruire un site internet un peu portail, et je veux notamment mettre en ligne un tableau de suivi. Parce que, d'expérience, ce type de plan a du sens quand il permet de créer une dynamique dans la durée et un petit peu d'émulation autour de « bon alors là, on est à 30%, 40%, 50% ... ça y est, on en voit le bout ». J'ai d'ores et déjà assigné des objectifs aux différents membres de mon équipe. Mon objectif est bien la mise en oeuvre du plan France Numérique et éventuellement des prolongements dans telle ou telle direction. On a déjà une partie du travail réglementaire qui est mis en oeuvre. Ceci dit, il y a un certain nombre de choses qui sont non réglementaires et qui sont beaucoup d'interfaces inter-ministérielles, et c'est ce travail là qui est devant nous. J'ajoute qu'on est dans un contexte un petit peu particulier avec la crise et je considère qu'un des enjeux de ce ministère est aussi d'articuler le plan France Numérique 2012 et le plan de relance.

Bertrand Lemaire : Alors, précisément, vous avez présenté l'autre jour à nos confrères de La Tribune un plan de relance numérique. Est-ce que vous pouvez nous en dire un petit peu plus ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Non, on n'en est pas à présenter un plan de relance numérique : on travaille avec Patrick Devedjian sur un éventuel volet numérique du plan de relance. C'est pas très simple si vous voulez, parce que le plan de relance français, comme tous les plans de relance, est construit sur des investissement là en 2009 tout de suite pour créer des emplois en 2009. Les investissements dans le numérique sont éventuellement un petit plus étalés que ça, et ils créent de la compétitivité qui diffusent à travers l'économie, mais ils ne sont pas forcément très directement chiffrables en création d'emplois là tout de suite en 2009. Et puis il y a cette idée que le secteur est moins durement touché par la crise que des secteurs par exemple d'industrie lourde, et qu'il réclame de façon moins urgente de l'aide. C'est pour répondre à ces objections et faire des propositions concrètes qu'on travaille actuellement avec Patrick Devedjian. Ce qu'on essaye de faire, c'est un projet de volet global. C'est à dire actuellement dans le plan de relance, il y a 50 millions d'euros prévus pour l'équipement des classes numériques. Il faut prolonger ça dans le même esprit, c'est à dire être à la fois sur des infrastructures - en l'occurrence, c'est des infrastructures - mais en même temps tendre vers des usages.

Bertrand Lemaire : Précisément, j'allais vous poser la question autour des infrastructures puisque, s'il y a investissement et s'il y a nécessité de gros travaux, c'est bien là dedans : il y a de très grandes zones blanches en France, il y a de véritables problèmes autour par exemple de l'équipement des zones rurales, ce qui bloque par exemple le télétravail et l'installation en zone rurale des personnels à haut niveau. Est-ce qu'il y a quelque chose de prévu autour de ça ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Oui, mais pardon, c'est plus compliqué que ça. Çà n'a pas de sens de développer de l'infrastructure sans se poser la question des usages. C'est comme si on construisait des autoroutes sans essayer de développer une industrie automobile nationale. Il y a un moment où, si vous voulez, on développe l'autoroute pour les autres. Donc pour moi, il faut construire les choses en parallèle. Et sur la question du télétravail, le seul problème n'est pas celui de l'accès, il est aussi celui de l'acceptation par les partenaires sociaux, de la négociation avec les partenaires sociaux à l'intérieur de la boîte. Voilà.

Donc très précisément, très concrètement, dans l'économie numérique je considère qu'il y a 3 piliers, comme un triangle, composés des réseaux, de l'industrie, la compétitivité, l'innovation - comment est-ce qu'on transforme l'innovation en croissance - et les usages, les services. On a besoin d'avancer sur les trois, mais je ne crois pas qu'on tirera des trois en parlant que des réseaux. Pour la raison que je disais, parce qu'à un moment, ça n'a pas de sens de développer des autoroutes si les voitures sont construites ailleurs - en tout cas c'est moins porteur.

Moi, je veux porter le discours public d'abord sur les usages et sur les contenus tout en créant les outils pour libérer à la fois la transformation, l'innovation, la croissance et le développement des réseaux. Très concrètement, j'ai demandé à la Caisse des Dépôts et Consignations de travailler sur une des mesures qui étaient prévues dans la plan France Numérique 2012, qui était la possibilité pour les collectivités territoriales d'être investisseur minoritaire dans des projet de développement de la fibre optique. Actuellement, vous savez comment c'est, les collectivités territoriales peuvent soit tout prendre, soit rien prendre. Il y en a beaucoup qui se sont posées la question et qui finalement n'y sont pas allées. Il y a quelques collectivités territoriales, comme le département de la Manche dans lequel j'étais la semaine dernière, qui ont fait la démarche. Mais c'est vrai qu'elles sont allées du coup très loin, elles ont pris beaucoup de responsabilités. Alors ça marche pour ceux qui ont accepté de le faire, mais tout le monde n'a pas forcément vocation à aller aussi loin. Donc on essaye de développer un instrument qui permettrait à ces collectivités d'être en situation d'impulsion, éventuellement dans le cadre d'un volet numérique à l'État de participer aussi, et puis au gros de l'investissement de se faire par les partenaires privés parce que c'est quand même comme ça qu'il a vocation à être fait.

Mais tout ça aura de sens parce qu'on aura tiré sur le discours « services-usages ». Le discours « services-usages », c'est le télétravail - il y a une proposition de loi qui est sur le bureau de l'Assemblée Nationale qui est très intéressante, très équilibrée, avec toute une partie discussion avec les partenaires sociaux, amélioration de l'insertion du projet de télétravail dans la vie de l'entreprise et une autre partie incitation à l'équipement.

Bertrand Lemaire : Alors précisément, là avec le télétravail, on est dans la limite de l'exercice, puisque vous êtes à la tête d'un Secrétariat d'État, pas d'un Ministère plein, en quelque sorte. En quelle mesure le Secrétariat d'État peut-il être leader sur ce sujet, à côté par exemple du Ministère du Travail ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Mon Secrétariat d'État est effectivement un Secrétariat d'État, mais il est rattaché au Premier Ministre. Donc il est en position en quelque sorte inter-ministérielle. Et en fait, il a vocation à servir d'impulsion sur plein de projets qui sont par nature inter-ministériels. Donc moi, je passe mon temps à travailler avec les autres Ministères : sur les contenus, c'est naturellement beaucoup avec le Ministère de la Culture ; sur la e-administration, ça se fait forcément beaucoup plus avec Bercy, comme sur les questions de compétitivité et d'entreprises. On a aussi le problème de la sécurisation des transferts de données sur Internet ou, pour développer la e-administration, on a besoin de la signature et de l'authentification, et ça ça se fait avec le Ministère de l'Intérieur, avec éventuellement la carte nationale d'identité électronique. Donc par nature, en fait, la plupart de mes projets sont inter-ministériels, ce qui serait compliqué si c'était un Secrétariat d'État classique placé auprès d'un ministre, mais ce qui a du sens en fait dans la mesure où c'est un Secrétariat d'État placé auprès du Premier Ministre.

Bertrand Lemaire : Précisément, vous avez abordé un certains nombre de sujets justement en listant les ministres avec lesquels vous êtes amenée à travailler, et il y a évidemment, actualité oblige, le Ministère de la Culture avec la fameuse loi dite « HADOPI ». Quel est votre sentiment personnel vis-à-vis de cette loi ? Est-ce que c'est le bon moment de brider le développement de prestataires numériques ou de brider les usages, alors que précisément on veut les relancer par ailleurs ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Alors, là vous avez une présentation qui est un peu particulière. Il ne s'agit pas de brider les prestataires ou de brider les usages. Il s'agit d'avoir une démarche avant tout très pédagogique en direction des utilisateurs. Si la loi est construite d'une manière pédagogique par rapport à ce qu'il s'est fait dans des pays voisins, ça commence avec beaucoup d'alertes à l'attention de l'utilisateur en lui rappelant qu'il y a un droit de propriété et que sa pratique ne le respecte pas forcément. Le Secrétariat d'État n'est pas très fortement impliqué sur cette loi, parce qu'en fait la loi était écrite, était travaillée avant que j'arrive et c'est vrai qu'elle est beaucoup portée par le Ministère de la Culture. Moi, naturellement, je la soutiens et d'une certaine manière, je prépare aussi le coup d'après.

Pourquoi ? Parce que de toute façon il y aura un moment où on sortira de cette dialectique - téléchargement légal à 0,99EUR pièce sur les sites qu'on connaît ou téléchargement illégal - pour aller vers des nouveaux modèles économiques. Ce qui se développe beaucoup en ce moment, c'est l'abonnement. Il y a cette idée que le paiement à l'acte sur Internet n'est peut-être pas la formule d'avenir - il y a une forte demande d'abonnement. C'est vrai en général d'ailleurs dans la société, mais c'est particulièrement vrai sur Internet - l'idée du forfait, l'idée qu'on sait où s'arrête ce qu'on va avoir à payer est quelque chose qui est important dans une société dans laquelle le pouvoir d'achat pose des problèmes. Donc, pour moi, j'essaie plutôt de préparer le coup d'après et cette question qui traverse tous les pays du monde, parce que le téléchargement illégal il y a eu des réponses différentes suivant les pays, mais tous les pays du monde, toutes les économies du monde sont confrontées au même défi qui est « on a développé de manière absolument considérable les canaux de diffusion, et on a toujours les mêmes contenus, voire moins de contenus. Parce que la façon dont on a développé les canaux de diffusion, en fait, a conduit à court-circuiter des circuits de financement habituels de création des contenus. Concrètement, en fait, on fait de plus en plus de tuyaux de plus en plus gros, mais peut-être qu'un jour on n'aura rien à faire passer dedans.

Bertrand Lemaire : ... ce qui est quand même un problème.

Nathalie Kosciusko-Morizet : C'est un gros problème et c'est un problème sur lequel la France a un message particulier compte tenu de sa politique culturelle, qui est ancienne et qui est très originale, a un message particulier à porter et éventuellement des modèles à créer et à exporter. J'ai fait un voyage en Corée et au Japon. C'est une partie du voyage qui m'a beaucoup frappé : la discussion avec le patron de Samsung qui me disait « On est très bons sur tous les équipements, ce genre de trucs là, téléphones, téléviseurs, les machins. Simplement, on est inquiets parce qu'on pense qu'on est situés dans la position de la chaîne de valeur qui est en train de s'appauvrir et on pense que la valeur ajoutée est en train de migrer vers les usages et les services où on n'est pas. On pense qu'on a saturé le marché avec nos tous équipements - on continuera à produire des trucs avec des écrans ceci et des machins cela....

Bertrand Lemaire : .... mais rien à mettre dedans grosso modo ...

Nathalie Kosciusko-Morizet : .... Mais c'est à dire ... Surtout, ça va devenir progressivement comme un Bic : tout le monde en a, ça va devenir très commun donc on va perdre en valeur ajoutée là-dessus, et en revanche la valeur ajoutée va migrer vers les contenus et les usages sur lesquels on n'est pas ». Donc Samsung regardait par exemple de très près manifestement la politique de Nokia qui elle est en train d'évoluer vers les usages à travers son portail Ovi et il se posait la question d'opérer sa propre transformation; Et la bonne nouvelle pour nous, c'est que nous, on ne produit pas des téléphones et en même temps on est plutôt bons sur les contenus, sur l'usage. Donc on est plutôt d'avance positionnés là où tout le monde est en train de regarder et se dire que c'est là que ça va se passer. Hé bien profitons-en !

Bertrand Lemaire : Alors toujours dans cette évolution de la chaîne de valeur, l'un des grands sujets du moment et qui nous concernent nous directement c'est toute la e-administration, le développement de la e-administration, avec un sujet particulièrement polémique qui est celui du Référentiel Général d'Interopérabilité, qui est actuellement bloqué - visiblement par une action de lobbying de grandes sociétés américaines. Où est-ce que vous en êtes, vous en tant que Secrétaire d'État, sur ce sujet là ? Quelle est votre marge de manoeuvre ? Et est-ce qu'enfin l'État va prendre ses responsabilités et dire « Voilà les normes que l'on veut voir appliquer en terme d'interopérabilité et de normes de formats, etc, au sein des administrations » ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Oui, sauf que ça fait l'objet d'un travail actuellement d'expertise très poussée et je ne peux pas tellement vous en donner des détails là. Donc on se revoit dans quelques semaines pour en parler.

Bertrand Lemaire : Parce que le sujet était quasiment terminé il y a deux ans...

Nathalie Kosciusko-Morizet : Oui

Bertrand Lemaire : ...Sans une action de lobbying très intense d'un certain éditeur américain, le RGI serait sorti il y a deux ans.

Nathalie Kosciusko-Morizet : C'est ... voilà. C'est en cours d'arbitrage.

Bertrand Lemaire : Bon, d'accord.

Nathalie Kosciusko-Morizet : Donc on en reparle plus tard.

Bertrand Lemaire : On reviendra vous voir. Et donc également toujours sur les sujets un peu inter-ministériels comme cela - et là on est complètement dans le plan de relance aussi même si le secteur numérique n'est pas trop touché - la question des grands acteurs français, on a un certain nombre de PME, on a très peu grandes sociétés. Les quelques unes qui sont devenues vraiment grandes, comme Business Object, se sont faites racheter. Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose à faire pour qu'il y ait des véritables acteurs français dans le domaine du numérique ?

Nathalie Kosciusko-Morizet : Si, alors c'est pas particulier au numérique, mais c'est une vraie faiblesse qu'on a dans la création d'entreprises en France : on est bons au tout début de la chaîne. Là, en plus, le début de chaîne est particulièrement dynamique avec le lancement du package de mon collègue Hervé Novelli sur l'auto-entrepreneur - parce qu'on a beaucoup d'entrepreneurs qui sont des auto-entrepreneurs sur Internet puis qui après se lancent. Il y a la jeune entreprise innovante - je veux dire on a un début de chaîne qui est à la fois bien structuré du côté des propositions de l'Etat pour accompagner les jeunes entreprises et qui est très développé - dans l'industrie du logiciel par exemple, on a 2500 entreprises, la plupart sont des petites entreprises très dynamiques - et puis au moment de grossir, on a des difficultés. Il y a des limites qui ont été identifiées sur les marchés des capitaux. Il n'y a probablement pas que ça, et ça n'est pas particulier à l'industrie du numérique, c'est vraiment un problème du système français. Une des réponses, c'est le soutien aux PME, pour les conforter à ce moment de leur histoire où elles sont en train de grandir. Pour ça, il faut appliquer le plus vite possible et de manière très volontariste - et on y travaille avec mon collègue Luc Chatel et Hervé Novelli qui est sur le coup aussi - la disposition de la LME qui permet d'avoir 15% des marchés qui sont effectivement réservés aux PME. Donc ça c'est d'ores et déjà possible au niveau national. Après, de toute façon, il faut monter au niveau européen, et ça, ça passe par un lobbying qu'on fait à Bruxelles. Donc je vais demain voir la commissaire européenne en charge pour avoir un « Small Business Act » comme ont les Américains au niveau européen. Pourquoi ? Parce qu'on a besoin d'un marché de référence qui soit aussi considérable que celui des Américains, et en fait une des raisons pour lesquelles un certain nombre de boîtes de petite taille partent aux États-Unis, c'est pour le marché de référence. C'est pas tellement un problème de créativité - la créativité, on l'a chez nous - mais il y a un moment où le marché de référence est tout de suite vaste là-bas alors que chez nous, il est segmenté avec des règles différentes suivant les pays. Donc ça c'est quelque chose qu'on peut traiter au niveau européen, et je pense qu'on peut intéresser nos partenaires européens à ça.

Bertrand Lemaire : Je vous remercie beaucoup Madame le Ministre.

Nathalie Kosciusko-Morizet : Merci à vous

Bertrand Lemaire : A très bientôt

La transcription a été réalisée par Marc Chauvet. N'hésitez pas à nous signaler toute erreur de transcription.